L’enjeu de l’actuelle pandémie de Coronavirus n’est pas tant d’en venir à bout que d’éviter sa réitération ; mais il est pour cela nécessaire de comprendre comment on a pu en arriver là.
Un problème de fond connu : la promiscuité des espèces et le manque d’hygiène.
Les coronavirus sont zoonotiques, ce qui signifie qu’ils sont transmis entre les animaux et les humains. Qu’il s’agisse de la grippe aviaire ou du coronavirus, on sait que la pandémie a pour origine la promiscuité d’espèces qui ne se seraient jamais côtoyées dans la nature. Les animaux sauvages, morts ou vifs, sont en revanche d’autant plus communs sur les étals chinois que l’on s’éloigne des grandes villes. Une telle pratique est à l’origine d’un risque majeur : si des animaux de diverses espèces se trouvent en contact, le virus pourra migrer d’une espèce à l’autre jusqu’à celle susceptible de le transmettre à l’homme. Le Sras a émergé fin 2002 dans le sud de la Chine après avoir été transmis de la chauve-souris à l’homme par l’intermédiaire de la civette palmiste masquée, un mammifère sauvage vendu vivant pour sa viande sur les marchés de la Chine méridionale. Pour le coronavirus, on supputerait une transmission des chauves-souris au pangolin, qui l’aurait lui-même transmis à l’homme. La grippe aviaire frappa les humains ayant vécu durablement parmi des volailles qui mangeaient, dormaient et faisaient leurs déjections à l’intérieur de leurs habitations. Or la contamination par ces virus mutants est d’autant plus rapide et dangereuse que l’être humain se trouve alors exposé à des acteurs biologiques inconnus de ses défenses immunitaires. Vu le développement des voyages, c’est le monde qui, à terme, se trouve menacé.
Y a-t-il eu des pandémies semblables dans le passé ? Oui bien sûr, et l’extrême sud du pays, avec les provinces du Yunnan, du Guangxi et du Guangdong, eut longtemps l’effroyable réputation d’être le siège des zhang, les « miasmes » qui effrayaient ceux qui devaient s’y rendre et où le ministère des châtiments envoyait les fonctionnaires pris en faute. A la fin du dix-huitième siècle, la crainte des épidémies s’ajouta à celle des zhang. Les chroniques évoquent le yiwen, très contagieux, le sheng yangzi caractérisé pardes démangeaisons, le maoding et ses furoncles, le shouzu mamu buren avec son lot de pieds et de mains engourdis ainsi que le toumianhunkuang er zuore et ses fièvres. Ajoutons les crispations du mollet « zu zhuanjin », les vomissements de sang « tu hongxue » et les diarrhées « xieli » et l’on aura une idée des pandémies récidivantes ayant frappé la Chine méridionale. L’ouverture économique eut pour corollaire des déplacements de populations et les pandémies gagnèrent de nouvelles provinces. Les mandarins faisaient part à l’Empereur de leurs constatations, on pratiquait les exorcismes appropriés et l’on ne pouvait que déplorer le nombre incalculable de morts, « sizhe wusuan » pour reprendre l’expression traditionnelle. Rien n’égala pourtant la fameuse peste chinoise qui, au tournant du vingtième siècle, fit des millions de victimes dans le monde, dont la majorité se trouvaient en Inde. Nul Chinois ne peut sérieusement prétendre qu’il ignorait que certaines provinces présentaient des risques d’épidémies majeurs.
Ces risques existant dans le monde entier, les pays occidentaux se sont protégés depuis des décennies par des législations efficaces appliquées sans exception ni mollesse. Tout intéressé peut se pencher sur les dispositions de la législation française sur la fièvre aphteuse, une maladie frappant les bovins mais susceptible d’atteindre l’homme sous une forme bénigne. A la moindre déclaration de maladie, le troupeau entier sera abattu, les équipements sur place ou susceptibles d’avoir été en contact direct ou indirect avec les animaux seront désinfectés ou détruits. Dans un rayon de dix kilomètres tout déplacement d’animaux sera interdit jusqu’à la levée des mesures par la préfecture. L’exploitant sera entièrement indemnisé, de peur qu’il n’hésite à déclarer le sinistre et tout vétérinaire doit impérativement déclarer les faits. L’histoire de la législation sur les abattoirs est tout aussi instructive.
Comment expliquer la passivité des autorités chinoises à l’égard de certaines pratiques comme celles régnant sur les wet markets et les marchés aux animaux ?
Il n’existe en Chine aucune législation ni pratique comparables à celles de l’Occident, alors que le risque y est incomparablement plus élevé et une question brûle les lèvres : pourquoi, alors que tout était connu, le Parti Communiste Chinois n’a-t-il pas pris depuis longtemps les mesures qui s’imposaient ? Pourquoi a-t-il laissé ouverts des marchés aux animaux qui sont autant de bombes bactériologiques ? Pourquoi s’est-il acharné sur les lanceurs d’alerte ?
On ne gouverne pas un peuple contre ses habitudes et la Chine en apporte une nouvelle preuve : les agriculteurs chinois sont à peu près incapables de modifier leurs façons de faire et vouloir leur appliquer des mesures strictes constitue un risque politique. Quant aux consommateurs, ils se divisent en plusieurs groupes ; les gastronomes mangent tout ce qui a quatre pieds, sauf les tables, ainsi que toutes les innombrables curiosités culinaires locales ; ils n’hésiteront pas à payer une petite fortune pour un pangolin, dont l’espèce est au bord de l’extinction, et ils l’achèteront vivant pour éviter de payer une petite fortune pour un vulgaire lapin. Il s’agit là de pratiques invétérées, profondément ancrées dans les traditions ; c’est un moyen pour les personnes aisées de démontrer leurs richesses et les populations agricoles en tireront des compléments de revenus appréciables.
A l’autre extrême, il y a les mères de famille aisées et horrifiées, prêtes à payer n’importe quoi pour que leur petit empereur se nourrisse à l’occidentale. Entre les deux, il y a le marais qui, comme toujours, emporte la décision.
Le cursus honorum
Comme sous la Rome antique, tout ambitieux commence sa carrière dans une petite province éloignée et, s’il a réussi dans de petites choses, le parti magnanime lui accordera des responsabilités accrues. Il faudra pour cela que les statistiques soient conformes aux souhaits du Parti et que des gens importants ne se plaignent pas de lui ; il est également conscient d’être un fusible politique ; les inondations ou les épidémies intervenues durant sa magistrature seront retenues contre lui, car elles restent dans l’inconscient populaire la manifestation d’une désapprobation du ciel. Le pire serait toutefois que son mandat soit entaché par des manifestations de masse, nom donné à des réunions de plusieurs dizaines de milliers de personnes prêtes à tout parce que n’ayant plus rien à perdre. Elles sont aussi imprévisibles que la viralité sur les réseaux sociaux et peuvent se déclencher parce que l’abonnement de bus a augmenté de quelques yuans ou que des opérations d’expropriation ont été menées trop rondement ; mais la vérité est que beaucoup de paysans sont restés maoïstes ; le redoutable Bo Xilaï qui fut l’adversaire de Xi Jinping en 2012 en était même venu à la conclusion qu’un certain retour au maoïsme était inéluctable.
Quel Rastignac serait assez fou, dans ces conditions, pour prendre la décision de fermer des marchés aux animaux, d’autant que la sécurité alimentaire a toujours été le parent pauvre en Chine ? Autre question, les marchés d’animaux resteront-ils ouverts une fois la pandémie terminée ? Si des fermetures sont prononcées, seront-elles effectives ou de principe ? Nul saura, car la presse libre n’existe pas en Chine.
L’absence de presse libre met en jeu la crédibilité de la Chine.
Rien de similaire ne serait intervenu si une presse libre existait en Chine ; des articles de fond auraient été publiés, les Universités et les associations de chercheurs auraient fait remonter les risques sanitaires ainsi que les comportements à risques et les manquements observés ; les résultats auraient été déclinés en fonction des populations à atteindre. Les marchés aux animaux auraient été désignés à la vindicte publique, les contrevenants exposés au name and shame auraient été contraints à une confession publique et les responsables politiques trainés dans la boue auraient contraints d’intervenir.
L’occasion est unique pour les pays occidentaux d’imposer la levée de l’omerta chinoise, car preuve est faite que ce qui se passe en Chine a un impact non seulement dans le pays même, mais dans le monde entier. Ce qui vaut pour le domaine emblématique de la sécurité sanitaire vaut dans beaucoup d’autres domaines et c’est la crédibilité globale du pays qui est en jeu. Voici quelque temps que la Chine commence à se heurter à un plafond de verre et les dirigeants chinois feraient preuve d’une naïveté inhabituelle en pensant que leur pays pourrait couvrir le monde de ses produits sans que quiconque cherche à savoir comment et à quel prix les choses ont été faites. A quelque chose malheur est bon et la Chine doit savoir que si elle veut se maintenir à la position qu’elle mérite, il appartiendra au prochain empereur d’appliquer des mesures de transparence compatibles avec les exigences du monde global où nous vivons.
Jean-Pierre Fiquet, auteur de « Chine 2020, l’illusion d’une prospérité sans fin. »