Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Comme le rappelait récemment le sinologue Stéphane Corcuff, la diplomatie tonitruante de Pékin en matière d’« assistance » aux pays touchés par le Covid-19 est une application claire du stratagème « faire du bruit à l’est et frapper à l’ouest », issu du recueil datant de la Chine classique des 36 Stratagèmes. En ce sens, Taïwan, gros caillou dans la chaussure de la politique étrangère de Pékin, pourrait faire l’objet d’une affirmation militaire de la RPC, qui pourrait ainsi se débarrasser de l’un des « cinq poisons » (Taïwan, les Ouïghours, les Tibétains, le Falungong et les militants pro-démocratie) définis par le régime communiste.
Récurrence des incursions militaires chinoises à Taïwan
Depuis 1949, une règle tacite interdit aux avions militaires et civils des deux pays de franchir la ligne médiane du détroit de Taïwan. Le développement de la RPC et son ascension se sont accompagnés d’une affirmation de souveraineté tout autour de sa géographie, particulièrement maritime en mer de Chine de l’est et du sud. Si la mer de Chine méridionale constitue un véritable laboratoire stratégique de la Chine en Asie, l’île de Taïwan représente le dernier espace politique et stratégique à conquérir. Rappelons que Taïwan, depuis 1987 et l’abolition de la loi martiale, bénéficie d’un véritable régime démocratique, se distinguant pleinement de son voisin chinois.
Le 1er février, en pleine crise du Covid-19 en Asie orientale, un bombardier stratégique Xian H-6 (copie d’un appareil soviétique) et un nombre incertain d’autres appareils assurant son escorte ont effectué une nouvelle incursion dans l’espace aérien de Taïwan, en écho à celles de 2011 ou de mars 2019, où des chasseurs chinois avaient déjà procédé de la sorte. Une opération qui est venue s’ajouter à la liste des mouvements aériens (chasseur, bombardier stratégique et avion renifleur) et navals (porte-avions, frégates, etc) effectués par la RPC autour de l’île depuis deux décennies – manière pour Pékin de tester la puissance américaine, d’intimider Taïwan et d’éprouver ses propres capacités.
En réponse, les forces aériennes de Taïwan ont fait décoller plusieurs F16 pour intercepter les aéronefs chinois. Durant l’été 2019, Washington avait approuvé la vente de 66 nouveaux chasseurs F-16V Block 70 de Lockheed Martin à Taïwan. Conformément au Taïwan Relations Act, en vigueur depuis 1979 – et que Donald Trump tient plus que jamais à honorer – l’île bénéficie du matériel et du savoir-faire technologique américains, mais a perdu la supériorité stratégique face à Pékin. Les efforts de modernisation des armées chinoises depuis plus de trente ans, très polarisés sur la question de Taïwan, en attestent (nombre d’appareils, marine modernisée, système balistique, bulle de déni d’accès).
Le verrou stratégique de Taïwan
Dans la stratégie chinoise, l’île de Taïwan, encore plus que la mer de Chine méridionale, constitue un verrou stratégique pour une sortie discrète de ses sous-marins nucléaires. La configuration hydrographique des grandes profondeurs ouvrant sur l’océan Pacifique permettrait une dilution de ses sous-marins. La mer de Chine méridionale n’est pas assez profonde et trop « fermée » par des détroits surveillés et étroits. Ainsi, la prise de Taïwan assurerait à Pékin à la fois la crédibilité de sa dissuasion à la mer, mais aussi sa supériorité stratégique. Par conséquent, la « prise » par la force de l’île n’est pas exclue. Dans son discours de début d’année en 2019, Xi Jinping le rappelait. La militarisation accrue des approches maritimes et continentales de la Chine contraste brutalement avec les discours officiels, centrés sur la connectivité et le commerce international. La montée en puissance de la marine chinoise, en particulier de ses sous-marins, tend à modifier les équilibres stratégiques en Asie-Pacifique.
S’y ajoute un contexte crisogène entretenu par Pékin : velléités d’infiltrations chinoises dans le processus électoral taïwanais, escarmouches récurrentes entre gardes-côtes taïwanais et hors bords venant du continent, intimidations de l’Armée populaire de Libération (APL) contre le destroyer lance-missiles américain McCampbell naviguant dans les eaux territoriales des îles Paracels, le 10 mars, menaces enfin de la presse chinoise – Global Times – contre les autorités américaines dans la partie de bras de fer qui les oppose à Pékin au sujet de Huawei en brandissant le spectre d’une coupure de l’approvisionnement en matériel médical vers les États-Unis…
« Bastion de liberté dans l’Indo-Pacifique »
La situation de Hongkong depuis mai-juin 2019 a galvanisé l’électorat taïwanais qui s’est rassemblé en janvier dernier autour de la présidente sortante Tsai Ing-wen. Plus encore : les ingérences répétées de Pékin redonnent un souffle nouveau à l’île, malgré un isolement diplomatique accru. En vingt ans de diplomatie très offensive de la part de la RPC, partout dans le monde, le nombre d’États reconnaissant Taïwan est passé de plus d’une trentaine à quinze.
Le discours de la présidente réélue insiste sur la souveraineté et la démocratie de l’île, faisant de Taïwan un « bastion de liberté » dans l’Indo-Pacifique. L’élection du mois de janvier à Taïwan révèle aux Chinois et au reste du monde que le modèle « un pays, deux systèmes » proposé par Pékin ne séduit pas. Ce modèle a très largement montré ses limites dans la situation traversée par Hongkong, véritable repoussoir aux yeux d’une majorité de Taïwanais.
Le modèle taïwanais dans la gestion de la crise du Covid-19
Le 13 mars, le New York Times publiait un article intitulé : « Ils ont contenu le coronavirus. Voici comment ». L’analyse expliquait comment l’épidémie avait été contrôlée à Taïwan, Hongkong et Singapour, sans recourir aux mesures draconiennes chinoises de confinement généralisé : mise en œuvre, dès début janvier, de contrôles serrés aux frontières, y compris par des équipes montées à bord des avions venant de Wuhan ; fermeture des vols avec la Chine début février ; traçages détaillés des malades et de leurs contacts ; quarantaine stricte pour les malades et les contaminés.
Dans l’île, quatre mois après la détection des premiers cas en Chine, la rigueur préventive semble avoir porté ses fruits. En dépit de la forte densité de population (649 hab/km2, soit cinq fois plus qu’en France), au 26 mars, le bilan était de 252 cas cumulés de Covid-19, et de seulement 2 décès. Ce qui, rapporté à la population, classe l’île parmi les régions de la planète les moins touchées, grâce à une gestion exemplaire de la crise. Le 21 mars, dans Asialyst, Jean‑Yves Heurtebise proposait une analyse de la réaction taïwanaise à l’épidémie qu’il comparait à celle, très laxiste, de la France, calquée sur les recommandations de l’OMS et de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Constatant que ces deux organisations se sont initialement montrées trop rassurantes, il les accuse d’avoir sciemment réduit leur niveau d’alerte pour ne pas indisposer Pékin.
L’OMS et l’OACI : deux organisations sous influence ?
La vérité, écrit Heurtebise, est que les autorités sanitaires françaises « se sont mises au diapason de l’OMS et de l’OACI, dont l’impartialité est douteuse ». Le Directeur général de l’OMS Tedros A. Ghebreyesus, originaire d’Éthiopie, « porte d’entrée des Nouvelles routes de la soie chinoises en Afrique », assurait le 3 février, dix jours après le durcissement des mesures chinoises, que « les restrictions de vols étaient inutiles ». Huit jours plus tard, la Chinoise Fang Liu, directrice de l’OACI, recommandait d’assouplir les restrictions de vol alors que les compagnies américaines venaient de suspendre leurs vols vers la Chine. Avec le recul, nous savons d’ores et déjà que la Chine s’est notoirement opposée à ce que l’Organisation mondiale de la santé proclame une urgence de santé publique de portée internationale.
C’est dans le contexte de cette cécité à la fois collective et consentie que Taïwan a réussi à exfiltrer du continent, et plus particulièrement de la province du Hubei, foyer originel du Covid-19, plusieurs centaines de ses ressortissants – et ce, malgré les tensions et les suspicions réciproquement entretenues entre Pékin et Taipei. Le gouvernement taïwanais a pu s’appuyer sur son réseau d’industriels et d’hommes d’affaires, lesquels ont fait preuve d’une remarquable solidarité à l’égard de leurs concitoyens, dans des initiatives qui relèvent à la fois de la diplomatie informelle et d’une extraordinaire résilience.
Hub inter-régional et économique non moins important, Taïwan est toutefois exclue de l’OMS comme de l’OACI. Pourtant, Taïwan est un acteur majeur et incontournable de la santé mondiale, comme vient de le prouver sa gestion de la crise. Signe des temps : l’île et ses représentants n’ont pas été conviés à participer à la prochaine session annuelle de l’OMS, qui devrait se tenir du 17 au 21 mai prochain à Genève. Loin est cette année 2009 lorsque Taïwan y avait été sollicitée en tant qu’observateur. L’absence de Taïwan au sein de ces organisations mondiales n’invite-t-elle pas à reconsidérer leur mode de fonctionnement et, aussi, à envisager un rééquilibrage des choix européens et français en matière de politique étrangère ?
Pékin est en passe d’assumer un rôle hégémonique dans nombre d’organisations internationales. Parmi les grandes organisations dépendant de l’ONU, quatre (FAO, ONUDI, UIT, OACI) sur quinze ont à leur tête un directeur installé par la RPC.
Taïwan : l’angle mort des diplomaties française et européenne
La gouvernance autoritaire que la Chine érige en modèle pour endiguer l’épidémie n’est pas un exemple à suivre. Taïwan en apporte la preuve. Si la menace politique qui pesait initialement sur les dirigeants de la RPC – présentée par certains, à tort, comme un possible Tchernobyl chinois – se transforme pour le régime de Pékin en opportunité géopolitique, il n’en demeure pas moins que Taïwan, plus que jamais, se retrouve aux avant-postes de la ligne de front qui oppose désormais les démocraties aux régimes autoritaires.
Face au Léviathan chinois, la vigueur avec laquelle Taïwan défend son modèle politique intéresse et interroge le reste du monde. Son besoin de sécurité et d’indépendance est en accord avec l’humanisme défendu par les nations démocratiques. Cette crise nous le rappelle avec force. Elle nous invite à questionner nos choix et maintenir au sein même du système politique international une diversité de choix quant à ses représentants. Ceci demeure pour nous, démocraties, absolument vital.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.