La Gazette Covid 19 – 2 Le jour où l’or noir valut moins que rien

Pierre Brousse

Quelle journée ! après être passé de 6o à 40 puis à 20 puis à zéro, le soir du 20 avril 2020 le prix du baril de pétrole était  à moins 37 US dollars.

Réflexe pavlovien de celui qui n’appartient pas à un pays producteur : relax, on fume et on boit frais.

Il n’y a plus qu’à attendre de jouir sur le dos des nouveaux pauvres.

Les russes et les saoudiens ont réussi, bien mieux que prévu, à mettre les producteurs de gaz de schiste américains à genoux . Les deuxième et troisième pays producteurs ont atomisé le N°1.

Ces trois là représentent en régime de croisière un tiers de la production mondiale, disons  environ 33 millions de barils/jour.  Pour situer les choses ce volume total correspond à une réduction de 30 % de la consommation mondiale.

Quand on connait la forte intensité capitalistique et les contraintes techniques de la chaîne de production que représente le pompage du pétrole, on mesure l’équation catastophique qui en résulte.

Chaque puits doit, comme un haut fourneau, marcher en continu . Il faut pouvoir expédier et stocker des flux permanents et importants.

Chaque arrêt et redémmarrage est très couteux et requiert des investissements nouveaux.

On comprend bien la tension sur le producteur. Particulièrement lorsque, comme les américains, on exploite par un procédé cher , la fracturation hydraulique.

En cas d’effondrement des prix, il faut arrêter de produire tout de suite et juguler l’hémorragie des pertes.

Il faut le faire sans savoir si on aura les moyens de redémarrer un jour et quand.

Le pétrolier américain sait qu’il est bien moins compétitif que ses concurrents des autres pays en coût d’extraction : de 40/45U$ aux USA pour 5 à 35U$ ailleurs. En dessous, il vaut mieux vite mettre la clef sous la porte, prendre ses pertes, et se reconvertir dans l’agriculture bio dans le Vermont, l’Oregon ou le Washington, tout en laissant un désastre social et financier derrière soi, au Texas ou dans les Rocheuses

Depuis une semaine, on assiste à une avalanche de faillites de sociétés pétrolières américaines ; e.g .  Whiting Shale – une « major »-.

L’effet domino qui suit voit passer le mistigri de leurs énormes dettes au système bancaire.

En quelques jours l’ordre de grandeur de dettes en défaut a grimpé autour de 50 milliards de dollars,  et l’ascension continue. Des dizaines de milliers d’emplois sont perdus pour un bon moment ; beaucoup de ces employés au chômage ne bénéficient d’aucune protection sociale ; certains ont déjà commencé à faire la queue dans les banques alimentaires ; ils sont en général sans assurance maladie et ne savent pas s’ils pourront payer longtemps leur loyer.

Les Etats Unis auront du mal à pardonner aux Russes et aussi aux Saoudiens  le désastre industriel et social qui commence à se cristalliser.

La consommation mondiale est en baisse de plus d’un tiers, la  récupération en volume s’annonce très lente, comme la remontée de l’espoir.

Depuis le début de l’effondrement du prix du baril on est revenu à un prix positif  mais seulement, dans la zone des 15 à 30 dollars.

D’après les experts ce niveau se maintiendra jusqu’à la fin de l’année.

C’est moins mal, mais insuffisant à long et court terme  pour les deux autres protagonistes principaux.

Les économies de ces deux là sont très dépendantes du pétrole. C’est pourquoi ils s’étaient mis d’accord, sous la pression américaine au début de la pandémie, sur une réduction de production de l’ordre de 25% chacun, destinée à faire monter le prix.

Cet accord pas encore appliqué a été submergé par la baisse de la consommation.

Le budget de la Fédération de Russie a été recalculé sur la base d’une baisse de recettes de 150 milliards d’€uros (prix à 40 U$ le baril) et une forte contraction de l’activité de l’ordre de 5 à 6% du PIB, sans compter l’ impact sur le rouble. Malgré ces perspectives noires cette prévision paraît très optimiste. A ce rythme,  la Russie imagine perdre d’ici  trois ans la totalité de ses réserves de change sans compter les mesures de secours et de soutien à l’économie que l’épidémie va requérir.

La popularité de Vladimir Vladimirovitch pourrait en pâtir.

L’Arabie Saoudite, au fond beaucoup plus fragile économiquement, adopte une posture agressive. Elle utilise déjà son fonds souverain pour acheter en bourse des actions décotées de sociétés de tout poil et plume, y compris pétrolières. Dépourvue de dette elle considère que ses réserves d’un demi trillion de dollars devraient lui permettre d’éviter tout impact sur son niveau de vie dans les deux prochaines années .

Bon courage MBS !

Ah le rapport Bio / pétrole ! Pour l’anecdote, il montre ses attraits et son importance politique au Canada. L’Etat fédéral vient au secours des producteurs de sables bitumineux, sous réserve du nettoyage des sites de production à l’arrêt pour les débarasser de leurs émissions de méthane et autres pollutions collatérales.

La solidarité du pays pour redémarrer des productions particulièrement impactantes sur l’environnement sera mesurée au trébuchet de l’écologie ; même la Russie et l’Arabie n’y échapperont pas.

Cette catastrophe pétrolière est un bon concentré des effets collatéraux de la pandémie et du confinement; comme le disait un grand homme,« les emmerdements volent en escadrille ».

Il est normal que la mise à l’arrêt de la moitié de l’humanité, probablement la plus productive, écrabouille le marché de l’énergie qui est à la source de toute richesse.

Les pertes d’activité de la part des grands pays développés oscillent entre 35 et 40% et, si on revient à la comparaison du haut fourneau, le redémarrage sera lent et coûteux, la récupération prendra plusieurs années.

L’ excellente réponse immédiate, la seule, confinement et monnaie de singe, montre néanmoins ses limites.

Faute de capacité de soins, on a choisi d’éviter une avalanche de morts par le confinement. Mais il va bientôt falloir choisir entre la mort par le Covid 19 ou la mort par la famine.

C’est la raison pour laquelle le déconfinement est nécéssaire. Techniquement il est  très acrobatique. Sans vaccin, sans traitement, le déconfinement se traduira par une envolée de la contamination à un rythme qu’il faudra savoir maîtriser, en pratique et culturellement.

Le propos ici n’est pas de proposer ou suggérer une méthode et une praxis de déconfinement mais d’essayer de mesurer obstacles, questions et perspectives que cela nous ouvrira.

En cette fin avril 2020, le plus difficile est certainement devant nous

Chiffres contre chiffres, morts contre morts en conservant un bénéfice calculé, bien pesé du confinement, il faut remettre la moitié de l’humanité au travail.

Ceci rencontre plusieurs catégories d’obstacles.

D’abord les réactions de la part de ceux qui ne font pas de lien entre le produit de leur travail et leur rémunération.

La valeur de leur travail leur échappe. Les appels à la grève de certains d’entre eux démontrent de manière stupéfiante cette perception. En France ils disent : « Même confinés, manifestons toutes et tous le 1er mai avec des pancartes, banderoles ou en envahissant les réseaux sociaux, et donnons à cette journée une véritable force collective », signé CGT, FSU, Solidaires et les mouvements lycéens Fidl, MNL, UNL et étudiant Unef.

Si le fond est surprenant le sens du moment l’est encore plus.

La vraie question est de savoir si ce type de sentiment est très ou peu partagé.

Au moment du pacte germano-soviétique ces messages revendicatifs subliminaux fleuraient bon la cinquième colonne.

Relisons « Une étrange défaite » ; je crois qu’on a tort, surtout aujourd’hui, de penser qu’on ne sera jamais convoqué au Tribunal de l’Histoire.

Tout cela est d’autant plus stupide que dans la période de bouleversement qui s’ouvre, ce sont bien les emplois stables de la classe moyenne d’hier qui souffriront les premiers. L’imbécillité est souvent synonyme de suicide.

Plus sérieuse et cruelle est l’observation de cabinets conseil en organisation anglo- saxons qui, par l’analyse du récent développement du télétravail, identifient les « bullshits jobs », c’est-à-dire les postes qui n’ont pas d’utilité pour la collectivité à laquelle il sont rattachés.

Les gains de productivité que l’on découvre sont très importants, on parle de dizaines de points. Ce qui veut dire : réduction des postes de travail par rapport à hier. Tout cela s’ajoutera aux fortes frictions qui vont naître sur le marché du travail du fait de la dispariton d’entreprises publiques ou privées non viables.

Au-delà de ces revendications d’« apparatchiks » du passé le risque des révoltes se profile partout.

On a évoqué plus haut les queues de la middle classe américaine devant les banques alimentaires, dans des voitures rutilantes conduites par des gens hier prospères aujourd’hui complètement démunis. Mais aussi, les manifestations appelant à la levée des mesures de confinement qui ont eu lieu mi avril, notamment en Pennsylvanie.

Le gouvernement indien, lui, s’est vu obligé d’assouplir les conditions du confinement permettant à des millions d’Indiens de reprendre le travail depuis le début de la semaine pour leur éviter de mourir de faim. La perspective de la fin du confinement pourrait bien réveiller le volcan d’une contestation sociale qui couvait avant le déclenchement de la pandémie.

On voit aussi la révolte des Nigérians ou des Kenyans déshérités obligés de se bousculer et s’infecter pour continuer à faire vivre ou survivre leur famille.

Mme  Gita Gopinath, économiste en chef du FMI, à déclaré au cours des réunions de printemps de l’institution multilatérale: « Si cette crise est mal gérée et que, confrontés à la récession, des citoyens estiment que leur gouvernement n’a pas fait assez pour les aider, des troubles sociaux pourraient émerger ».

Dans la même veine, le directeur du département des finances publiques du FMI, M. Vitor Gaspar, juge que certains pays pourraient voir émerger une contestation sociale si les mesures mises en oeuvre pour tenter d’atténuer l’impact économique de l’épidémie sont considérées comme insuffisantes ou inéquitables par la population.

L’Organisation internationale du travail, quant à elle, considère que cette crise détruira près de 200 millions d’emplois dans le monde et réduira considérablement les revenus de 1,25 milliard de personnes supplémentaires. Or, la plupart d’entre eux sont déjà pauvres. Dans un tel contexte, il serait simpliste de penser que, une fois l’urgence médicale passée, le monde pourra continuer comme avant.

Pour Francesco Rocca, chef de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), la situation est explosive. « Dans les quartiers les plus difficiles des plus grandes villes, j’ai peur que dans quelques semaines nous ayons des problèmes sociaux. C’est une bombe sociale qui peut exploser à tout moment, car ces populations  n’ont aucun moyen d’avoir un revenu », avait-il indiqué lors d’une conférence de presse des Nations Unies fin mars.

La colère, l’amertume et le populisme trouveront de nouveaux débouchés.

Les gouvernements sérieux avancent ou devraient avancer avec une extrême prudence. Leurs hésitations sont compréhensibles.

Il est impossible de fixer des certitudes.

Il est impossible, dans la nervosité sociale  actuelle de hiérarchiser les questions dans le temps et l’espace.

Les passions individuelles gouvernées par la peur circulent.

Les opinions publiques ne sont presque jamais sages et miséricordieuses !

Si l’entrée en confinement a été tortueuse et délicate politiquement, le déconfinement le sera encore plus. Sans traitement ni vaccin, toutes les épidémies dans l’histoire ont connu plusieurs rebondissements , la peste en Grèce durant le siècle de Périclès et en Europe au quatorzième siècle.

Sortir du confinement c’est prendre en connaissance de cause tous les risques, singulièrement celui de ne pas maîtriser de nouvelles envolées de contagion.

Mais le risque économique porté par la situation actuelle est trop fort, les dégâts du confinement sont déjà colossaux et difficilement réparables à court terme.

Pétrole et énergie sont de magnifiques marqueurs, presqu’une caricature.

Il faut enfin aborder le risque politique que l’on peut résumer à ambiguïté nécessaire à la gestion d’un climat de peur et de passions.

Nous savons, merci M. le Co-adjuteur, «  qu’on ne sort de ambiguïté qu’à son propre détriment ».

Les gouvernants le savent.

Malgré les apparences, dans cette partie,  la main des démocraties reste meilleure que celle des régimes autoritaires, à condition qu’elles sachent « armer leur sagesse ».

En revanche, les gouvernements non démocratiques de toutes espèces sont hantés par la peur de mal faire, parce qu’obsédés par la nécessité d’utiliser chaque circonstance pour renforcer leur pouvoir.

Le traitement de la crise et la sortie du confinement sont une épreuve difficile pour tous mais la logique de leurs régimes les poussent à y voir une opportunité. Xi, Orban, Poutine, Rafshanjani, Modi, Erdogan, MBS, Nethanyaou, Maduro etc….peuvent se brûler les doigts à tout moment.

C’est particulièrement la raison pour laquelle, au-delà des questions internes, le paysage international n’est pas figé. Si les démocraties prennent conscience qu’il faut « armer leur sagesse » le jeu des pouvoirs personnels s’amplifie néanmoins plus par panique que par calcul.

La perspective de l’élection présidentielle et d’un changement de locataire à la Maison Blanche et une nouvelle dépendance énergétique des USA ne changera rien à l’isolationnisme américain, à ses défaites en Afghanistan, en Irak et en Iran et à la défense bec et ongles de sa suprématie économique et militaire.

Face à une Chine qui loin de baisser les bras est à l’offensive :

  • Poursuite accélérée de ses programmes nucléaires et balistiques ;
  • Nouvelles étapes de la colonisation de la Mer de Chine ;
  • Pressions renouvelées sur Taïwan et Hong Kong ;
  • Poursuite de l’entrisme dans les organisations multilatérales.

Face à cette suractivité, si les européens bougent, ils le font assez mal. Par construction, éloignées de leurs multiples opinions publiques, les institutions de Bruxelles se cantonnent la plupart du temps à un rôle très technique qui délaisse les élans que la situation historique appelle. Cette crise a cependant un petit bénéfice, celui de mettre fin au psychodrame des négociations du Brexit qui, au regard du coût de la pandémie devient un épiphénomène négligeable.

Europa n’a plus besoin de consensuels comme de Gasperi, Adenauer et Schumann ; elle doit traquer les mânes d’Aetius, de Carolus Magnus, de Carlos I ; pourquoi pas de Charles XII, de Bonaparte ou Bismarck ?

Il nous faut sortir de la vassalité, l’esprit de principauté est bien le choix facile qui a fomenté les guerres de toute nature qui ont fleuri sur notre continent depuis cinq cents ans ; il est la raison de notre déclin collectif. Sans masse critique géostratégique il n’y a que dépendance et impuissance .

Pendant ce temps, aux périphéries, on aimerait savoir si les gouvernements sunnites notamment ceux d’Arabie Saoudite et des Emirats, auront les moyens de poursuivre plus ou moins directement leur guerre contre l’islam chiite.

Si l’Asie centrale et l’Asie mineure vont renouer avec la tradition du redécoupage frontalier, plongeant dans les délices d’une pratique oubliée depuis un siècle.

Si la Russie pourra maintenir à la fois ses visées sur l’Ukraine et le Caucase, son soutien à la Syrie et sa très ferme posture en mer Baltique et mer Blanche.

Le Venezuela l’Algérie, le Nigeria, le Gabon et l’Angola pourront-ils nourrir leur peuples dans un consensus interne décent ?

La rente pétrolière est une bien mauvaise drogue ; excitante ou tranquillisante elle nourrit la dictature.

Aujourd’hui, en démocratie, la responsabilité des élites est écrasante. Elles doivent, dans l’empathie, et si possible dans un large consensus, construire une société post-covid. Elles auront à régler, le moins mal possible, les questions de production et d’environnement, les déséquilibres Nord Sud, la limitation de l’hégémonie des « supergrands », la mortalité massive, la famine, les catastrophes écologiques, les guerres anciennes et nouvelles, les déplacés et les réfugiés.

Dans la frugalité et la modestie, la démocratie occidentale est capable d’inventer cela. Même si l’Histoire apprend peu aux hommes et si la référence d’hier peut être l’ennemi de demain. Nous verrons  comment les peuples vont vivre et organiser leur déconfinement. Ce choix du  Choléra contre la Peste va nous faire franchir une étape dans l’ Histoire. N’en déplaise à Francis Fukuyama, pour le mal ou le bien, notre monde n’est pas à sa fin.

Pierre Brousse

Paris, le 26 avril 2020

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