Le Parti-Etat communiste s’est construit dans l’adversité et n’a jamais cessé de s’adapter aux évolutions sociales du pays sans pour autant se laisser déborder. Il convient d’étudier quels sont les outils de sa puissance et comment celle-ci peut être qualifiée. Membre du conseil de sécurité de l’ONU, possédant l’arme nucléaire et deuxième puissance économique mondiale, premier ou second (selon les chiffres) réseau diplomatique mondial, la Chine tient de toute évidence une place originale dans le système international, nourrie d’ambitions hégémoniques.
Comme il serait commode de garder le silence sur la Chine vivante et souffrante, et de se ménager à ce prix la possibilité de revoir encore cette terre tant aimée – mais je craindrais qu’un tel silence ne rejoigne alors celui que visait Lu Xun dans son propos célèbre : « John Stuart Mill a dit que la dictature rendait les hommes cyniques. Il ne se doutait pas qu’il y aurait des républiques pour les rendre muets. »
Simon Leys, Ombres chinoises (1974).
Le Parti-Etat communiste s’est construit, comme nous l’avons vu dans une première partie1, dans l’adversité et n’a jamais cessé de s’adapter aux évolutions sociales du pays sans pour autant se laisser déborder. Il convient désormais d’étudier quels sont les outils de sa puissance et comment celle-ci peut être qualifiée. Membre du conseil de sécurité de l’ONU, possédant l’arme nucléaire et deuxième puissance économique mondiale, premier ou second (selon les chiffres2) réseau diplomatique mondial, la Chine tient de toute évidence une place originale dans le système international, nourrie d’ambitions hégémoniques.
Si la puissance est consubstantielle à l’Etat, elle associe, dans le contexte chinois, le Parti Communiste à toutes ses décisions. Ce dernier a la main sur la propagande, les grands secteurs économiques, les services secrets, la diplomatie et l’armée. Il contrôle l’ensemble des activités économiques et stratégiques du pays. La culture politique du Parti s’inspire des principes marxistes et léninistes. Ils restent prédominants pour comprendre que toute organisation en Chine, qu’elle soit diplomatique, militaire ou entrepreneuriale est conditionné par ces principes. Abnégation individuelle, pratique du secret et volonté d’imposer les vues qui sont celles dictées par le Parti tiennent lieu de prérequis. Ils constituent les fondements même de cet orgueil, de cette résilience aussi qui animent depuis ses origines le Parti et ses membres. D’abord, dans sa prise du pouvoir en 1949. Elle s’est faite par la voie des armes, au nom d’une révolution qui, pour parler le langage abrupt d’un Mao Zedong, n’a jamais été « un dîner de gala »3. Trente années d’errements idéologiques et 80 millions de morts en auront été le funeste bilan. Sans compter les victimes collatérales perpétrées par des partis gauchistes inspirés de la doctrine maoïste qui au Cambodge (avec le régime khmer Rouge4), en Amérique latine (avec le Sentier lumineux5) ou encore en Inde aujourd’hui (avec les Naxalites6) se seront inspirés et / ou auront été directement armés et financés par Pékin et son gouvernement. La naïveté était de croire que le Parti Communiste Chinois renoncerait à la révolution. Erreur : elle est le moteur même du régime, son utopie, son excuse aussi. Car c’est en son nom que les victimes du Mouvement des Cent fleurs (1956), du Grand Bond en Avant (1958) et de la Révolution culturelle (1966) ne peuvent encore à ce jour être honorées. C’est aussi en son nom que le régime et sa propagande cultivent une hypermnésie sur les humiliations subies depuis les Guerres de l’Opium. La révolution reste le prix à payer pour disculper le régime de ses propres méfaits.
LA MASSE CRITIQUE ET LES VOLUMES : DE L’EMPIRE UNIVERSEL À L’IMPOSSIBLE ETAT-NATION ?
Le développement de la Chine, en particulier depuis Mao s’est basé sur le sacrifice humain et environnemental (non sans références au passé des dynasties, à l’histoire longue), possible par la masse critique des paramètres de la puissance chinoise : sa géographie et sa démographie. Immense par sa géographie, son histoire et sa démographie, la RPC aujourd’hui, la République de Chine et l’Empire hier ont toujours entretenu une autoreprésentation de la Chine comme un tout, comme un monde qui s’est unifié, une matrice territoriale et civilisationnelle (« tout sous le ciel » – tianxia) en expansion vers ses périphéries par absorption et unification (« les Han unifient ce qui est sous le Ciel » – han bing tianxia7). Le peuple Han (dont le nom est issu de la dynastie Han et de l’empereur Qin Shihuang unificateur de la géographie chinoise en – 221) est et sera le vecteur anthropologique de l’identité post-impériale, population la plus nombreuse, plus de 93 % du volume total démographique), quand les minorités nationales (shaoshu minzu – réparties en 55 minorités) rassemblent à peine 7 % dont la distribution géographique est très périphérique. La géographie de la Chine très hétérogène et importante (9,6 millions de km² – couverts par un seul fuseau horaire réglé sur l’heure à Pékin – centre du centre du monde8) a favorisé l’idée d’un monde tourné sur lui-même trouvant ses limites dans les confins des extrêmes bioclimatiques (très hautes altitudes de l’Himalaya et les déserts à l’ouest ; les mondes froids au nord ; le subtropical au sud et la mer à l’est). Le mur ou la muraille aidera à matérialiser et à distinguer le dedans – l’espace sinisé (de facto civilisé) et de l’espace demi-civilisé, sinon barbare, en dehors de la Chine.9
La RPC est fondée sur quatre piliers fondamentaux. Premièrement, l’héritage impérial structuré par un système hiérarchique où la civilisation Han (supposée supérieure) domine les peuples tributaires périphériques matérialisant avec les montagnes, les déserts et la mer les Limes. Deuxièmement, le « siècle des Humiliations » entre la première Guerre de l’Opium (1839) et la fondation de la Chine Nouvelle (xinhua) (1949) est le terreau historique du ressentiment national et anti-occidental (Japon compris eu égard aux massacres, aux exactions et à la rivalité impériale en Asie). Troisièmement, l’idée de la Chine comme La puissance sera l’obsession de Mao Zedong puisant dans la longue histoire impériale et la notion particulière de prééminence. Enfin, la doctrine marxiste-léniniste forgera les institutions, les organes et la politique.
Ces fondamentaux post-impériaux rendent caduque l’établissement d’un Etat-nation stricto–sensu et écartent l’idée d’une démocratie10, malgré l’enrichissement du pays et la formation d’une classe moyenne. La libéralisation du régime n’a pas eu lieu. Au contraire, le resserrement du Parti sur l’Etat et plus largement sur la société a marqué la dernière décennie à mesure que la Chine prenait une place de plus en plus importante dans le système international.
A l’intérieur du monde sinisé, le régime veille à maintenir la stabilité et l’obsession de l’unité est garantie par le Parti-Etat. Ce dernier, dans la continuité impériale, aménage le territoire à l’échelle de sa propre immensité. En ce sens, le régime fort ordonne, sinise et organise la matrice territoriale depuis le centre. Les grands travaux d’aménagement du territoire depuis Mao (voir antérieurement avec Sun Yat-Sen) procède de la sorte : barrages, défluviation, destruction des écosystèmes steppiques et des agricultures traditionnelles à l’instar des systèmes d’irrigations par qanat ou karetz au Xinjiang…). Tel le maître des eaux, le Grand Yu (« le Grand Yu dirige les eaux » dayu zhi shui), légende fondatrice de la Chine classique, Deng Xiaoping (puis ses successeurs) avec le lancement des réformes accélérera la transformation spatiale du territoire chinois11 : barrage des Trois Gorges (sous la direction de Li Peng), l’urbanisation de la côte puis de l’intérieur, le TGV, l’industrialisation dans des régions stratégiques (favorisant les transferts de technologies des entreprises étrangères établies près des grandes villes), le développement de l’Ouest et enfin du projet des « Nouvelles routes de la soie » (ou Belt and Road initiative ci-après BRI), continuité de ce dernier. Chacune de ces phases de l’aménagement du territoire correspond à l’exercice du pouvoir des dirigeants, ayant pour objectif d’assoir par la force (déplacements de populations, destruction de l’environnement, sacrifice humain etc.) l’unité Han émanant du centre des « pays du milieu » (zhongguo). Le mouvement est vers la sinisation des grandes régions quasi-vides d’hommes pour étendre les fortes densités de peuplement de l’est et du centre vers l’ouest (non-Han et subversif pour le pouvoir central – pour l’idée post-impériale de supériorité Han).
A l’extérieur, Pékin fait aujourd’hui la jonction avec sa politique intérieure par le biais de son appareil diplomatique, sa très nombreuse diaspora et le projet BRI (Belt and Road Initiative). Jamais la politique intérieure chinoise n’avait été aussi articulée à sa politique étrangère. C’est même le premier facteur déterminant sa politique internationale : le maintien au pouvoir du régime en place et la poursuite de la sinisation et la sécurisation de sa matrice territorialo-civilisationnelle Han.12
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE
En réalité la révolution se poursuit, autrement. Dès les années quatre-vingt, Deng Xiaoping lui donne ses lettres de noblesse. L’heure est à l’application du programme des Quatre Modernisations et au rattrapage industriel et technologique afin de combler le retard de développement accumulé pendant la Révolution Culturelle en particulier (paradoxalement, rappelons que la Chine procède à son premier essai nucléaire en 1964, soit trois ans après la fin de la violente et terrible période du Grand Bond en Avant13). C’est celle du développement économique et le choix d’une croissance à deux chiffres que la Chine doit aux puissances occidentales (délocalisations, transferts de technologies, espionnage industriel…) mais aussi à un peuple qui n’eut pas d’autres choix que de se mettre au travail14. Les réussites chinoises forcent l’admiration d’un capitalisme occidental trop heureux de recourir ainsi à un prolétariat docile. Ne dit-on pas que la nature du régime changera avec l’enrichissement du pays ? L’humilité de l’élite dirigeante chinoise d’alors conforte les choix occidentaux. En réalité, Pékin dissimule des ambitions bien réelles mais sait encore les taire, quitte à avaler quelques couleuvres comme les condamnations occidentales (embargo sur la vente d’armes) faisant suite aux répressions de Tiananmen (1989). Dans les faits, la diplomatie chinoise est à la manœuvre. Elle obtient des despotes africains un soutien qui ne s’est jamais démenti depuis qu’à la conférence de Bandung (1955) la Chine entendait parler au nom du Tiers Monde, se positionnant comme modèle de développement – un grand pays en développement (fazhan zhong daguo), leader pour les pays en développement15. La Chine en cette fin du XX° siècle n’est certainement pas une puissance d’envergure internationale. En revanche, sur le plan idéologique, elle est une force de propositions. Ces dernières oscillent déjà entre un occidentalisme16 et une « voie chinoise » qui dit sa différence et bientôt sa haine de l’Occident, de ses valeurs démocratiques, dans un nationalisme revanchard17, mâtiné d’un néoconfucianisme18 totalement réinventé, et qui ne cessera de prendre de l’ampleur. Cette tendance s’est confirmée et amplifiée avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. La mise en place d’un document appelé la directive n°9 vient parfaire la paranoïa du système et institutionnaliser le ressentiment anti-occidental. Ce document définit les sept sujets politiquement tabous en Chine (qi ge bujiang) : valeurs universelles, liberté de la presse, société civile, droits civiques, indépendance de la justice. A cela s’ajoute « les erreurs historiques du Parti » et « les connivences entre les affaires et la politique », ces dernières, pierres angulaires de la campagne de la lutte anti-corruption.
Après les troubles de Tiananmen, la disparition de l’URSS et le renforcement des États-Unis, Pékin a initié une mise à jour de sa politique internationale, de ses intérêts stratégiques vitaux et sa doctrine d’emploi des forces. Ces dynamiques sont marquées par l’obsession d’un retour de la Chine comme grande puissance. La chute de l’URSS en 1991 oblige Pékin à revoir son système d’alliance. Monstre froid, le Parti-Etat n’a pas d’amis. Il n’a que des intérêts. Le rapprochement avec la Russie post-soviétique l’illustre parfaitement. Xi Jinping – pas plus que ses prédécesseurs – ne sera le Gorbatchev chinois19 et en cela la trajectoire historique qu’il s’est choisie est celle d’un autoritarisme assumé. Le mot « réforme » (gaige) n’est recevable que dans son acception économique. En revanche, cheminer avec Moscou dans la défense d’un « monde multipolaire » – idée reprise par un Jacques Chirac au nom de la France – répond à un besoin purement pragmatique : la Chine a besoin d’un contre-poids stratégique à la toute puissance américaine. La révolution technologique actuelle (Made in China 2025)20 et la nécessité de sécuriser ses approvisionnements stratégiques la font entrer dans une troisième phase qui est celle d’une rivalité systémique avec l’Occident. Course aux armements et convoitise des gisements intellectuels et matériels de par le monde à travers les réalisations du projet BRI (Belt and Road Initiative) font entrer la Chine dans une phase confrontationnelle avec l’Occident et ses alliés asiatiques.
Le renseignement économique et technologique (civil et militaire, passant de l’un à l’autre) était la priorité de Deng Xiaoping (permettant ainsi l’ascension discrète mais efficace de la Chine dans le concert des nations) puis de ses successeurs, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping où le renseignement politique vient conforter une offensive tous azimuts.21
La puissance économique chinoise est récente, contemporaine de son insertion dans la géoéconomie mondiale. Le PIB chinois était de 305 milliards de dollars en 1980 (date du lancement des quatre zones économiques spéciales (ZES) de Shenzhen, Zhuhai, Shantou et Xiamen). Il est de près de 15 000 milliards de dollars en 201922. Son statut de leader en Asie s’est construit sur un schéma stratégique et géoéconomique basé avant tout sur les imposantes capacités commerciales et économiques chinoises. L’association entre l’explosion des investissements directs étrangers (de toute la planète, mais en particulier des Etats développés et industrialisés) et les transferts de technologies a favorisé son émergence puis son niveau de puissance, pouvant à son tour internationaliser ses entreprises d’Etat et grands groupes soutenus par le régime (Huawei, ZTE, Xiaomi, China Telecom, China Mobile, et autres banques ou groupes pétroliers). Le système bancaire est dual. D’un côté, le secteur officiel, apparent et de l’autre celui du shadow banking. Les deux sont articulés et inféodés à la célérité du développement chinois et à la corruption, partout et tout le temps : aménagement du territoire, investissements (à l’intérieur ou à l’étranger), système de prêts, petits établissements bancaires dans les provinces etc. Les réserves de change seront l’outil privilégié des deux dernières décennies pour alimenter le développement régional et les offensives à l’international.
LA GUERRE HORS LIMITES
La puissance militaire du régime longtemps axée sur le nombre plus que la qualité, la défense du territoire a connu une mue rapide et importante en parallèle des réformes économiques et de la réintroduction de l’argent dans la société chinoise. L’outil militaire a fait du cyber, du nucléaire, de la marine et du spatial quatre de ses grandes priorités depuis 20 ans. Les budgets de défense (opaques et difficilement lisibles malgré la dizaine de Livre blanc sur la Défense depuis les années 1990) sont en hausse constante et atteignent aujourd’hui plus de 250 milliards de dollars23. La RPC maintient son budget de défense en hausse malgré la récession économique liée au coronavirus24. Les acquisitions et les programmes d’armement n’ont jamais été aussi nombreux, importants et variés. La refonte de son outil militaire (réformes, modernisation des armées et professionnalisation) tous azimuts, la construction d’une bulle A2/AD (Anti-Access/Area Denial) en mer de Chine (en particulier avec la mer de Chine méridionale, véritable bastion stratégique issu d’une victoire militaire en temps de paix) et la maîtrise de nouvelles technologies de rupture (IA, robotique, learning machine, drones, etc.) sont autant de paramètres majeurs, changeant la donne stratégique en Asie-Pacifique25. Il existe une hybridité entre la diplomatie chinoise et l’outil militaire en matière de soutien à l’export, d’acquisition des matériels, de contournement des embargos et plus largement de l’intégration civile et militaire chinoise. Cette hybridité renvoie à la culture stratégique chinoise, du PCC et de son dessein international. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les liens entre les universités, la communauté de défense (y compris toutes les composantes renseignements)26 et les organes du PCC se sont clairement intensifiées27. Récemment, le rédacteur en chef du Global Times (une des voix officielles du régime en anglais à l’international) assurait que Pékin devrait augmenter son arsenal nucléaire pour contrer les Etats-Unis : « La Chine devrait augmenter considérablement son stock d’ogives nucléaires pour dissuader les États-Unis de poursuivre leurs ambitions stratégiques à l’étranger ».28
C’est aussi une course contre la montre et un véritable défi qui engage à la fois la légitimité du Parti dans ses modes de gouvernance en Chine même mais aussi dans ses choix de politique internationale. Le ton des diplomates chinois est désormais agressif29. Et leur provocation fait écho à celle des militaires en mer de Chine, laquelle est constante30. Elle est l’aveu anxiogène d’une faiblesse et cible comme élément de langage celles et ceux qui, ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, s’opposeraient au déploiement des objectifs nationaux. La Chine a en cela fait sienne la doctrine d’un Carl Schmitt31. Pour autant la Chine n’égale ni la puissance économique de l’Occident ni la puissance de feu des Etats-Unis. L’« hyperpuissance » américaine32 comme la qualifie Hubert Védrine ne peut à ce jour être affrontée que par des choix stratégiques privilégiant le contournement, le détour, l’allusif33. Une pluralité de sens – pratiques, discursifs et comportementaux – dont la Chine a toujours su faire usage. Elle est une réponse du faible au fort en somme. Et la neutralisation de l’adversaire suppose non seulement une très grande diligence dans l’action mais aussi dans le recours à des moyens non conventionnels. Juste après la guerre du Golfe (1991) démontrant l’écrasante supériorité américaine, deux officiers chinois – Qiao Liang et Wang Xiangsui34 – publient un ouvrage (1999) prônant une guerre asymétrique. Sans jamais les nommer, les Américains sont directement visés. Ils le seront davantage après les manifestations ultranationalistes qui enfièvrent la Chine, huit ans plus tard, après que l’US Air Force ait pulvérisé l’ambassade de Chine à Belgrade.35
Simple « dommage collatéral » pour la Maison Blanche, il s’agit en réalité de rappeler à la Chine qu’elle fait le mauvais choix de soutenir Milosevic36 et les criminels de guerre serbes. Comme elle fait le mauvais choix de soutenir les Talibans arrivés au pouvoir à Kaboul37, lesquels soutiennent Ben Laden et Al Qaida. Mais Pékin se rétractera d’une manière fort opportune, après les attentats du 11 septembre obtenant en retour un blanc-seing de l’administration de George Bush pour mener une répression féroce à l’encontre du terrorisme et des insurgés ouïghours38. La Chine comprendra aussi la nécessité absolue dans l’un comme l’autre cas de contrôler la guerre de l’information. Sanctuarisation de son réseau de communications par un protectionnisme systématique de son marché et opérations cyber visant des intérêts occidentaux – parfois menées par son allié nord-coréen – constituent les orientations stratégiques d’une puissance hors norme convoquant l’emploi de la 5 G à des fins à la fois défensives et offensives. L’articulation entre le projet BRI (Belt and Road Initiative), le développement cyber, la capacité à proposer au monde la technologie de rupture 5G donne à Pékin une stature de puissance incontournable. Si le développement d’Internet en Chine a été perçu par le Parti-Etat comme un double atout, celui de contrôle strict de la population (un idéal moyen pour un régime policier) en interne et d’offensive en externe (cyber espionnage pour le rattrapage et le dépassement industriel et technologique des puissances établies), la 5G permet, elle, le contrôle des réseaux et de nouveaux standards (sur des technologies critiques) mondiaux promus par Pékin. L’influence stratégique sera considérable. Au XIXe siècle, la couronne britannique installait le télégraphe, les Etats-Unis, l’Internet dans le monde dans les années 1980 et 1990, la Chine veut cette rupture (et est en mesure de le faire si les Etats acceptent) pour le XXIe siècle.
AGENDA DE PUISSANCE AFFICHÉ
Dès sa fondation, la RPC a nourri un agenda de puissance et de revanche (fuchou) sur l’Occident. La politique internationale de Mao a permis l’insertion de la Chine à l’ONU et un siège au Conseil de Sécurité des Nations Unis. Deng Xiaoping prônait une politique discrète et indirecte, ne prenant pas le lead des affaires internationales (résumé selon la formule « rester dans l’ombre et ne pas se mettre en avant » taoguang yanghui). Xi Jinping a rompu assez brutalement ces recommandations. Sa culture politique, l’état du monde et le niveau de puissance revendiqué lui donnant cette assurance. L’agenda affiché par le PCC jusqu’en 2049 (date de l’achèvement du projet des « nouvelles routes de la soie », de l’« armée de classe mondiale » et première puissance mondiale) avec ces temps forts de célébrations (2021 et le centenaire du PCC ; 2022 et le 20e Congrès du PCC et l’accueil des JO d’hiver à Pékin ; 2027 et la fin du statut singulier de Hong Kong ; 2029 et les 50 ans des Réformes etc..) ne correspond pas tant à une fuite en avant du régime qu’ a une feuille de route de propagande en direction de la population Han. Hisser la Chine comme La grande puissance d’un monde recentré sur elle-même permet de légitimer l’autoritarisme et le « bon ordre » sous le ciel (tianxia).
Dans un troisième et dernier article, nous reviendrons sur la volonté de puissance mondiale (ou globale) de Pékin, en somme d’hégémonie39 sans en être. Et ce, en raison de son dilemme historico-géopolitique d’être une puissance cantonnée à l’Asie et son absence d’expérience par le passé de puissance dépassant sa propre géographie. Aussi, aujourd’hui où le système international est marqué par la grande fragilité du multilatéralisme, l’incertitude européenne, le retrait de la puissance américaine, l’atomisation des pôles de puissance, l’irruption du régime du Parti-Etat sur la scène mondiale n’est pas un facteur de stabilité. Nous nous interrogerons sur les risques encourus et l’incapacité d’un leadership mondial.
Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot. Cet article a été initialement publié dans la Revue Le Grand Continent le 23 mai 2020. Vous pouvez lire l’article original en cliquant sur le lien ci-dessous :
La résistible ascension de la Chine, pt. 2 : drôle de guerre et colosse aux pieds d’argile
SOURCES
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- Le parallèle est saisissant avec le maintien en activité des industries de semi-conducteurs à Wuhan en plein confinement et quarantaine entre la fin janvier et la mi-avril 2020, où nombre d’ingénieurs et d’ouvriers arrivés de Pékin (entre autres), venaient poursuivre et accélérer la production industrielle de ces composants stratégiques pour la puissance chinoise, objet d’une compétition décisive avec les Etats-Unis.
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