Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron
Alors que la Covid-19 fait des ravages dans les pays de l’Amérique du Sud, soumis à un confinement de plus en plus périlleux pour leur économie, la Chine semble accélérer son emprise sur un continent qui demeure pourtant le pré-carré des Etats-Unis, depuis la doctrine Monroe en 1823 et plus tard en 1904, avec la politique du Big Stick de Theodore Roosevelt. Depuis deux décennies, au moins, l’influence américaine sur le continent sud-américain est fortement concurrencée par Pékin. Il y a trois ans, l’établissement de relations diplomatiques entre Pékin et le Panama – aux dépens de Taïwan – rappelait au reste du monde que les autorités chinoises dupliquaient une stratégie déjà éprouvée dans sa plus proche périphérie : contrôle des voies de passage, diversification des voies d’approvisionnement en ressources naturelles et agricoles et asservissement de ses partenaires par la dette. Empathie des régimes autoritaires sud-américains pour l’URSS hier que nourrit le mythe de la révolution, de la Chine aujourd’hui et de son modèle de développement, vindicte populiste contre Washington, choix d’une alternative multilatéraliste (les BRICS, ou la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes- CELAC) opposée à celle des institutions internationales déjà existantes : les raisons de ce rapprochement sont nombreuses et visent pour Pékin à isoler davantage Washington. Le succès du projet BRI initié par Xi Jinping – et dont la légitimité politique au sein du Parti dépend – est également à ce prix.
Ce n’est pourtant qu’en 2008 que la Chine publie son livre Blanc des relations avec l’Amérique latine et les Caraïbes. Cet intérêt formel récent ne doit pas laisser penser que les échanges commerciaux et diplomatiques entre la Chine et le continent sud-américain étaient inexistants. Certes limités par le double géographique, d’un côté, l’« arrière-cour américaine », de l’autre, les terres les plus éloignées de Chine, les échanges vont connaitre un essor dès le milieu des années 2000 puis une accélération après 2008 avec le soutien du Parti-Etat et l’internationalisation croissance de la Chine et le renforcement de sa politique internationale après la crise financière des Subprimes. La même année, le Livre Blanc donnera le cadre des relations diplomatiques et géoéconomiques, sinon stratégiques, pour la décennie suivante. L’Amérique latine est alors perçue comme un nouvel espace stratégique dans la perspective de diversification des voies d’approvisionnement en matières premières et agricoles. Les efforts fournis permettront d’investir des réserves en matières premières toujours plus loin du territoire chinois et de multiplier les points d’approvisionnement déjà largement éprouvés comme la Russie, l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique. Dès lors, les hydrocarbures, les minerais et le soja joueront un rôle absolument clef dans la stratégie des groupes étatiques de Pékin.
A titre d’exemple, entre 2000 et 2018, le volume des échanges de marchandises passe de 12 milliards à plus 307 milliards de dollars. Cette trajectoire illustre le dépassement des partenaires commerciaux dits traditionnels que sont les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon. Très orientée sur les ressources naturelles (en particulier hydrocarbures et minerais), les relations sont presque exclusivement concentrées sur quelques produits. La RPC travaille à une « diplomatie du pétrole » (shiyou waijiao) qui recoupe le projet des « routes de la soie » ou Belt and Road initiative (BRI). De manière similaire à la progression rapide et tous azimuts de la politique étrangère chinoise dans les économies émergentes et en développement, l’Amérique Latine et les Caraïbes connaissent depuis une décennie une transformation en profondeur de la géopolitique et de la géoéconomie induit par l’acteur Etatique chinois. La présence chinoise dans cette partie du monde n’intéresse que trop peu les spécialistes, malgré des travaux éclairants d’excellentes qualités. Alors qu’un dialogue et un développement des relations entre l’Amérique Latine et l’Europe sont en cours et en réserve d’une maturation souhaitée de part et d’autre de l’Atlantique. Cet article propose une synthèse des enjeux de la montée en puissance la Chine en Amérique du Sud, ainsi que des réflexions stratégiques sur le devenir de l’acteur chinois au regard des mutations diplomatiques en cours avec la continuité de la pandémie et de l’agenda politique américain.
Diplomatie des matières premières : élargir ses approvisionnements en puisant dans l’arrière-cour américaine
Même si la Chine est un pays dont les ressources énergétiques sont importantes (13 % des réserves prouvées mondiales de charbon, vaste territoire pour l’installation d’énergies renouvelables et importantes quantités de gaz et de pétrole), ses besoins en énergie sont colossaux[1]. Elle est devenue, depuis 2010, la première consommatrice mondiale d’énergie et le premier importateur de pétrole. Afin de réduire ces faiblesses et dépendances énergétiques, l’État central met en œuvre une stratégie qui passe par une diplomatie modernisée, notamment dans son environnement régional, et en Afrique ou au Moyen-Orient. Au total, sur la période 2005-2015, les grands groupes chinois ont mené plus de 200 opérations de fusion et d’acquisition réparties dans environ 80 pays. L’Amérique latine représente par là-même un dépassement de l’horizon stratégique régional chinois.
Tout au long des années 2008, Pékin procédera à un rapprochement des pays de la région en signant plusieurs traités de libre commerce (à chaque fois dans un cadre bilatéral) : le Chili en 2005, le Pérou en 2008 ou encore le Costa Rica en 2011. Une situation similaire a été envisagée à Bogota, sans pour autant connaitre de suites formelles. Plus largement, depuis le Livre Blanc de la politique chinoise de l’Amérique latine en 2008 qui précisait la complémentarité des économies chinoise et latino-américaine et la promotion d’un dialogue Sud-Sud, dont le format des BRICS formera le plus éloquent des espaces diplomatico-commerciales non-occidental, la relation sino-latino-américaine témoigne des besoins colossaux de la Chine en matières premières (pétrole, gaz, minerai de fer, cuivre, soja, bois, lithium, viande, poissons, fruits etc.).
La diplomatie du pétrole du Parti-Etat s’appuiera sur les quatre principales compagnies : Sinopec, CNOOC (pour les exploitations en eaux profondes), CNPC et Sinochen (compagnie d’import-export pour le Chimie. En prospection dès les années 1990, les plus grands projets verront le jour à partir de 2010, notamment au Venezuela, au Pérou, en Equateur, au Brésil, en Colombie et en Argentine. Ces opérations d’ampleur font toutes suites au développement des compagnies chinoises en association, au rachat, ou aux acquisitions de concessions et groupes pétroliers sur le continent sud-américain. Les exemples sont nombreux depuis l’implantation progressive des années 1990. Nous pouvons retenir parmi les cas les plus éloquents : l’association de CNPC à diverses entreprises d’Etat au Venezuela, au Pérou ou en Equateur ; l’intégration de CNPC dans le consortium au Brésil aux côtés de Shell, Total et Petrobras ; Sinopec acquerra la filiale argentine de la société Oxy (Etats-Unis) en 2010 ; association avec la compagnie Repsol ; Sinopec rachète 30 % des actions de la société portugaises Galp au Brésil ; la CNOOC pris 50 % des participations de la compagnie Bridas (Panamerican Energy) ; ou encore, en 2015, l’association entre Sinopec et YPF en Argentine. L’ensemble de ces projets se font avec la complaisance des élites latinos. Des faits de corruption sont parfois mis au jour, à l’instar des accords signés en Equateur avec le président Rafael Correa pour l’exploitation de la « raffinerie du Pacifique ». Ce projet annulé, sera repris sous la présidence Lenín Moreno, sous un autre nom « Raffinerie de Manabi ». Dans l’ensemble, les sociétés chinoises montrent une certaine flexibilité face aux législations et politiques d’un Etat à un autre. En cela, les acteurs chinois des matières premières se distinguent des prêteurs dits « classiques », régulés par des conditions imposées aux pays débiteurs. Ce qui n’empêche pas un conditionnement par les acteurs chinois sur la main d’œuvre, des contrats et des obligations d’achats de produits chinois en retour. L’ensemble de cet activisme des sociétés chinoises exploite divers champs pétrolifères et gaziers au Venezuela (la fameuse ceinture pétrolière de l’Orénoque), au Brésil (en Amazonie ou au large de Rio de Janeiro), en Argentine (région de Neuquén et province de Chubut), au Pérou et en Equateur.
En plus des hydrocarbures, les extractions de minerais occupent une place majeure de la stratégie de diversification en approvisionnement chinois. Riche en cuivre, en or, en lithium ou encore en argent, le Pérou, le Brésil et plus récemment l’Equateur sont les principaux pays ciblés par les consortiums chinois (essentiellement Chinalco ou Minmetals) articulés par le Parti-Etat. Sans être exhaustif, citons les principales mines : le cuivre de Las Bambas au Pérou rachetée à la société suisse Glencore-Xstrata ; les mines de cuivre de Carlos Panantza et El Mirador en Equateur ; l’exploitation de l’or par l’entreprise Shandong Gold en Argentine (San Juan), ou encore, le cuivre de Toromocho au Pérou.
Enfin, les produits agricoles et les ressources halieutiques font partie intégrantes de la stratégie chinoise de diversification des approvisionnements. Les accaparements de terres ont progressivement cédé la place à des acquisition de sociétés agroalimentaires. Ainsi, le géant Cofco a acquit 51 % des actions du groupe Nidera (Pays-Bas) (2018), permettant à Pékin un contrôle beaucoup plus incisif sur le marché mondial du soja. Au-delà de l’approvisionnement de la Chine en grains, le directeur général du groupe Cofco, Chi Jingtao, rappelait de manière limpide les ambitions chinoises : « D’ici à 2050, nous serons plus de 9 milliards sur Terre. Face à la croissance démographique et à la demande des marchés émergents, la production et le commerce des grands produits agricoles doivent continuer à augmenter. Nous sommes déterminés à jouer un rôle de premier plan dans le système alimentaire mondial ». L’Amérique latine est un élément important dans le processus hégémonique de la Chine du contrôle de l’alimentation mondiale. Les espaces producteurs que forment les gigantesques fermes de soja, de bovins entre le Brésil et l’Argentine sont au cœur de la réalisation de ce processus. Le secteur de la pêche le long des côtes pacifiques est lui plus récent. Les pêcheries chinoises exploitent de manière accrue les stocks de poissons et de crustacés, souvent de manière illégale. Depuis plusieurs mois, des flottilles chinoises (originaires du Zhejiang – Zhoushan particulièrement et du Fujian) sont repérées malgré les coupures de système AIS dans les aires marines protégées des Galapagos. Ces navires usines se livrent à un véritable pillage des ressources halieutiques, générant à termes des instabilités sociales, écologiques et économiques au Pérou, en Equateur et au Chili.
Libre-échange et démocratie : le grand renversement
Fascination d’un Bolsonaro pour le Brésil de son aïeulKubitschek, ou nostalgie d’une partie de l’opinion argentine pour le régime fort d’un Peron : assurément la démocratie et le libre-échange, autrement appelé le Consensus de Washington, ont vécu. Ici comme en Europe ou aux Etats-Unis, les peuples crient leur colère et veulent reprendre le pouvoir, souvent sous les traits de l’homme fort. C’est désormais le Consensus de Pékin qui fait florès auprès des élites sud-américaines et l’impact des traités de libre-échange se comprend d’autant mieux à travers le prisme de la rivalité commerciale menée, dans cette partie du monde, par la Chine et les Etats-Unis. Première observation : l’intégration de la Chine au sein de l’OMC (2001), a partiellement réorienté la délocalisation des joint-ventures mexicano-nord-américaines, appelées « maquilladoras ». Une hausse exponentielle du chômage, et l’explosion – corollaire de celle-ci – de la criminalité, conforte un Donald Trump de vouloir ériger, sur les 3200 kilomètres qui séparent les deux voisins américains, un long mur. Même si l’interdépendance du Mexique et des Etats-Unis ne saurait remettre en cause a priori le NAFTA, premier accord de libre-échange signé par les Etats-Unis sur le continent américain (1994), le gouvernement mexicain a pâti des délocalisations industrielles nord-américaines. Pour autant, et la nature ayant horreur du vide, des projets de réindustrialisation dans le domaine des micro-processeurs sont désormais en cours avec Taïwan. Foxconn est l’une de ses multinationales qui, après s’être retirée du continent chinois, opterait en effet pour le Mexique.
Vis-à-vis des pays de l’Amérique centrale, le CAFTA, signé avec Washington à partir de 2006, sanctuarise les échanges entre les Etats-Unis le Costa Rica, le Salvador, le Guatemala, le Nicaragua, la République Dominicaine, et le Honduras. Si, dans la zone Caraïbes, Taïwan a été et reste aux yeux d’un certain nombre d’entre eux la seule Chine légale, la République Dominicaine, a en revanche succombé à la diplomatie du carnet de chèque et privilégie Pékin, depuis deux ans déjà. Ce petit pays insulaire ouvre d’ores et déjà des opportunités à la pénétration chinoise sur les marchés de la région, dans le domaine pétrolier notamment, tant vis-à-vis de la Colombie ou du Venezuela que la Chine convoite depuis longtemps. Chacun de ces pays se situant dans le classement des 15 premiers pays mondiaux auprès desquels la Chine importe ses hydrocarbures. Dans le cas du Venezuela, tout particulièrement, la proximité idéologique entre Hugo Chavez puis de son successeur, Nicolas Maduro, et les dirigeants chinois n’est naturellement pas étrangère au fait que la Chine est devenue, depuis 2010, le deuxième partenaire économique de ce petit pays. Hugo Chavez se voudra d’ailleurs le porte-parole à l’échelle du continent du rapprochement avec la Chine. Plate formes et oléoducs ont été aménagées par la Chine et ses majors pour exploiter le principal gisement du pays, l’Orénoque. L’exemple du Venezuela est symptomatique d’une approche pragmatique de la diplomatie économique déployée par Pékin sur l’ensemble du continent. Cette approche croise le bilatéral et le multilatéral par l’établissement de ses propres accords de libre-échange avec des pays tels que le Costa Rica. Elle voit par ailleurs dans le retrait par les Etats-Unis du TPP (Trans-Pacific Partnership) une opportunité à son propre projet concurrentiel de libre-échange, le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership). Toutefois les échanges entre la Chine et l’Amérique latine ne sont pas équilibrés. Sans euphémisme, les relations sont asymétriques à l’instar du continent africain ou européen. La Chine importe plus qu’elle n’exporte en direction de la Chine. En 2014, l’Amérique latine à travers l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, l’Equateur, le Mexique et le Pérou, soit 88% du PIB total du sous-continent, ont cumulé un total de 83.3 milliards de dollars d’exportations contre un total de 152 milliards en importations.
Asymétrie des relations et tactique de la peau du léopard
Entre le milieu des années 2000 à 2019, Pékin a prêté près de 140 milliards de dollars dans tous les secteurs (énergétique, télécommunication, infrastructure, agriculture, extraction, santé etc.) en Amérique latine et dans les Caraïbes et de manière concentré au Brésil, en Argentine, au Venezuela ou encore en Equateur. Les deux secteurs énergétiques et infrastructures concentrent à ceux seuls plus de 80 % des prêts. Les prêts (comme sur le continent africain sont nettement supérieurs aux investissements stricto sensu) sont essentiellement concentrés entre deux grandes banques du régime de Pékin : China Development Bank et Export-Import Bank of China (EximBank). Les modes opératoires sont identiques à ceux connus en Afrique ou dans la plupart des économies en développement. Les endettements cumulés par les Etats d’Amérique Latine font craindre des scénarios éprouvés au Sri Lanka ou ailleurs en Afrique ou en Océanie. La dépendance de la dette est une arme tactique développée par Pékin afin d’assoir sa stratégie de diversification des approvisionnements en ressources minérales et agricoles et de faire contre-poids aux puissances rivales, Etats-Unis en tête. Depuis 2017, la Chine est l’un des principales partenaires commerciales de l’Amérique latine (deuxième ou premier selon les années). Pour le Brésil, l’Argentine, le Chili ou l’Uruguay, Pékin est le premier partenaire commercial. Cette célérité est essentiellement le fait d’investissements et de prêts dans les secteurs stratégiques pour Pékin : ressources minérales, hydrocarbures, ressources agricoles et de plus en plus dans les infrastructures (à l’image du port de Paranaguá au Brésil, le second port le plus important en tonnage) et l’énergie.
Le principal partenaire commercial de la Chine demeure le Brésil et leurs échanges représentaient déjà en 2014, 78 milliards de dollars. D’autres pays voient également renforcer leur partenariat avec la Chine. C’est le cas du Chili pour qui la Chine est le premier partenaire d’exportation avec un pourcentage d’exportation atteignant les 24,4% de ses exportations totales. Contrôler les points de passages névralgiques et couvrir sur un large spectre les régions à la fois lusophone et hispanophone est une tactique qui, pour Pékin, s’apparente à celle de la peau du léopard. Comme en Afrique, elle s’appuie sur des prospectives entamées plusieurs décennies auparavant, lesquelles finissent par porter leurs fruits. Ainsi, le partenariat stratégique sino-brésilien signé en 1974 a commencé véritablement à se développer dans les années 2000. Des déplacements fréquents du Président chinois Hu Jintao auprès de son homologue de l’époque, Lula da Silva, ont concrétisé des efforts de longue haleine qui portent désormais sur des projets de coopération dans des domaines aussi sensibles que les technologies spatiales, l’aviation (civile et militaire) ainsi que le nucléaire. Ce dernier volet a plus d’une fois inquiété l’AEIA étant donnée l’inclination du Brésil à vouloir exporter de l’uranium – dont il possède de très importants gisements – à des pays à risque comme l’Iran. L’annonce, en 2009, de Nelson Jobim, alors ministre de la Défense que des pilotes de chasse chinois seraient formés sur le porte-avion brésilien Sao Paulo avait par ailleurs suscité l’émoi de Washington. Elle faisait suite à la déclaration d’un haut responsable militaire chinois de l’intention du gouvernement de Pékin d’acquérir un porte-avion auprès du Brésil, dans les années à venir.
Ces intentions ont eu pour conséquence d’accélérer les échanges bilatéraux dans le domaine de la défense. Cette coopération s’est traduite par la signature d’un accord-cadre lors de la visite de Dilma Rousseff – successeur de Lula da Silva – en Chine (avril 2011). Cet accord de défense est le premier signé par la Chine avec un pays d’Amérique du Sud, et ne cessera depuis d’être honoré. Avec en particulier des échanges de haut niveau dans tout ce qui a trait à la surveillance satellitaire. L’actuel Président Bolsonaro est toutefois beaucoup plus réservé vis-à-vis de la Chine. Soulignons que durant sa campagne électorale, celui-ci a privilégié un déplacement à Taïwan alors que le Brésil n’entretient des relations officielles qu’avec la République populaire de Chine. Bolsonaro ne cache guère son admiration pour Donald Trump et ses coups de menton à l’encontre de la Chine. Les deux hommes se sont rencontrés à Washington en mars 2019. Leurs discussions portaient essentiellement sur le Venezuela mais aussi sur la Chine et l’incontournable sujet portant sur Huawei. Un an plus tard, le chef de la sécurité Augusto Heleno signait une ordonnance définissait les directives de cybersécurité à respecter par les fournisseurs d’infrastructures 5G au Brésil. Cette ordonnance place d’emblée le Brésil à égale distance de ses principaux partenaires commerciaux : la Chine et les États-Unis. L’ordonnance ne donne pas au géant chinois Huawei un marché complètement ouvert, ce qui ouvre le Brésil aux entreprises soutenues par les États-Unis, telles que Cisco ou les industries concurrentes telles qu’Ericsson et Nokia. De plus cette ordonnance explique qu’il n’y aura pas qu’un seul fournisseur pour la 5G au Brésil ce qui signifie que si Huawei est choisi pour être le fournisseur de la 5G, il n’obtiendra pas pour autant le monopole du sera marché brésilien. Qu’est-ce à dire ? La Chine rencontre désormais des résistances y compris au Brésil, son premier partenaire sud-américain.
La relation avec le Venezuela, relativement discrète et de faible intensité avant le début des années 2000, toutefois bien établie notamment dans une perspective politique, fera l’objet d’un tournant stratégique en 2004 sous la présidence d’Hugo Chavez. Du côté de Caracas, la stratégie « pluripolaire » visant à multiplier les partenaires internationaux pour diluer l’hégémonie américaine s’appuiera sur le Parti-Etat pékinois, mettant en avant des affinités politiques. Les échanges commerciaux atteindront un maximum de 20 milliards de dollars en 2012, puis se réduire à moins de 10 milliards de dollars en 2016 en conséquence de la crise politique, sociale et sanitaire vénézuélienne. Rappelons que deux-tiers des exportations du Venezuela partent en Chine, essentiellement du pétrole (dont la qualité n’est pas excellente, ce qui permet entre autres à Pékin de l’acheter à un prix bien inférieur à celui du marché). La crise vénézuélienne provoque un rééchelonnement régulier de l’endettement (le dernier dans le courant de l’été 2020), en lien avec la chute du prix du baril. Cette relation de près de vingt ans, fortement structurée par le marché du pétrole repose sur une série d’accords-cadres de financements pour un montant cumulé de 67 milliards de dollars[2]. La Chine a opéré à l’instar des autres pays de la zone à une vaste diversification des prêts et investissements : télécommunication, énergie, constructions (logements), infrastructures, extractions, spatiale etc. L’isolement diplomatique du Venezuela et l’intensification des tensions et du rapport de force sino-étasunien suggère une incertitude durable quant à la relation de Caracas avec Pékin d’une part, et au devenir de la crise polymorphe, désormais établie dans la durée. En matière d’influence politique et stratégique, Pékin a renforcé sa présence et son aura au Venezuela dans la perspective de contester l’hégémon américain. En ce sens, la Chine perçoit le Venezuela comme un élément tactique important dans la stratégie sud-américaine. Le régime de Caracas en crise profonde n’est pas sans bénéficier à l’Etat-Parti chinois.
La crise mondiale de Covid-19 particulièrement difficile sur le continent n’a pas remis en question la relation spéciale entre Pékin et Caracas. Au contraire, cette dernière a été l’objet d’une attention particulière de la « diplomatie des masques ». La Chine s’est livrée à la livraison de matériels médicaux variés et d’une aide sanitaire en lien avec une présence chinoise accrue notamment dans le domaine du gaz et du pétrole. Si cette diplomatie très controversée, et marquée par des arrières-pensées tactiques de la part de Pékin reste très limitée. Cependant, le Venezuela vante les mérites du régime de Pékin, se faisant ainsi une forme de porte-parole dans le sous-continent, sans pour autant connaître de résonnances. La Chine réussit néanmoins tactiquement de maintenir dans son giron de pays fragilisés une place et une influence dans l’arrière-cour américaine. Si la faillite du régime de Caracas a engendré une chute libre de plus de près de 80 % de son PIB depuis 2015, le maintien des relations sino-vénézuélienne n’a pas empêché le départ d’entreprises chinoises et la montée des critiques et de la méfiance au sein de la population vénézuélienne à l’égard de la Chine. La corruption structurelle, le manque de qualité de base dans la réalisation de plusieurs projets d’infrastructures et de construction et la concentration des efforts diplomatiques et économiques sur l’extraction des hydrocarbures dans des conditions douteuses par les opérateurs chinois (Sinopec, CNPC, CNOOC) nourrissent ces ressentiments ; la crise de la Covid-19 a contribué a accéléré ce phénomène qui semble difficilement réversible.
Vers une redistribution des cartes ?
Le retrait, relatif, de l’influence américaine dans la zone, en parallèle de la maturation de l’aura pékinoise contribue à animer de nouveaux débats sur la dépendance, les conflits sociaux et environnementaux, tous très importants en Amérique latine. L’influence de Pékin se fait sentir dans tous les domaines. Le retrait de l’intégration régionale et la concurrence accrue entre les Etats de la région sont renforcés par l’influence chinoise.
Si Pékin a privilégié le développement de l’économie extractive avec la bienveillance des gouvernements latino-américains, la diversification des secteurs d’activité ses dix dernières années montre combien la relation Chine-Amérique latine est asymétrique et très stratégique pour la puissance chinoise. Pour exemple, le développement des hydrocarbures non-conventionnels, des barrages et donc de l’hydroélectricité, les énergies dites renouvelables (éolienne et solaire) s’ajoutent à une diversification des infrastructures allant des ports (Pérou, Brésil) à des métros (Bogota) en passant par des projets de corridors bi-océanique, ou encore du creusement du canal bi-océanique au Nicaragua. Concernant ces deux derniers projets d’envergures, le corridor sud-américain bi-océanique ferroviaire (connectant l’Atlantique au Pacifique par l’Argentine et le Chili – un autre projet passerait par le Brésil, le Pérou et le Chili) n’a jamais connu de réalité opérationnelle. C’est un sujet extrêmement compliqué, coûteux et difficile en termes de réalisation. Tandis que le canal au Nicaragua, financé par la société sino-hongkongaise HKDN est à l’arrêt. Ce projet lui aussi, extrêmement coûteux, projetait de dédoubler le canal du Panama (rappelons que ce dernier a été ces dernières années élargi et modernisé pour faciliter la circulation des navires marchands de grands dimensions), trois fois plus grand et deux fois plus profond. L’arrêt du projet trouve des réponses dans le montant financier de l’infrastructure, la réticence des populations locales – sur fond de préservation de milieux et sociale, la corruption endémique du Nicaragua et le rapport de force géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine en Amérique centrale.
Si ces vastes projets très ambitieux sont à l’arrêt ou ne vont pas aussi vites que le développement de l’extraction et de la main mise sur des ressources agricoles, cela ne réduit pas les velléités stratégiques limpides de la Chine en Amérique latine. Cette dernière s’illustre par le contrôle de la production des matières premières, et de plus en plus par les espaces logistiques de transformation, conditionnement et de transport en direction de la Chine. Enfin, par les domaines des technologies de communication et des réseaux, Pékin accroît son influence et le contrôle des flux, à termes des données.
Le développement des Instituts Confucius (plus d’une quarantaine en 2019) réparti sur l’ensemble du continent, participe de cette stratégie d’influence chinoise du Parti-Etat, malgré l’éloignement géographique et la présence importante des réseaux divers d’influence occidentale ou non. Surtout, à l’instar de l’Afrique, d’une large partie de l’Asie centrale, du Sud et du Sud-Est, Pékin s’est employé a mêlé à sa politique de soft Power, des bourses à destinée à la jeunesse latino-américaine. Ainsi, colombiens, chiliens, argentins ou encore uruguayens et vénézuéliens ont suivi et continuent de suivre des formations sur les campus chinois.
Le développement massif des exportations des pays d’Amérique latine vers la Chine, essentiellement concentrées sur les ressources naturelles (minérales ou agricoles) fragilise et affaiblit les économies de la région. D’une part, la dépendance à la Chine est accrue, d’autre part, ce schéma géoéconomique encourage la « malédiction de la rente », délaissant l’innovation, l’industrialisation et la diversification économique. Si la balance commerciale est de manière structurelle déficitaire en faveur de Pékin, les économies latino-américaines sont aux prises avec les importations de produits manufacturés chinois à moindre coût. Si les échanges commerciaux n’augmentent plus aussi rapidement ces deux dernières années (a fortiori pour 2020 et en projection pour 2021) entre la Pékin et les capitales du continent, le surendettement et la forte polarisation des économies sur des projets extractifs, sans politique régionale cohérente et structurée, font croître les incertitudes économiques, sociales et politiques. Les dettes contractées par les Etats ces 10 dernières années ont explosé. A titre d’exemple, citons les 19 milliards de prêt à l’Equateur sur dix ans ; les 62 milliards de prêts à Caracas, Afin de subvenir au remboursement des dettes les Etats concernés ont recours à diverses tactiques très fragiles, témoignant de la grande asymétrie de puissance (s’il en est) dans les relations bilatérales. Pour exemple, l’Equateur exporte plus de 80 % de sa production vers la Chine à un prix inférieur à celui du marché. D’autres (le Venezuela ou le Brésil) tentent d’augmenter la production de pétrole en exploitant des gisements au cœur de l’espace amazonien.
Enfin, si les pays de la région ont connu un certain niveau d’industrialisation (en particulier au Brésil et en Argentine) et qui avaient amorcé des échanges à l’échelle du sous-continent (dans la perspective d’un soutien, notamment, d’une intégration régionale) se retrouvent depuis une décennie dépassée par la Chine. La montée en puissance de l’influence et de la présence chinoise dans la région a parallèlement été suivie par une désintégration des chaines de valeurs régionales. En ce sens, les débats au sein de la société civile latino-américaine (universitaires, parlementaires, associations, ONG, etc.) pointent du doigt une forme de « re-primarisation » des économies, favorisé par le développement des activités extractives, parfois analysée comme « consensus des commodities » par les universitaires argentins Maristella Svampa et Ariel Slipak.
Comme en Asie du Sud, du Sud-Est et en Afrique, Pékin accroit également son influence dans le domaine militaire sur l’ensemble du continent. Outre la coopération (très intense) dans le domaine spatial de plusieurs pays du continent avec la Chine (lanceur de satellite, satellites-espions, imagerie, météo etc.), Pékin a accru son influence dans le secteur militaire et sécuritaire sur l’ensemble de la région, suscitant de réelles inquiétudes aux Etats-Unis. La proximité avec La Havane s’est aussi considérablement accrue. Après que les Russes ont délaissé des stations d’écoute dans la région de Lourdes, Pékin y a déployé plusieurs ressources (techniciens, gestion portuaire, diplomatie culturelle etc.). Aussi, la Chine a signé un accord de coopération militaire avec bon nombre de pays de la zone : Brésil, Venezuela, Argentine, Chili, Pérou et Uruguay. De plus, un forum multilatéral sur la coopération militaire logistique a été institué dans la continuité de ces accords et parallèlement au développement des relations commerciales bilatérales. Discrètement (ou presque) Pékin a su investir tous les champs du sécuritaire et du militaire sur le continent, au moment même où les Etats-Unis connaissaient une forte polarisation stratégico-militaire au Moyen-Orient et en Asie de l’Est, précisément avec la modernisation militaire de la Chine. Aussi, le volet militaire et sécuritaire se manifeste à travers les opérations de maintien de la paix, notamment à Haïti, mais aussi dans le développement de la formation d’officiers latinos (Venezuela, divers pays d’Amérique centrale etc.), d’échanges de hauts niveaux entre responsable militaire, notamment en lien avec des transferts de technologies et de ventes d’armements. En 2018, le navire-hôpital Peace Ark fera escale au Venezuela, témoin du soutien politique de Pékin au régime vénézuélien. Plusieurs équipements et armements (radars de surveillance, avions de transports, véhicule blindés d’infanterie, lance-roquettes etc.) sont ainsi livrés, en particulier au Venezuela depuis plus de deux décennies. Enfin, les diplomaties russe et chinoise s’accordent contre toute initiative d’action militaire à l’encontre du régime de Caracas, en cela la complémentarité stratégique sino-russe trouve un terrain d’expression en Amérique latine.
Aussi, la stratégie des pôles (ici l’Antarctique en particulier) menée par Pékin est indirectement liée à son activisme au sein du Chili et de l’Argentine. La RPC s’appuie sur la proximité géographique de ces deux États et sur la forte interdépendance économique qu’elle entretient avec eux. Le Chili comme l’Argentine se définissent d’ailleurs comme des pays « passerelles » vers l’Antarctique. En ce sens, la création en 2017 de la Commission binationale permanente entre le Chili et la Chine à Pékin permet le déploiement de navires chinois, mais aussi de coopération scientifique, diplomatique voire militaire. Cette partie, la plus méridionale du continent constitue pour la Chine plusieurs points d’appuis dans sa stratégie du pôle sud.
Projet BRI[3] et BRICS : Xi Jinping polarise l’attention
Initialement orienté vers la profondeur eurasiatique et les espaces maritimes environnants, le projet Belt and Road Initiative (BRI) a rapidement fait l’objet d’un élargissement géographique, thématique et pseudo-conceptuel prenant en compte l’Amérique Latine et les Caraïbes à travers plusieurs projets de prêts et d’investissement, notamment d’infrastructures portuaires, hydroélectriques et d’extraction. Inclusif, ce projet reste encore à ce jour sans véritable contour, ambitions hégémoniques chinoises mises à part. En ce sens, le projet BRI, très politique (à Pékin) pour les grandes entreprises d’Etat et les autres entreprises semi-étatiques se développant à l’international, ont rapidement cherché à acquérir le label « BRI » dans tel ou tel pays, reliant ainsi diplomatie publique de l’Etat-Parti avec l’internationalisation des sociétés chinoises. Chaque visite diplomatique chinoise en Amérique latine en parallèle des sommets des BRICS et de la CELAC (dans le cadre d’un Forum CELAC-Chine) veille à réserver un temps particulier à la promotion de la BRI. En visite en Amérique latine en 2017, le Ministre des affaires étrangères Wang Yi, évoquera la « complémentarité des économies et le besoin de coopération » entre la Chine et la région.
Le projet BRI (accords signés, projets et Memorandum of Understanding) rassemble 18 pays[4] de l’Amérique latine. Les Caraïbes, comme la partie continentale de l’Amérique latine est ainsi inscrite dans le vaste projet stratégique de Pékin. Seul le Brésil, la Colombie, le Mexique et l’Argentine, le Paraguay et plusieurs pays Caribéens n’ont à ce jour pas signé d’accords dans le cadre du projet BRI. Cependant, plusieurs institutions (au Brésil et au Mexique) ont rejoint un réseau initié par Pékin (2018) dans le cadre de BRI pour le développement des relations scientifiques et académiques, une ONG en apparence non-gouvernementale, mais directement reliée aux organes de part son appartenance à l’Académie des sciences de Chine : Alliance of International Science Organizations (ANSO).
Le Venezuela fait figure de singularité. Le pays en crise, dans sa relation stratégique avec le régime du Parti-Etat, soutient très ouvertement le projet BRI. Le président Maduro en visite à Pékin en 2018, avait notamment déclaré vouloir renforcer ses relations dans le cadre du projet BRI. Aussi, le Panama voit dans le projet de Pékin, une opportunité pour développer une vaste zone franche au cœur de l’Amérique centrale (à l’instar des zones franches de Manaus). Les acteurs chinois de la BRI favorisent les « sommets d’affaires » pour la promotion des relations commerciales à l’image du China-Latin America and the Caribbean Business Summit (une année organisé en Chine, l’autre dans un pays du continent sur le modèle désormais bien connu que l’on retrouve partout dès lors que la Chine est actrice).
Les BRICS[5] forment l’espace non-occidental par excellence au sein duquel la Chine joue de tout son poids. Réunis au Brésil pour le sommet annuel des BRICS (novembre 2019), les grands pôles de puissances non occidentales (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont mis en avant les sujets commerciaux, passant sous silence les sujets politiques compliqués et la situation dégradée en Amérique latine. Organisation internationale étatique, les BRICS donnent à comprendre les convulsions contemporaines du système international : atomisation des acteurs, concurrence technologique, géoéconomie et recomposition stratégique des pôles de puissance. Jair Bolsonaro a accueilli ses homologues, tous non occidentaux, pouvant ainsi jouer sur l’écart avec la politique étrangère de Trump en Amérique latine. Le président brésilien a surtout donné un espace important à Xi Jinping en précisant que « La Chine fait de plus en plus partie de l’avenir du Brésil » et tous deux ont fustigé « le protectionnisme et les intimidations qui perturbent l’économie et le commerce mondial ». Ce sommet à Brasilia, s’inscrit dans la continuité du sommet des BRICS de 2014 (au Brésil également), puis de la visite de Xi Jinping en 2015 au Brésil, au Venezuela, à Cuba et en Argentine dans le cadre du sommet CELAC-Chine. Xi Jinping promettait alors un vaste projet d’investissement étalé sur une décennie d’un montant de 250 milliards de dollars.
Dans la continuité d’une dynamique diplomatique intense, Xi Jinping est resté deux jours au Brésil pour rencontrer ses homologues du BRICS. L’occasion, une fois de plus et sans réserve pour le leader Chinois de promouvoir le libre-échange et le multilatéralisme (en apparence) et de proposer aux Brésiliens une zone de libre-échange, tout en poursuivant les investissements (plus de 100 milliards de dollars entre 2007 et 2018). L’horizon stratégique chinois se situe précisément à l’aide d’une politique du carnet de chèques, de vendre des infrastructures d’aménagement chez le géant lusophone, un soutien aux équipements 5G, de la compagnie Huawei plus particulièrement et dans le cadre du projet Belt and Road Initiave, l’exploitation de minerais, de produits agricoles et d’élevage et d’infrastructures (ports, routes et réseaux). La Chine est le premier partenaire commercial du Brésil (90 milliards de dollars d’échange). Si les leaders indien, russe et sud-africain sont plus effacés, il n’en demeure pas moins que chacun représente un relais d’influence au sein même de l’organisation. Le sommet est l’occasion de discuter des dossiers économiques en marge des questions centrales : reconsidération voulue par Pékin de l’adhésion de New Delhi au RECP, discussions entre Modi et Poutine, etc. Aussi, le lancement de la banque des BRICS (12.5 milliards de prêts) et le souhait d’ouverture cette dernière inscrit l’organisation internationale au-delà d’une posture post tiers-mondiste, cherchant à accroitre son influence dans les affaires mondiales. Reste à savoir si le rôle de la Chine en matière commerciale et politique ne polarisera pas trop, une supposée gouvernance interne qui se cherche, à un moment où la guerre commerciale sino-américaine rebat les cartes de la géoéconomie globale et des technologies.
Si le président Bolsonaro avait reçu le soutien américain et largement fait la critique du régime chinois pendant sa campagne et au début de son mandat, le politique ne pourra pas tenir sur le moyen terme la forte concurrence stratégico-diplomatique sino-américaine sur son territoire comme dans son discours. À un autre niveau, la diaspora brésilienne en Chine et les diasporas chinoises au Brésil sont forts nombreuses, témoignant des réalités économiques et des réseaux transnationaux hors de la sphère d’influence occidentale. Ces processus migratoires, intimement liés à la montée en puissance des relations commerciales entre les deux pays se voient fortement perturbés par la pandémie de Covid-19. Néanmoins, la prégnance des échanges et les relations établies depuis plus de dix ans seront renforcées par l’activisme chinois afin de conserver son influence sur le continent. En retour, les populations étudiantes, d’affaires et de freelance brésiliennes, colombiennes, argentines ou autres en Chine se réduiront manière très significative, suivant la trajectoire de perte d’attractivité de Pékin d’une part, et de vidange de populations étrangères (induites par les autorités du PCC) d’autre part.
Se présentant comme « grand pays en développement », le dialogue de Pékin avec les économies émergentes suit toujours le même procédé. Le Parti-Etat insiste sur les relations Sud-Sud (dans une perspective post-tiersmondiste en référence à la politique chinoise à Bandung – 1955) et nourrit l’idée d’une coopération Sud-Sud basée sur les échanges commerciaux et la manne financière accumulée. Les différents présidents dits « progressistes » d’Amérique latine (Morales, Kirchner, Correa, Chavez puis Maduro, Lula puis Roussef, etc.) partageront tous une politique d’ouverture à l’égard de la Chine, dans la perspective de faire contre-poids à l’hégémon américain, parfois dans une logique contre néolibérale, ou parfois de vouloir construire une intégration régionale latino-américaine. Ce processus est lui-même en cours de recomposition. La crise de la Covid-19 a accéléré ce processus. La méfiance, voire la défiance croissante à l’égard de la Chine se manifeste dans la plupart des Etats de la région du Mexique à l’Argentine, en passant par les Caraïbes. La chute du prix des matières premières, tout comme la multiplication des résistances (parfois au prix de la vie) des populations locales sur fond de déplacement et de conflits environnementaux (en particulier avec le développement e l’extractivisme) forment un véritable espace de contestation où croît le ressentiment. Plusieurs cas éloquents donnent du lustre à ce processus renforcé : au Pérou, en Argentine, en Equateur etc.
Conclusion
Nombre d’observateurs latinos des relations sino-latino-américaines évoquent de plus en plus ouvertement une forme nouvelle d’hégémonie et de dépendance vis-à-vis de la Chine, venant remplacer progressivement l’aura Etatsunienne. La forte asymétrie de la relation, le renforcement des activités extractives, de la primarisation de l’économie, dans un contexte plus large d’instabilité économique, politique et sécuritaire ne servent pas les initiatives de régionalisme, lui-même en retrait. Donald Trump en pleine campagne présidentielle, de crise de la Covid-19 et de tensions accrues avec Pékin a propulsé un avocat d’origine cubaine à la tête de la banque interaméricaine de développement. Signe des temps, le président américain marque ainsi son influence au sein du continent américain et de sa ligne dure contre Cuba et le Venezuela. Le message est indirectement envoyé à Pékin. Enfin, l’instabilité sociale, politique et économique du continent, toutes accélérées et maintenues de manière durable par la crise sanitaire du Covid-19, et, le ressentiment à l’égard de Pékin, ouvrent une page nouvelle pour les relations sino-latino-américaines, précisément au moment de l’agenda politique américain et d’une ouverture accrue vers l’Europe.
[1] La Chine a produit en 2018 un total de 2 562,2 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) d’énergie primaire.
[2] Pour un développement des sujets économiques, les auteurs conseillent la lecture de la lettre de Chine hors les murs réalisée régulièrement par les conseillers du commerce extérieures de la France. En particulier, la dernière édition (n°37 – septembre 2020) et le texte de Jérôme Lellouche sur le Venezuela et le projet BRI. https://www.cnccef.org/
[3] Cette partie s’appuie sur les travaux et les analyses présentées lors du Forum sur les Nouvelles Routes de la Soie – la vision des CCE, organisé par les CCEF à Marseille le 19 décembre 2019, plus particulièrement l’atelier sur les « Amériques ».
[4] Dans l’espace caribéens, nous retrouvons : Antigua-et-Barbuda, la Barbade, Cuba, la République Dominicaine, la Jamaïque, Trinité-et-Tobago, Grenade, La Dominique. Sur le continent : la Bolivie, le Chili, l’Equateur, le Costa Rica, Le Salvador, Guyana, le Panama, le Pérou, le Venezuela et l’Uruguay.
[5] Fondé par Jim O’ Neil, économiste chez Goldman Sachs, en 2001, en référence au mot anglais Crib (berceau), pour désigner les pôles émergents de croissance à fort potentiel, l’acronyme BRIC se verra compléter par l’arrivée de l’Afrique du Sud et un premier sommet en 2009. Sans véritable cohésion économique, ni politique ou stratégique, marquée même par la forte concurrence entre grands émergents (notamment Inde et Chine), cette organisation internationale structure néanmoins une partie l’agenda international.
Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot. Cet article a été initialement publié dans la Revue Le Grand Continent le 30 septembre 2020. Vous pouvez lire l’article original en cliquant sur le lien ci-dessous :
Chine-Amérique latine : quand Pékin exploite l’arrière-cour américaine