La Chine-Afrique est-elle mal partie ?

Emmanuel Veron

Par Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron

Les analyses des relations sino-africaines ont été particulièrement riches et nourries depuis les vingt dernières années, plus particulièrement depuis 2008-2009, la crise financière internationale et la mue de la politique étrangère chinoise. Cette dernière a intensifié l’internationalisation de ses grands groupes, augmenté de manière très significative les investissements à l’étranger, puis avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, accentué le rôle de la Chine comme puissance dans le système international. Dans le prolongement de la bien connue politique dite « aller à l’extérieure » (going out Policy – zouchuqu) de Jiang Zemin en 1999, l’actuelle politique africaine de la Chine est à la croisée des chemins entre dépendance et puissance. Les visites d’Etat se sont accumulées depuis vingt ans, la première visite de Xi Jinping à l’étranger sera en Afrique (2013). La relation entre la Chine et l’Afrique, très articulée par la « diplomatie du chéquier » ou plus récemment qualifiée de « Palace diplomacy » par Joshua Meservey, analyste politique sur l’Afrique et le Moyen-Orient à The Heritage Fondation (aux Etats-Unis), plus encore que d’autres espaces, incarne à la fois les velléités de la politique internationale chinoise dans le concert des nations et sa dépendance colossale aux besoins en matières énergétiques, agricoles et halieutiques. De plus en plus la Chine perçoit le continent africain comme un vaste marché sur lequel l’industrie chinoise, technologies innovantes (3G, 4G et demain 5G), en tête, peuvent constituer une alternative aux propositions occidentales, renforçant le déséquilibre très important de la relation commerciale et la dépendance croissante des Etats africains à la Chine. L’objet de cet article n’est pas de faire un état des lieux exhaustif des relations bilatérales très asymétriques entre la Chine et ses partenaires, mais précisément de dégager les tendances politiques et diplomatiques du modus operandi du Parti-Etat dans l’ensemble des pays africains.

La relation Chine – Afrique s’est intensifiée après que Pékin eut bénéficié en 1989 du soutien des potentats africains. C’est l’époque où l’Occident plaçait la Chine sous embargo et s’apprêtait – fin de la guerre froide oblige – à subordonner la poursuite de son aide non seulement à la démocratisation mais aussi au respect des droits de l’homme sur le continent africain. « Il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement » déclarait, dans ce contexte, Roland Dumas à l’issu du discours de La Baule (1990) prononcé par François Mitterrand. La Chine, elle, depuis trente ans n’a jamais cessé d’affirmer le contraire en postulant le fait qu’un régime dictatorial fort était le gage d’une réussite économique. On a parlé de « consensus de Pékin » pour illustrer cette politique dont bon nombre de pays du Sud se sont inspiré comme les élites dirigeantes du Kenya qui voient à travers le modèle de cybercrature autoritaire chinois une véritable panacée. Pour autant, la Chine est-elle capable de proposer à l’Afrique un modèle de développement ? Il y a bien des réussites spectaculaires menées par la Chine en Afrique, que ce soit dans le domaine sanitaire – lutte contre la pandémie Ebola – celui de l’éducation, de la lutte contre le terrorisme ou encore des infrastructures, mais à quel prix ? Tenter d’y répondre, c’est s’intéresser à l’un des enjeux les plus importants du siècle et aux revirements toujours possibles des opinions africaines à l’encontre de la Chine comme l’a révélé l’impact de la Covid-19.

Trois principaux éléments de diplomatie motivent la politique africaine de la Chine : légitimer l’image d’un « grand pays en développement » en continuité avec la conférence de Bandung (1955), resserrer l’étau diplomatique autour de Taiwan et sécuriser les approvisionnements chinois (hydrocarbures, matières premières et produits agricoles). Ce choix politique de Pékin a progressivement pris la forme d’un réseau d’influences très diverses, représentées à l’occasion du FOCAC (Forum sur la coopération sino-africaine), une instance de coopération créée en 2000 et destinée à asseoir dans la durée l’emprise chinoise sur le continent africain et peser dans la gouvernance mondiale. Le sentiment d’une Chine investissant massivement sur le continent africain demeure cependant une perception fantasmée. Dans les faits, la présence chinoise en Afrique, bien réelle, est plus compliquée.

Près de 60 ans après le premier voyage de Zhou Enlai en Afrique, la coopération n’a cessé de s’intensifier avec la Chine. Près de 546000 organisations chinoises de toute nature (entreprises, associations…) recensées en Afrique participent à une stratégie de développement mise en œuvre par le gouvernement chinois sur le continent africain. Ces relais s’inscrivent dans le choix d’une politique globale initiée par le Président Hu Jintao, et que poursuit à l’heure actuelle son successeur Xi Jinping. Cette politique globale vise à internationaliser la présence chinoise et à utiliser tout particulièrement ses ONG (Organisations non gouvernementales) comme de puissants leviers. Selon Liu Hongwu, directeur de l’Institut des études africaines de l’Université normale du Zhejiang, non seulement le nombre d’africanistes chinois n’a cessé de croître mais il existe une centaine d’ONG chinoises travaillant en Afrique même. Parmi elles, la Fondation chinoise pour la réduction de la pauvreté (APFC) et la Croix-Rouge chinoise. Elles accompagnent les nombreuses activités financées dans le cadre du programme d’aide à l’Afrique. Ce programme s’élevait pour l’année 2018 à 60 milliards de dollars. La grande majorité des ONG chinoises opérant sur le continent africain est en réalité des « GONGO » (littéralement : « Gouvernementale Organisation non-gouvernementale ») c’est-à-dire des ONG organisées par le gouvernement. A la différence de la plupart des ONG occidentales, les GONGO sont financées à la fois par des entreprises d’Etat chinoises et l’Etat chinois. Il est donc difficile pour ne pas dire impossible de distinguer les acteurs étatiques et non-étatiques concernant la présence chinoise en Afrique.

Quand souffle l’esprit de « Bandung »

Une chose est certaine en revanche : sous couvert de ces ONG, la Chine souhaite promouvoir une voie chinoise pour le développement, à savoir une véritable alternative à la présence et au « soft power » occidental. L’un des derniers FOCAC tenu à Johannesburg en décembre 2015 était très clair dans ses propositions : « l’assistance de la Chine sera principalement utilisée dans le champ du développement des infrastructures, des soins médicaux, de l’agriculture, du changement climatique et dans des objectifs humanitaires, dans le but d’aider les pays africains à lutter contre la pauvreté, améliorer les conditions de vie et construire un développement indépendant ». En cela, la Chine peut s’appuyer sur une solidarité tiers-mondiste qu’elle n’a jamais cessé de cultiver depuis plus de soixante ans lors de sa participation active à la première conférence afro-asiatique réunie à Bandung (1955). Même si des voix, comme celle de l’ancien Président sud-africain Thabo Mbeki, se sont élevé contre les formes de « néo-colonialisme » que revêt selon lui l’aide chinoise, un fait n’en demeure pas moins réel, celle-ci contribue largement au décollage économique de bien des pays dans cette région du monde.

Ainsi l’Ethiopie et sa capitale Addis-Abeba où siège la Commission économique pour l’Afrique (CEA) de l’Union Africaine (UA) ont bénéficié depuis l’an 2000 de la réalisation de 111 projets, dans le domaine agricole notamment, financées par Pékin, pour un montant de 8,73 milliards de dollars. La nature de ces projets participe d’une stratégie d’endiguement humanitaire visant à prévenir toute forme d’instabilité qui s’avérait à terme dommageable non seulement pour la préservation de la paix sociale mais aussi des intérêts chinois. En toile de fond persiste aussi, sur le théâtre africain même, la rivalité entre Taïwan et la République populaire de Chine, ravivée par les tensions que provoque l’ambiguïté des déclarations de Donald Trump concernant la politique d’une « seule Chine » d’une part et comme l’illustre d’autre part le spectaculaire et non moins récent volte-face de Sao Tomé et Principe ainsi que de la Gambie en faveur de Pékin. Toujours est-il que la présence accrue de la Chine et de ses ONG en Afrique a longtemps rencontré un écho largement favorable auprès des opinions locales. Alors qu’entre 1958 et 1970, 19 pays reconnaissaient Taiwan, puis 11 dans les années 1990, il ne reste aujourd’hui qu’un seul Etat africain. La lutte d’influence sur le continent entre Taipei et Pékin dans les années 1950 et 1960 est belle et bien résolue. En 1971, en plein contexte de guerre Froide, l’Assemblée générale de l’ONU décide d’admettre au sein des Nations Unies la Chine communiste et d’expulser le régime de Taiwan. Cette résolution (2758) est adoptée par 76 voix contre 35 et 17 abstentions. Le soutien des pays fraichement décolonisés, notamment des 25 pays africains, est décisif dans ce changement géopolitique. Rappelons que le contexte politique de la Chine communiste est polarisé par d’une part les troubles politiques en interne (les suites du fiasco et de la famine du « Grand Bond en avant », et de la Révolution culturelle), et d’autre part, le schisme sino-soviétique, la guerre du Vietnam, et l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie. C’est aussi l’époque des prémices de la diplomatie chinoise en direction des États-Unis. Pékin et Washington en pleine guerre Froide ont opéré un rapprochement pour marginaliser l’URSS. L’Afrique était alors un terrain de rivalité idéologique entre Moscou et Pékin. Il est aujourd’hui un terrain de rivalité avec les puissances occidentales ou asiatique comme le Japon et l’Inde. Les importantes capacités commerciales chinoises comme le désintérêt pour la nature du régime politique en place ont favorisé les fronts d’offensive tous azimuts de la Chine sur le continent africain. A l’instar du revirement géopolitique de la Chine populaire à l’ONU, Pékin continue de mobiliser le « bloc africain », autrement dit les voix africaines pour les élections de poste clés à l’ONU ou encore de faire contre-poids à l’initiative du G4 (Japon, Allemagne, Inde et Brésil), largement soutenu par le Japon en 2005 pour réformer le Conseil de sécurité de l’ONU.

La montée en puissance de la présence chinoise tous azimuts sur le continent africain a très largement participé à fragiliser encore plus les économies locales à la fois dans les villes et dans les campagnes. Si la présence d’investisseurs chinois de très grandes tailles, soutenue par la diplomatie d’Etat (secteur de l’énergie, infrastructures, exploitations agricoles, constructions etc.) recompose les relations géoéconomiques interétatiques, la forte dissémination des petits entrepreneurs et de petites sociétés chinoises sur le continent perturbent les équilibres économiques, environnement et sociaux. L’agence Moody’s évalue a près de 2 500 entreprises chinoises installées en Afrique et 114 milliards de dollars d’échanges pour l’année 2016. La Chine est dans cette mesure, certes pourvoyeuse de nouveaux biens d’équipements, de produits de base bon marché, mais casse littéralement la concurrence dans des secteurs aussi variés que le textile, l’agriculture et la paysannerie, l’artisanat etc. La Chine domine le marché du textile et a causé la perte de millions d’emplois sur le continent. Le développement agricole chinois en Afrique a accéléré pollutions, dégradations des sols et appauvrissement des agricultures traditionnelles en Afrique subsaharienne au profit du coton, du riz ou d’élevage avicole.  Il en est de même pour le secteur de la pêche. Depuis plus de vingt ans, les pêcheries chinoises souvent originaires du Zhejiang, Fujian et Guangdong ont fait des eaux de l’Afrique de l’Est et de l’Ouest, des espaces surexploités (illégalement), remettant en cause l’équilibre écologique, social et les apports nutritifs de populations entières. Enfin, l’opacité dans les contrats et plus largement dans les relations, comme le recours massif à une main d’œuvre chinoise contribuent à un resserrement des connivences entre les Etats et un décrochage avec les opinions publiques et sociétés civiles.

Entre phantasmes et réalités : que pèse la présence chinoise en Afrique ?

L’impact de cette stratégie est d’autant plus profond qu’il couvre un spectre très large où les intrications économiques, diplomatiques et culturelles sont étroitement liées. Cette stratégie subordonne les conditions de la paix à la politique d’un développement qui ne peut être que favorable aux intérêts commerciaux chinois. Dont acte : la Chine est le deuxième contributeur le plus important dans les opérations de maintien de la paix en Afrique organisées sous le mandat de l’ONU. Depuis cette dernière décennie, principalement sous l’impulsion du Président Xi Jinping, la Chine s’affirme comme un acteur majeur des OMP (Opérations de Maintien de la Paix) en Afrique. Dès 2013, cet engagement chinois sur le continent africain est monté d’un cran. Pékin y envoie ses premières troupes d’infanteries au Liberia et au Mali, même si la démarche restait défensive avec pour seul objectif de protéger les Casques bleus et leurs installations. L’un des engagements les plus importants de la RPC s’est déroulé à travers la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud (UNMISS). La Chine continue d’y déployer des hommes ainsi qu’au Mali, en RDC et au Sahara. Sans compter les appuis possibles du partenaire russe, notamment à la frontière de la RDC. Environ 2000 hommes alors qu’à titre de comparaison, la seule opération française Barkane en comprend plus de 4500. Ce déploiement pour minime qu’il soit est justifié par le nombre de ressortissants chinois qu’il s’agit désormais de protéger. Ils étaient 280000 en 1982 et plus de 128 millions en 2015 de par le monde. Difficile à chiffrer, tant les flux démographiques sont importants et souvent sous-estimés (immigrations clandestines importantes), la seule Afrique compterait plus d’un million de ressortissants chinois, dont une majorité vivant en Afrique du Sud ; un faible nombre au demeurant comparé au 1,2 milliards d’Africains.

Toutefois, cet engagement donne à Pékin une plus grande visibilité dans l’ensemble du système des Nations Unies, ce qui lui permet de réaliser des gains diplomatiques dans d’autres domaines. Enfin, la motivation énergétique de la Chine est grande : l’Afrique a 10% des réserves mondiales de pétrole. Pékin est particulièrement présente dans les pays producteurs tels que le Soudan (et son appétit n’est pas étranger au drame du Darfour…), la Libye (où le GNA, soutenu par Ankara – chaque année davantage plus proche de l’Organisation de Coopération de Shanghai – a rencontré par neuf fois des diplomates chinois depuis quatre ans) ou encore le Nigéria et l’Angola, bien que la pandémie de la Covid-19 y ait sensiblement diminué les exportations pétrolières à destination de la Chine. A cet intérêt pétrolier s’ajoute une motivation minière : ce qui intéresse la Chine particulièrement, ce sont les minerais stratégiques (or, titane etc.) que l’on trouve notamment en Afrique australe (Zimbabwe, Afrique du Sud, régions des grands lacs…). D’où le soin de la diplomatie chinoise à créer un maillage de relations dont l’une des réalisations institutionnelles n’est autre que le Forum de Coopération Chine-Afrique (FOCAC). Sa dernière édition eut lieu en 2018 à Pékin. Rassemblant 53 délégations venues du continent (à l’exception du dernier pays reconnaissant Taiwan, isolé et enclavé dans le territoire de l’Afrique du Sud et frontalier du Mozambique, le Eswatini – ex-Swaziland), en plus des dirigeants de l’ONU, de l’Union africaine, et de 26 organisations africaines et internationales, ce forum avait pour thème « communauté de destin et partenariat mutuellement avantageux ». Il consacrait surtout la montée en puissance de la Chine, premier partenaire commercial de l’Afrique. Le FOCAC est rapidement devenu le symbole des capacités et des ambitions diplomatiques chinoises faisant de l’Afrique un territoire particulièrement important dans sa politique internationale. Organisé tous les trois ans et alternant entre un pays africain et la Chine, le FOCAC a travaillé depuis près de 20 ans la feuille de route des relations sino-africaines, en matière de développement, d’investissements et de « dialogue Sud-Sud » en dehors de l’orbite diplomatique occidentale.

Deux thèmes majeurs ont été discutés dans la continuité de la tournée africaine de Xi Jinping fin juillet (sa quatrième visite depuis son arrivée au pouvoir en 2012) : l’intégration des pays africains au projet des Nouvelles routes de la soie et la construction d’une « communauté sino-africaine ». Plusieurs mémorandums ont été signés la veille du lancement du sommet, en bilatéral avec notamment la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso (récemment revenu dans le giron diplomatique de Pékin), le Gabon, le Nigeria ou le Cameroun, tous dans le cadre du projet chinois des routes de la soie. Xi Jinping promettait alors une enveloppe de 60 milliards de dollars de lignes de crédit pour les entreprises chinoises qui voudraient aller en Afrique entre investissements et prêts supplémentaires (15 milliards de dollars d’aide gratuite et de prêts sans intérêts). Le Sénégal, pays stratégique en Afrique de l’ouest pour la Chine assurera d’ailleurs la coprésidence tournante du FOCAC et accueillera le prochain sommet en 2021.

Le septième FOCAC s’inscrivait par ailleurs dans une continuité d’initiatives tous azimuts de la Chine prises notamment dans les domaines éducatif et culturel à destination de l’Afrique. Ainsi en accueillant au mois de juin 2018, la troisième réunion annuelle des commissions nationales de l’UNESCO à Shanghai, les autorités chinoises se faisaient les ardents défenseurs des Objectifs de développement durable (ODD) et offraient, pour la première fois, un projet permettant à tous les pays de participer au même niveau. Il s’agissait là d’une rupture nette avec les objectifs précédents permettant aux seuls pays industrialisés d’agir comme bailleurs de fonds. Symboliquement, de nouvelles relations pour favoriser la coopération Nord-Sud et Sud-Sud pouvaient dès lors se mettre en place et ce, avec d’autant plus de facilité que les Etats-Unis avaient annoncé un an auparavant, leur retrait de l’UNESCO. Last but not least, et fort du soutien des Etats africains, la Chine obtenait d’Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO, la nomination d’un Chinois, Yue Du, à la tête du département Afrique. Cette politique à large spectre menée parfois dans des conditions opaques a conduit à de très graves prévarications de hauts fonctionnaires africains et chinois contre lesquels Pékin a obtenu des demandes d’extradition. Dans le prolongement de l’accentuation de l’influence chinoise dans les instances internationales, la direction générale de la FAO, assumée par le Chinois (ancien vice-ministre de l’agriculture), Qu Dongyu participe de cette influence (en plus des modalités d’élection de ce dernier, avec le soutien des votes de pays africains) sur des sujets cruciaux pour la stabilité de l’Afrique. A l’ancienne directrice générale de l’OMS, Mme Margaret Chan (2013 à 2016) a succédé en 2017, l’ancien ministre de la santé et des affaires étrangères, marxiste, le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus. Ce dernier a depuis fort longtemps (plusieurs décennies) entretenu une proximité forte avec le régime du Parti-Etat chinois. Son élection a été largement soutenu par la Chine, sa direction à l’OMS l’est tout autant. Les manquements de la direction de l’organisation dans la gestion crise sanitaire mondiale de la Covid-19 ont largement montré les capacités d’influence de la Chine. En premier lieu, l’impératif du régime à Pékin était la préservation de son image malgré l’ampleur de la crise, tout en marginalisant, sinon neutralisant l’action de Taiwan.

Vers un impérialisme chinois en Afrique ?

Pékin instrumentalise sa relation asymétrique forte avec les pays africains. Le chercheur Jean‑Pierre Cabestan suggère que « la Chine n’est pas dans une logique néo-coloniale mais davantage hégémonique, voire d’impérialisme ». Si la rédaction d’un livre blanc en 2013 visait à clarifier les relations sino-africaines et discréditer les perceptions négatives de la présence chinoise, il n’en demeure pas moins que le sentiment très répandu de prédation sur les économies locales et nationales, autant que sur l’environnement et les ressources (en particulier halieutiques tout autour des eaux du continent) est facteur de tensions et de rééquilibrage de la politique africaine de la Chine. L’ensemble des Etats africains ont connu ces deux dernières décennies une augmentation très nette de leur relation avec la Chine et ce dans tous les domaines (économique, financier, diplomatique, culturel et militaire). Avant d’être un investisseur massif, la Chine fournit surtout des marchandises et des services. Les investissements directs étrangers (IDE) de la Chine vers l’Afrique s’élèvent à 2,4 milliards de dollars en 2016 contre 2,9 milliards en 2015. Alors que la Chine est devenue en moins d’une décennie le principal créancier du continent, les incertitudes liées à l’endettement des économies africaines sont de plus en plus criantes. Premier partenaire commercial du continent, la Chine investit peu au regard de ses investissement en Asie ou en Europe (idem pour le volume d’échanges commerciaux), mais développe une présence tous azimuts, relevant d’une intelligence économique fine et d’une stratégie concertée. Les infrastructures (réseaux de transport, bâtiments, hôpitaux, ports, etc.) représentent probablement le premier secteur d’activité chinoise en Afrique. A titre d’exemple, en 2017, 76 projets d’investissements en partenariat public-privé étaient signés avec l’Afrique. La grande majorité de ces projets concernait les transports. Par exemple, les voies ferrées entre Mombasa et Nairobi, entre Djibouti et l’Éthiopie ou encore au Nigeria sont autant de réalisations d’aménagement du territoire que des initiatives stratégiques de connexions assurées par deux grands acteurs, l’EximBank et la Banque de Développement de Chine. Leurs Présidents respectifs, Hu Xiaoliang et Zheng Zhijie, étaient d’ailleurs présents au sommet du FOCAC en 2018, signalant ainsi le poids de ces banques dans la politique étrangère de Pékin.

Le Fonds monétaire international (FMI) met en garde un grand nombre de pays dont l’endettement s’est considérablement accru ces dernières années (l’exemple de Djibouti est le plus éloquent, sa dette publique est passée de 50 % à 85 % du PIB en deux ans), notamment là où la Chine a pu investir via son projet de Nouvelles routes de la soie. La dette auprès de Pékin atteint 132 milliards de dollars depuis vingt ans. Pour paraphraser le second Président des Etats-Unis, John Adams, bien plus que par l’épée, Pékin a réussi à soumettre la plupart des Etats africains (à l’instar d’une partie de l’Asie, de l’Europe et demain ? de l’Amérique latine) par la dette contractée. Les ressources naturelles aident à rembourser la dette contractée par hypothèque. Les minerais, les hydrocarbures ou encore les terres agricoles participent au remboursement. Ce poids économique de la Chine peut constituer des débats de politique intérieure comme l’ont montré les mécontentements des populations africaines récurrents, en particulier sur les questions d’emplois, de tissu économique et industriel, et de concurrence déloyale de la part des entreprises chinoises, sinon de dépossessions des terres agricoles et d’appauvrissement des ressources halieutiques marines.

Dans un rapport de la Coface, fin 2017, les rédacteurs montraient la faible diversité des Etats africains exportant vers la Chine : 40 % des exportations des pays d’Afrique Saharienne provenaient d’Afrique du Sud, 25 % d’Angola, et environ 4 % chacun pour le Congo Brazzaville, le Congo Kinshasa et la Zambie. Ainsi 10 % des exportations se répartissaient entre la quarantaine d’autres Etats. Dans le même temps, plus de 20 milliards de dollars d’hydrocarbures et de combustibles minéraux et près de 32 milliards de dollars de minéraux transformés ou non (tous confondus) étaient exportés vers la Chine. En échange, Pékin exportait pour une valeur de 28 milliards de dollars de produits manufacturés et 23 milliards de machines et matériels de transport. Dans les années 2000, la Chine a négocié avec la République Démocratique du Congo, un accès sanctuarisé de ses ressources minières, en échange de la construction d’infrastructures. A ce jour, Pékin a préempté 90% du cobalt et du cuivre katangais, mais également des terres rares et le coltan, nécessaire aux technologies du digital ou à la fabrication des voitures hybrides et électriques. A titre d’exemple, de grands consortiums chinois, à l’instar de China Molybdenum (2,6 milliards entre Lubumbashi et Kolwezi) investissent dans des gisements à ciel ouvert ou non. Il en va de même pour le Niger avec l’exploitation de l’uranium avec la compagnie Zijing Hechuang Science and Technology Development Company, menant des recherches dans le nord du pays vers la région d’Agadez et menaçant par là même le monopole français dans la zone.

L’Angola est une figure devenue emblématique, hissée au rang de modèle, dans la relation entre la Chine et le continent africain. Les accords « ressources contre infrastructure » et la dépendance au pétrole sont les clefs de compréhension de cette relation. Afin de diversifier ses approvisionnements en hydrocarbures, Pékin établit une relation forte et privilégiée avec Luanda après avoir hésité un temps sur l’accroissement des volumes importés depuis le Moyen-Orient et ses rivalités avec les mouvances politiques soutenue par Moscou (le MNLA). Dès les années 1990, l’Angola est dans la ligne de mire de Pékin et deviendra l’un des principaux partenaires du continent. De ce fait, la relation avec l’Afrique s’est construite sur la dialectique de la puissance chinoise et de ses immenses dépendances. Il va en de la sorte avec la Zambie (pour le cuivre), le Soudan (pour le pétrole), le Nigéria (idem), l’Afrique du Sud (mines d’or et de diamant, de chrome, de fer et d’aluminium), la Guinée Conakry (pour la bauxite), etc. Les accords de construction d’infrastructures contre la sanctuarisation de ressources énergétiques et minières s’illustrent aussi dans une dimension de politique internationale plus large, à l’échelle du continent. L’exemple de la construction du siège de l’Union africaine (comme « cadeau » à ses partenaires africains) à Addis-Abeba par des entreprises et financement chinois (y compris des systèmes d’écoute et de collecte des échanges directement reliés par câble vers Pékin et Shanghai) est illustratif de l’influence politique de Pékin au sein du panafricanisme. Un autre exemple, tout aussi éloquent, concerne le nouveau African Center for Diseases Control, établi en 2017, à Addis-Abeba. Pékin a offert un montant de 80 millions de dollars pour sa construction. C’est par ce centre que transitent les équipements médicaux envoyés ou vendus par la Chine aux Etats africains. En ce sens, l’Ethiopie représente un partenaire stratégique important pour la Chine. Pékin y installera le siège régional de son agence de presse Xinhua, le siège du fonds sino-africain de développement et la jonction avec Djibouti par le train (qui demeure vide), plus particulièrement par la route, permet un désenclavement de l’Ethiopie et la consolidation des parcs industriels chinois en Afrique de l’Est.

L’agriculture, l’industrie textile, la diplomatie culturelle mais aussi le secteur de la défense et de la sécurité, y compris le domaine spatial (pour le lancement de satellites divers) connaissent un développement important via des partenariats bilatéraux venant concurrencer les puissances traditionnelles et principalement occidentales en Afrique. L’Armée populaire de libération a tenu en juin 2018 à Pékin son premier Forum sino-africain sur la défense et la sécurité, accroissant son influence auprès des acteurs africains.

Début juillet 2017, le film Wolf Warrior 2, est devenu le premier film non hollywoodien à intégrer le top 100 au box-office mondial de tous les temps.  Ce film d’action, empruntant les codes cinématographiques du héros hollywoodien, présente la Chine comme la puissance protectrice de l’Afrique à travers la figure d’un soldat des forces spéciales chinoises et faisant la part belle à la Marine chinoise. Quelques jours après, a été inaugurée la première base militaire stricto sensu chinoise à l’étranger, à Djibouti, là où les autres puissances sont aussi établies (Etats-Unis, France, Japon etc.). La rapidité des travaux et d’installation ont surpris la communauté internationale. La Chine demeurant très discrète sur ses ambitions et les usages d’une telle base militaire, bénéficie grâce à ce point d’ancrage sur le continent africain, d’un relais sur l’une des routes maritimes les plus importantes au monde (Asie-Europe via l’Océan Indien). Cette base est le prolongement de l’offensive chinoise diplomatique et commerciale vers l’Océan Indien et le continent africain. Après avoir investi dans ces régions, Pékin souhaite utiliser la base comme laboratoire de sa diplomatie future entre commerce et action militaire. La base est équipée d’un quai pouvant accueillir des navires de très grandes dimensions (porte-avions ou porte-hélicoptères). Une partie est souterraine. Enfin, la base est installée sur la sortie de câble sous-marins, là où passent la grande majorité des télécommunications africaines de l’est vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie. Enfin, Pékin perçoit son ancrage à Djibouti également à travers son port de commerce et le développement de l’hinterland de l’Afrique de l’est (Ethiopie essentiellement), autant que le développement des relations sino-africaines. Au printemps 2019, les autorités chinoises ont organisé un évènement d’ouverture de la base militaire aux autorités locales et aux représentations étrangères basées à Djibouti, afin d’améliorer son image et de communiquer sur les intentions de la Chine. C’est une première en près de deux années d’implantation aux portes de l’Océan Indien et dont les enjeux stratégiques animent de nombreux débats, dont la démultiplication d’autres installations navales chinoises, soit en Afrique, en Asie, en Méditerranée ou au Moyen-Orient.

Si Pékin dispose d’une seule base stricto sensu à l’étranger (excepté l’implantation dans le corridor de Wakhan en Afghanistan), le volet militaire s’est considérablement consolidé et est plus visible entre la Chine et l’Afrique. Si la participation aux OMP de troupes chinoises a sensiblement augmenté (citée ci-avant), la présence de forces de sécurité paramilitaire sur le continent est plus importante cette dernière décennie, tout comme la vente d’armes de la Chine à l’ensemble des pays africains : Algérie, Angola, Nigéria, Zimbabwe, Namibie, Ouganda, Soudan, Egypte, Afrique du Sud etc. Tous les types d’armes, de plus en plus des armes lourdes sont vendues, jusqu’aux navires et aéronefs, en passant par des drones. De plus, dans la continuité de l’extension de son réseau diplomatique, Pékin a toujours équipé ses implantations diplomatiques de cellules des services de renseignement (guoanbu), équipées de moyens d’interception et d’écoutes. Enfin, dans le cadre de la formation des élites des Etats africains, Pékin a assuré le financement de plusieurs milliers de bourses sur ses campus universitaires, la plupart du temps destinées à des ressortissants africains plus ou moins proches des sphères du pouvoir en place. La formation d’officiers des forces armées africaines s’est aussi accentuée, entrant en concurrence avec les partenaires traditionnels en matière de sécurité et de défense (France, Royaume-Uni, Etats-Unis). Si ces derniers éprouvent un séjour plus ou moins longs en Chine (de 6 mois à plusieurs années), les retours d’expérience montrent d’une manière générale que les acquis sont plus que fragiles et faibles. Pour autant, la volonté de Pékin n’est pas tant la formation des officiers étrangers (dont un grand nombre d’Africains) à la guerre moderne, que la Chine ignore sur le plan de l’expérience, que de tisser un réseau de relations redevables et de mieux connaître par le truchement de ces officiers les armées expérimentées de l’Occident.

L’Afrique constitue également un marché et un espace de sous-traitance (main d’œuvre et tissu industriel dans les parcs) en écho à un appareil industriel en pleine mutation depuis la crise financière d’il y a 10 ans, et plus encore suite à la crise de la Covid-19. La Chine souhaite prendre des parts de marché dans les télécommunications, l’industrie culturelle et plus largement le digital via ses grands groupes Alibaba, Tencent, Huawei ou ZTE. Ces derniers jouent et joueront un rôle important dans l’équipement des réseaux des capitales africaines. En mai 2019, un protocole d’accord a été signé à Addis-Abeba, entre le vice-Président de Huawei (région Afrique du Nord) et le vice-Président de la Commission d’Union africaine Quartey. Alors que pour les dirigeants africains, cela permettra de réduire la fracture numérique, l’enjeu pour la Chine est de stimuler et d’installer dans la durée son influence numérique et de technologies de rupture : installation du haut débit, 5G, IA, Internet des objets. Ceci permettra à la Chine d’avoir un accès aux données, à termes de l’ensemble de la population africaine et de contrôler les réseaux numériques de l’ensemble du continent. En ce sens, Huawei propose une large gamme de service, depuis les technologies innovantes associées à la sécurité et au contrôle des populations, mais aussi de formation en informatique et des data centers, ou encore la modernisation de l’industrie énergétique.

En matière d’influence, Pékin n’a jamais cessé de contester la présence (rivale) des puissances occidentales en spéculant sur le passé colonial, voire sur l’esclavage. Pilier du « dialogue Sud-Sud », la trajectoire de développement chinois se veut être le modèle alternatif aux démocraties occidentales, plus efficace encore que ces dernières. Par-là même, le régime chinois et ses élites ont toujours été très attentifs aux modalités des relations entre puissances avec l’Afrique. La France, malgré elle, a bien été utile (et continue de l’être) à une meilleure connaissance et une implantation toujours plus importante sur le continent africain, particulièrement l’Afrique francophone. C’est en passant par la France que bon nombre de diplomates et d’experts chinois de l’Afrique se sont formés aux réalités africaines (langues, codes, réseaux d’influence et politique etc.). L’exemple du parcours de l’actuel ambassadeur de Chine à Paris, Lu Shaye illustre cette tactique chinoise. En poste en Afrique francophone (dont le Sénégal) puis aux affaires africaines du Ministère des affaires étrangères à Pékin, puis ambassadeur au Canada, Lu Shaye incarne une génération de diplomates chinois bien formés et bien informés sur les situations stratégiques des pays ou sujets dont il est responsable.

Conclusion 

L’Afrique toute entière n’a jamais autant compté dans le paysage stratégique de la Chine. A travers une approche régionale découpée entre la façade maritime de l’Océan Indien (Djibouti et la base militaire, le Kenya, la Tanzanie ou encore le Rwanda), une ouverture sur l’Afrique de l’ouest et du nord (par la Méditerranée) et enfin l’Afrique australe (polarisé sur le partenaire économique et politique privilégié, membre des BRICS, l’Afrique du Sud) la diplomatie de Pékin vise à une couverture géographique de l’ensemble du continent.

La diplomatie chinoise, très active sur le continent n’est pas achevée et rencontre plusieurs limites. La sécurité des ressortissants, la concurrence avec les puissances occidentales, le choix varié et mondial des pays africains dans les partenariats et les mécontentements des populations africaines sont autant de défis pour la politique africaine de la Chine. Si Pékin cultive les connivences autant que la proximité avec les régimes des Etats africains, il est beaucoup plus difficile de satisfaire les opinions africaines, qui de plus en plus manifestent un ressentiment à l’égard de la Chine. Le décalage est majeur. Le décrochage n’est pas exclu. La crise économique actuelle et durable qui touche l’Afrique en raison de la pandémie de la Covid-19 ne modifiera pas ces perceptions. Il y a là un exemple évident de l’échec partiel du Soft power chinois. « L’impossible puissance globale » chinoise ne pourra pas faire l’économie d’une exposition toujours plus forte tant en matière militaire et sécuritaire, mais également de transparence dans ses échanges économiques, financiers et diplomatiques avec le continent africain. Au total, la politique africaine de la Chine pose un défi immense aux démocraties occidentales.

Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot. Cet article a été initialement publié dans la Revue Le Grand Continent le 17 juillet 2020. Vous pouvez lire l’article original en cliquant sur le lien ci-dessous :

La Chine-Afrique est-elle mal partie ?

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