En cette veillée d’élections présidentielles américaines, les tensions avec la Chine n’ont jamais été aussi fortes et saillantes. La Chine et les États-Unis n’ont pourtant pas toujours été rivaux. Cette histoire reste, sur la longue durée, méconnue en Europe. Or, elle est d’autant plus importante que c’est de cet héritage dont notre avenir dépend.
Alors que les États-Unis sont tout à la fois un modèle envié et un rival évident pour de nombreux chinois, l’affrontement sino-américain est-il inéluctable ?
Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron
Introduction
Un seul lit pour deux rêves : en cette veillée d’élections présidentielles américaines, les tensions avec la Chine n’ont jamais été aussi fortes et saillantes. La Covid-19 a été un choc aussi profond que Pearl Harbour pour l’opinion américaine. Soudain, le virus propagé depuis la Chine s’est invité dans chaque foyer américain, provoquant une catastrophe d’une ampleur qui dépasse largement le domaine économique. La Chine et les États-Unis n’ont pourtant pas toujours été rivaux. Cette histoire reste, sur la longue durée, méconnue en Europe. Or, elle est d’autant plus importante que c’est de cet héritage dont notre avenir dépend. Vue d’Europe, la nature même de ces relations prend un tout autre relief que celle, univoque, se restreignant aux échanges bilatéraux. Tout est question de regard. Au reste, l’Europe comme la Chine sont séparés du continent américain par un océan. Que l’on vienne de l’Atlantique ou du Pacifique, l’Amérique est une île. A cette représentation est associée un statut d’exceptionnalité que lui confère depuis le XIX° siècle la doctrine Monroe. Isolationnisme et sanctuarisation du territoire américain ont été des réflexes récurrents pour Washington. La présidence de Donald Trump en aura rappelé toute l’actualité et non sans ambiguïté. Car ce repli – somme toute relatif – s’est accompagné, depuis ces quatre dernières années, d’une offensive sans précédent dans le ton comme dans les actes, des États-Unis contre la Chine. La relation que Pékin entretient avec Washington structure incontestablement sa politique étrangère et sécuritaire. La réorientation de la politique commerciale américaine est structurée autour de la concurrence stratégique avec la Chine. Alors que l’administration Obama était marquée par la recherche d’une « bonne distance », plus largement de « retenue stratégique » avec le régime de Pékin, l’administration Trump a considérablement accéléré la cristallisation du rapport de force dans les secteurs du commerce, des technologies, du militaire et du sécuritaire. Les relations entre les deux grandes puissances mondiales sont complexes et marquées une forte interdépendance, déclinée selon quatre domaines essentiels : économique, militaire, technologique et culturel. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis confirme ces rivalités ; la politique étrangère de ce dernier vient amplifier le rapport de force, alors que les États-Unis sont entrés en période électorale. C’est moins un affrontement commercial que géopolitique. Les États-Unis, première puissance économique avec un PIB en 2018 de 20 000 milliards de dollars, sont depuis deux décennies rattrapés par la puissance économique de la Chine dont le PIB était de 13 000 milliards de dollars la même année, plaçant Pékin en deuxième position mondiale. Si la croissance chinoise se tasse autour de 5,5 % à 6 % par an, ses réserves restent importantes (2500 à 3000 milliards de dollars) et sa diplomatie économique puissante. Pékin détient en outre près de 30 % de dette américaine. Les économies des deux géants sont très fortement marquées par l’interdépendance. La relation n’a jamais été aussi marquée par la méfiance réciproque et un climat de défiance. Alors que les États-Unis sont tout à la fois un modèle envié et un rival évident pour de nombreux chinois, l’affrontement sino-américain est-il inéluctable ?
Court récit d’une histoire longue
On ne saurait trop rappeler que la Chine s’est subrepticement invitée dans les débats houleux de la « Boston Tea Party » (1773), événement fondateur précédant la guerre d’indépendance américaine. Car c’est contre ce produit exotique, le thé, vendu à des prix exorbitants par la Compagnie des Indes Orientales que les colonies britanniques finiront par s’insurger contre Londres. Guerre commerciale donc. Avec les conséquences que l’on sait : l’affirmation des États-Unis dans le monde. Jusqu’aux prémices de la Première Guerre Mondiale cette jeune puissance se construit contre l’Europe. Avec des retournements inédits : alliée contre la Grande-Bretagne sous la monarchie de Louis XVI, la France régicide devient de facto l’ennemi, dans une guerre non-déclarée (Undeclared War – Quasi-War)qui durera deux ans (1798-1800) dès lors où l’abolition de l’esclavage décrétée par le gouvernement français mit en péril l’esclavagisme défendu par de puissants lobbies américains. Mais c’est l’Espagne qui sort grande perdante de cette évolution : perte de Cuba (1898) puis des Philippines, dans une guerre sanglante (1899-1902) qui assure à Washington depuis Manille un poste d’observation avancé dans une région qu’elle convoite, l’Asie. Cet intérêt pour cette région du monde a commencé quelques années plus tôt avec l’expédition Perry (1853) au Japon. Un temps épargné par les canonnières occidentales, au contraire de la Chine voisine, le Japon est alors dardé par le contre-exemple chinois dont il prend soin de s’écarter. Les réformes de l’ère Meiji sont une réponse à la menace occidentale. Et d’entre toutes, la menace américaine. Le temps cependant travaille pour les États-Unis.
Paupérisation du monde rural tant en Europe qu’en Asie et révolutions industrielles voient les candidats à l’émigration de ces différentes régions du monde s’accélérer en faveur des États-Unis. Le rêve d’une vie meilleure, de s’installer dans un pays où la liberté religieuse est défendue par la Constitution, avec en son cœur – comme le rappelle Tocqueville – une méritocratie démocratique, favorisant l’intégration par l’effort du plus grand nombre, jette sur le pavé des grandes villes américaines des dizaines de milliers de Japonais et de Chinois avant qu’une politique de quotas imposée à partir de 1921 n’en restreigne la venue. Le photographe Arnold Genthe (1869-1942) en a immortalisé plus d’une scène. Plusieurs générations d’Asiatiques auront néanmoins participé au développement des États-Unis, de la Californie tout particulièrement, de ses chemins de fer et de ses villes comme San Francisco. Cette dernière devient le lieu de rassemblement d’une élite cultivée et d’agitateurs révolutionnaires comme Sun Yat-sen. Cette base arrière américaine est importante pour celui qui apprend le déclenchement de la révolte de Wuchang (actuelle Wuhan), en 1911. Sun Yat-sen est alors aux États-Unis pour rassembler des fonds destinés à La Ligue Jurée (Tongmenghui), le Parti d’opposition qu’il a créé contre la dynastie Qing (1644-1911). Cette dernière s’effondre en quelques jours et avec elle, deux mille ans de système monarchique impérial. La première République de l’histoire chinoise est alors promulguée. Une démocratie parlementaire voit le jour et Sun Yat-sen se voit propulsé à la tête de cet Etat neuf comme Président. Sun Yat-sen est le symptôme d’une élite chinoise issue d’une diaspora, déjà très américanisée. Converti au protestantisme, initié à la médecine occidentale à Hawaï, il nourrit à l’égard des États-Unis, et comme nombre de ses contemporains, une très grande admiration. C’est un pays immense et beau (traduction littérale de Meiguo signifiant encore aujourd’hui, et en langue chinoise, l’ « Amérique »). C’est un pays de liberté et sans histoire. La Chine, neuve par son régime, hérite cependant de cinq mille ans de civilisation. Si un fort sentiment patriotique anime ses élites, l’idée d’un Etat et d’une nation moderne en sont néanmoins à leurs balbutiements.
Le Traité de Versailles (1919) bouscule les équilibres. Trahison de la parole donnée d’un Georges Clémenceau qui décide de céder l’ancienne colonie allemande du Shandong (pays natal de Confucius) non pas aux Chinois comme Paris l’avait promis mais aux Japonais. Tokyo se voit ainsi conforté dans sa position de puissance régionale en annexant aux confins de l’Océanie d’autres possessions coloniales allemandes. L’emprise japonaise à la fois sur le continent chinois et sur les marches du Pacifique indispose l’administration américaine, laquelle fait signer au Japon le traité de Washington (1921) pour limiter, dans le domaine naval, ses armements. Ces obligations n’entravent en rien la menace japonaise qui très vite provoque aux États-Unis des craintes et, par voie de conséquences, une empathie très grande de l’opinion américaine vis-à-vis des Chinois. Celle des intellectuels tout d’abord, et des milieux progressistes, tel le philosophe John Dewey (1859-1952). Il séjourne en Chine de longs mois, à partir de 1921, et fait des émules auprès des élites chinoises, Hu Shi (1891-1962) notamment, qui y voit de possibles accommodements entre le pragmatisme américain et un confucianisme réformé. A la Maison Blanche même, Eleanor Roosevelt (1884-1962) déploie beaucoup d’énergie médiatique pour soutenir le peuple chinois dont la misère semble, dans un surprenant effet de miroirs, rappeler celle des Raisins de la colère et du prolétariat américain. L’épouse du Président ne cache d’ailleurs pas sa fascination pour la culture chinoise et son Opéra après avoir vu dans sa jeunesse au Chinatown de San Francisco se produire le fameux acteur Mei Lanfang (1894-1961). Elle n’est d’ailleurs pas la seule. Le dissident anti nazi Bertolt Brecht (1898-1956) fait l’apologie de cet art chinois de la scène dont il dira à son tour tous les bienfaits depuis son exil californien. Cette perception favorable de la Chine dont la culture semble plus que jamais menacée par les bouleversements que sa société subit trouve à travers l’engagement de l’écrivaine américaine Pearl S. Buck (1892-1973) sa meilleure porte-parole.
La fraternité des armes
Première femme à être lauréate du prix Pulitzer (1932) pour son best-seller La Terre Chinoise, publié un an plus tôt, elle se verra récompensée à la veille de la Seconde Guerre Mondiale du prix Nobel de littérature. La Chine nationaliste de Chiang Kai-shek (1887-1975) est alors aux avant-postes d’une agression fascisante – celle du Japon en l’occurrence – qui trouve son pendant en Espagne avec les interventions allemande et italienne aux côtés du général Franco. Les massacres de Guernica et ceux de Nankin surviennent d’ailleurs la même année (1937). Ils confortent des centaines de jeunes américains dans le choix d’un engagement. Côté chinois, ils seront à l’origine d’une escadrille de mercenaires et aviateurs, mieux connue sous le nom de Flying tigers. Basés au Yunnan, et dirigés par le général Chennault, ils escorteront, après l’entrée officielle des Américains en guerre (décembre 1941), les forteresses volantes ravitaillant depuis l’Inde le front chinois. Le deuxième conflit mondial est un tournant dans l’histoire diplomatique et militaire des États-Unis. Si la libération de l’Europe demeure une priorité, l’ouverture d’un front en Chine contre l’ennemi japonais n’en est pas moins importante. Depuis Chongqing (la plus grande ville du monde aujourd’hui avec ses 34 millions d’habitants), qui surplombe le Fleuve Bleu et ses paysages du Sichuan, où malgré des bombardements intenses, le gouvernement de Chiang Kai-shek s’est replié. Il est conseillé par le général Stilwell (1883-1946).
Joe Vinagar, tel qu’on le surnomme, est un officier formé à Westpoint. Il a servi sur le front de la Somme deux décennies plus tôt et a vécu en Chine de longues années. Il parle le chinois et ne dissimule pas son exaspération concernant le Maréchalissime Chiang Kai-shek qu’il tient pour un raté, une nullité sur le plan militaire, de surcroît corrompu car détournant l’argent du contribuable américain à son profit et celui de sa famille. Très vite, Joseph Stilwell bouscule les usages diplomatiques en prônant un rapprochement avec les communistes chinois. S’associer avec eux permettrait de couper l’herbe sous le pied à Staline. Joseph Stilwell aura eu raison. Mais trop tôt. D’ailleurs, tout l’oppose à son interlocuteur Chiang Kai-shek. Joseph Stilwell est un homme sec, originaire de la Floride. Il s’est taillé une réputation de lion en organisant un repli stratégique de ses hommes fuyant l’invasion japonaise en Birmanie. Marche forcée de plus de 60 kilomètres par jour à travers la jungle pour se réfugier contre toute espérance dans l’Assam. Cette expédition, véritable Anabase des temps modernes, et injustement oubliée aujourd’hui, lui vaudra la reconnaissance de ses hommes et un solide sentiment de revanche contre les Japonais. Joseph Stilwell finira par les bouter hors de Birmanie et percera une route (elle porte encore le nom de Stilwell Road) avec l’aide des Chinois, qui relie désormais Rangoon à Kunming. Elle est en tous points comparable au mythique chemin des Dames et a joué un rôle essentiel dans les opérations stratégiques menées contre les forces japonaises durant les derniers mois de la guerre.
Le Maréchalissime s’est, lui, racheté une virginité en épousant la carrière des armes mais aussi, et en deuxième noce, la dénommée Soong Meiling (sœur de Soong Qingling, connue pour avoir elle-même épousé Sun Yat-sen, de plusieurs décennies son aîné). Mariage politique bien sûr qui a valeur d’adoubement même si les services secrets américains suivent depuis très longtemps Chiang Kai-shek. Ils savent son passé très violent de malfrat, ainsi que le culte qu’il voue à Mussolini. Ils savent aussi qu’il a plus d’une fois servi de nervis pour la mafia de Shanghai ; mafia que contrôle le redoutable Du Yuesheng (1888-1951). Autant Chiang Kai-shekalias Mr Peanuts – sobriquet que lui donna Joseph Stilwell avec la délicatesse légendaire qui seyait à sa personne – est abhorré, autant son épouse Soong Meiling a les faveurs du Chef de guerre américain. Elégante, cultivée, chrétienne fervente et parfaite anglophone, on sait avec le recul qu’elle a joué un rôle essentiel dans la diplomatie de son pays. Discours au Congrès, personnalité médiatique faisant la une des plus grands journaux américains Soong Meiling bénéficie d’une opinion très favorable de la classe politique américaine. Ses efforts se voient récompenser lorsque les Alliés décident à la conférence du Caire (1943) d’intégrer la Chine comme membre permanent au sein du Conseil de sécurité de l’ONU dont les jalons sont d’ores et déjà posés. Les relations sont au beau fixe entre Chinois et Américains. Cette période constitue même un âge d’or. Emergeront de grandes figures de l’intelligentsia des deux pays, éprouvée par la guerre. Et l’on pense au grand sinologue John K. Fairbank (1907-1991), agent de l’OSS (ancêtre de la CIA) et futur Professeur d’histoire chinoise à Harvard, dont l’influence auprès de plusieurs spécialistes de la Chine contemporaine aura été prépondérante. On pense encore à Liang Sicheng (1901-1972), architecte renommé, grand américanophile formé à Princeton, lequel convaincra l’état-major d’épargner de ses bombardements les villes anciennes de l’archipel que sont Nara et Kyoto.
L’image d’une Chine fragmentée
Chiang Kai-shek n’aura guère eu le temps de savourer la fin de la guerre aux côtés des vainqueurs, exception faite que de compliquer le retour du général Leclerc et des troupes françaises au nord de leur colonie, le Vietnam. Rêve irrédentiste chinois séculaire de reprendre la main en Asie du Sud-Est et complicité affichée auprès des Américains pour se débarrasser de tous les pouvoirs coloniaux dans la région ne résistent pas aux nouveaux enjeux de la Guerre Froide. Cette dernière rebat les cartes. Refoulé par les communistes, Chiang Kai-shek s’exile définitivement à Taïwan. La République de Chine restera encore quelques années la seule Chine légale reconnue par le camp occidental. L’endiguement du communisme est à ce prix. La terreur blanche qui sévit avec la dictature nationaliste chinoise soutenue par Washington à Taïwan entérine la fracture d’un monde chinois plus que jamais divisé. Tandis que du côté de la Chine populaire, Mao considère les États-Unis et leur régime comme leur principal ennemi. Ils seront de nouveau rapprochés après 1971-1972, après plusieurs années d’éloignement de Pékin avec Moscou, en pleine guerre froide.
Il y a ces confettis d’empires (Macao pour le Portugal, Hong Kong pour la Grande Bretagne) d’une part, Taïwan – située aux avant-postes d’une guerre menée plus au nord par les Américains et leurs alliés en Corée autant que relais des diasporas chinoises vivant aux États-Unis, d’autre part. Et enfin, la Chine continentale passée sous le contrôle des communistes où s’exerce l’ordre maoïste. Le tout voit se jouer un quatre-bandes durant lequel les États-Unis vont isoler la Chine communiste en privilégiant sa périphérie la plus proche, pendant près de quarante ans. C’est d’ailleurs sur ces marges que l’élite chinoise verra fructifier ses échanges intellectuels avec Taïwan, Hong Kong et les États-Unis. On pense aux fondateurs du New Asia College tels que Zhang Junmai (1887-1969), Xu Fuguan (1902-1982), Mou Zongsan (1909-1995), et Tang Junyi (1909-1978). Ils seront à l’origine d’un profond renouvellement des études confucéennes et taoïstes tant dans leur interprétation philosophique que dans leurs applications managériales ou éthiques. Sur le territoire américain même verront apparaître les néo-confucéens de Boston, courant incarné par l’intellectuel Tu Weiming, grand médiateur entre chacune des deux rives du Pacifique. Les années cinquante voient aussi s’affirmer dans le domaine des arts un courant de l’art abstrait. Opposé à l’art figuratif réaliste-socialiste des pays communistes, il sera activement promu comme toutes autres activités intellectuelles par les États-Unis et leurs services spéciaux à travers le monde. Dans cette guerre idéologique bipolaire, les artistes de la diaspora chinoise sont sollicités. Et l’on pense à Liu Guosong (1932), Li Zhong-Sheng (1912-1984) ou le très grand Zhang Daqian (1899-1983) qui bénéficient alors des sollicitudes du « monde libre ».
On prête aussi à des artistes américains des influences stylistiques chinoises. Et l’on pense à Willem de Kooning (1904-1997), Jackson Pollock (1912-1956), Franz Kline (1910-1962), Brion Gysin (1916-1986) ou d’une manière plus avérée, Mark Tobey (1890-1976). L’époque est à l’expérimentation, celle que porteront vers les plus hauts sommets de la culture libertaire de la Beat Generation et des grands noms de la contestation sociale. Que ce soit Kenneth Rexroth (1905-1982), Bob Kaufman (1925-1986), Gregory Corso (1930), John Ferren, (1905–1970), Dorr Bothwell (1902-2000) et surtout Allen Ginsberg (1926-1997), William Burroughs (1914-1997) ou Jack Kerrouac (1922-1969), tous se nourrissent de spiritualité bouddhiste zen ou taoïste chinoise. Paradoxe s’il en est : alors que la Chine est conjoncturellement, et pour le plus grand nombre inaccessible, la réception de sa culture va donner lieu à ses plus riches transformations. Autre fertilité quant au décalage qu’il est bon de rappeler : de jeunes artistes tels qu’Ai Weiwei (1957), Gu Wenda (1955) ou Xu Bing (1955), dans le contexte des années quatre-vingt, auront le sentiment d’accomplir un pèlerinage aux sources de leur propre culture en séjournant plusieurs années à New York. Une culture mais aussi une tradition dont ils auront été sevrés durant les épreuves de la Révolution culturelle (1966-1976). A l’inverse, un artiste tel que Robert Rauschenberg (1925-2008) à la faveur d’une ouverture relative de la Chine en 1985 s’y rendra comme on va s’abreuver à la fontaine de Jouvence. Comme pour beaucoup d’Américains de sa génération, la Chine est le ferment d’une inspiration y compris de nature politique dans les milieux afros où la tentation de l’islam radical comme celle d’un maoïsme militant, propre aux Black Panthers, fera de nombreux émules. Mais l’accélérateur de cet intérêt protéiforme pour la Chine survient dans le dernier quart de la Guerre Froide. Politiquement, il est associé à une inflexion majeure des choix de la politique américaine voulue par Richard Nixon (1913-1994).
Richard Nixon : le tournant, et après ?
Le trente-sixième Président des États-Unis est un Républicain. Il déteste les communistes et c’est un euphémisme. A l’instar d’Henry Kissinger (1923), son Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, il sait toutefois que la guerre au Vietnam mine la démocratie de son pays. Il faut mettre un terme à ce conflit. La médiation chinoise s’avère incontournable. Utiliser Pékin contre Moscou comme l’avait prôné Stilwell mais aussi De Gaulle, lequel – au grand dam de Washington – a reconnu aux dépens de Chiang Kaï-shek et son régime la République populaire de Chine, en 1964 – est la stratégie désormais retenue. Mao Zedong (1893-1976) et son Ministre des Affaires étrangères, Zhou Enlai (1898-1976), ne demandent pas mieux. Sortir d’un dangereux isolement diplomatique auquel les ont acculés le schisme avec Moscou, en 1960, est pour Pékin et ses dirigeants une priorité. Mais il faut donner à la diplomatie américaine des gages : l’élimination de la branche la plus radicale du régime qu’incarne Lin Biao (1907-1971) et qui, craignant pour sa vie, tentera de se réfugier en Union Soviétique. Son avion se crashera en Mongolie. En contrepartie de cette liquidation politique, Pékin obtiendra le consentement de la Maison Blanche concernant l’éviction, en 1971, de Taïwan du Conseil de Sécurité de l’ONU. Si le soutien des pays africains n’y est pas non plus étranger, ce New Deal diplomatique précipite en tout cas la visite, dès 1972, du Président américain à Pékin. Chine et États-Unis n’ont pourtant aucune relation diplomatique. De cette rencontre quelque peu surréaliste entre Nixon et Mao s’est inspiré le compositeur John Adams qui en fait l’un des plus grands opéras, Nixon in China (1987).
Taïwan ne continuera pas moins d’être stratégiquement soutenu par les États-Unis. Le Taïwan Relations Act (1979) y répond comme parapluie sécuritaire et assistance stratégico-militaire. Toujours en vigueur, Donald Trump l’a encore récemment honoré en faisant le choix d’une coopération militaire très active vis-à-vis de l’île. La relation bilatérale Chine-États-Unis n’en est pas moins établie. L’accès au rêve américain devient alors le moteur d’une part croissante de jeunes chinois. L’Europe est associée au marxisme et ne convainc déjà plus ces filles et fils de cadres dirigeants venus se former sur les campus des plus grandes universités américaines. Si l’on devait résumer la présidence Nixon, celle-ci est marquée par ce tournant diplomatique majeur qu’avaliseront ses successeurs mais aussi par l’indexation de l’économie mondiale et ses échanges non plus à partir de l’étalon or mais bien du dollar. Désormais les déficits budgétaires de l’Amérique seront financés par la communauté internationale puis la financiarisation du capitalisme à partir des années Reagan offrira au consommateur américain l’illusion d’un pouvoir d’achat quasi illimité grâce à des marchés de production délocalisés, et aux coûts extrêmement bas. Le marché principal visé est évidemment la Chine. Le prolétariat y est docile et travailleur : une aubaine pour le monde des industriels. Il faudra attendre le choc de la Covid-19 pour que Donald Trump pointe de l’index les méfaits de cette politique qui, bon an mal an, aura cependant permis tant aux États-Unis qu’en Chine d’acheter, pendant plus de quarante ans, la paix sociale. Sur le terrain stratégique, ce partenariat engagé entre la Chine et les États-Unis permettra de tenir en respect l’Union Soviétique sur deux théâtres d’opération au moins. Le premier a lieu en Asie du Sud-Est. N’ayant toujours pas digéré leur défaite au Vietnam, les Américains ne s’opposent pas au soutien qu’apporte la Chine à leurs alliés Khmers Rouges. Après être restés quatre ans au pouvoir et décimé la moitié de la population khmère, ces derniers sont repoussés jusqu’à la frontière thaïlandaise par les communistes vietnamiens, aidés par Moscou, en 1979. Les derniers maquis Khmers Rouges du Battambang (ouest du Cambodge) ne se rendront qu’en 1991. Rétrospectivement, l’année 1979 apparaît comme une année charnière dans l’histoire des relations internationales. Elle est marquée par le lancement des réformes économiques initiées par Deng Xiaoping (1904-1997), lequel se débarrasse des gérontes de l’armée en leur faisant porter la défaite d’un court affrontement militaire contre le Vietnam. Une rupture par rapport à la rigidité stalinienne de son prédécesseur qui vaudra à son pays la reconduite initiée par les États-Unis, et chaque année, de la clause de la nation la plus favorisée. 1979 est aussi doublement marquée par l’invasion soviétique de l’Afghanistan et la révolution islamique d’Iran. La Chine apporte un soutien discret aux maquisards afghans que finance par ailleurs la CIA. Sitôt consommée, la Chine profite aussi de la chute du Shah et du départ brusque des Américains pour se positionner en Iran. Washington perd alors un « pays du front » (front country) face à l’URSS. Autre pays du front qualifié comme tel par les experts américains : le Pakistan.
La disparition de l’URSS s’accompagne d’un désintérêt quasi-immédiat des Américains pour ce pays pauvre. La nature ayant horreur du vide, les Chinois s’en rapprocheront chaque année davantage. Le Pakistan est aujourd’hui un maillon essentiel mis en place par Pékin dans le déploiement des Nouvelles Routes de la soie. Mais pour l’heure, et en cette fin de XX° siècle, la priorité des États-Unis est ailleurs. L’effondrement soviétique, la guerre au Koweït pour y déloger les troupes irakiennes de Saddam Hussein (1991) et la démonstration de force dont ont fait preuve les États-Unis conforte la Maison Blanche dans la suprématie de son modèle. La Chine, pense-t-on, y souscrira à son tour. L’Amérique et son élite sont convaincues que les répressions de Tiananmen (1989) n’auront été qu’un accident de l’histoire. A tort bien sûr car la dictature chinoise fait preuve d’une belle résilience. Elle n’hésite d’ailleurs plus à montrer ses muscles lorsqu’en 1996 l’Armée Populaire de Libération procède à des tirs d’exercice au large de Taïwan. Cette agressivité de Pékin s’ajoute à de sombres affaires d’espionnage par la révélation, en 1998, du rapport Chris Cox. C’est l’une des toutes premières fois où la Chine va s’inviter comme puissance dangereuse dans les débats américains. Bill Clinton – qui a alors entamé son second mandat présidentiel – se voit alors vertement critiqué pour sa permissivité vis-à-vis de Pékin, laquelle aura permis à la Chine d’améliorer ses missiles balistiques intercontinentaux. Les relations sino-américaines s’enveniment davantage, lorsqu’un plus tard, alors que l’OTAN neutralise les foyers nationalistes serbes de l’ex-Yougoslavie un bombardement atteint l’ambassade de Chine à Belgrade. Ce dommage collatéral (collateral damage) comme s’en excuse le Pentagone déclenche partout en Chine des manifestations nationalistes, et d’une hostilité inédite à l’encontre des Américains. La décennie 1990 a vu les relations sino-américaines se détériorées notamment en lien avec le dossier de Taïwan et la crise dans le Détroit. Pour autant, les sujets comme les droits de l’Homme ou le Tibet ne polarise guère la politique américaine. Au lendemain des repressions de Pékin contre le mouvement du Falungong (1999), Bill Clinton axera sa visite d’Etat non pas sur d’éventuelles sanctions ou oppositions au régime, mais à un rapprochement en vue du déploiement industriel de délocalisation avec en arrière-pensée l’immense marché chinois, lui-même objet stratégique du Parti-Etat, comme mirage pour les industriels du monde entier contre transferts de technologies et accumulation de l’épargne. Dans le même temps, le régime opère à une mue de son appareil diplomatique, revoit des priorités stratégiques et la modernisation de son outil militaire.
Le XXI° siècle et la question chinoise : de la rivalité stratégique à la guerre des mondes
Ce n’est que le début d’une radicalisation qui n’a jamais cessé de se confirmer. En avril 2001, elle donne lieu à des invectives très fortes entre les deux pays, s’exprimant pour la première fois via les réseaux sociaux, au sujet d’un avion de patrouille maritime EP-3 intercepté par la chasse chinoise. L’équipage américain, penaud, est placé plusieurs semaines en résidence surveillée et l’appareil d’une technologie avancée, épié (démonté) dans ses moindres détails, est exhibé par les télévisions chinoises tel un trophée pris à l’ennemi. Cette humiliation pour le Pentagone démontre la capacité stratégique de la Chine à déjouer désormais toute velléité de surveillance allant à l’encontre de ses intérêts. Le repentir américain pèsera lourd dans les négociations qui se jouent en faveur de l’intégration chinoise au sein de l’OMC. Sur ce plan, Pékin l’emporte haut la main. Nous sommes en décembre 2001, et la Chine va profiter d’une conjoncture néolibérale qui lui sera, durant les deux décennies suivantes, profitable. 2001 est aussi l’année des attentats du 11 septembre, bien sûr. Jiang Zemin comme Vladimir Poutine s’empressent de soutenir la puissance américaine alors traumatisée. Russes et Chinois veulent ainsi obtenir de George W. Bush un blanc-seing pour réprimer les populations respectivement du Caucase et du Xinjiang, soupçonnées de collusion avec le terrorisme djihadiste international. Ils l’obtiennent mais Pékin n’en reste pas moins ambigu. Non pas tant vis-à-vis de la minorité ouigour contre laquelle la répression s’intensifie dès cette période mais bien vis-à-vis des Talibans qu’ils soutiendront jusqu’à l’effondrement de leur régime à Kaboul. Cette relation née durant la guerre les opposant aux Soviétiques a permis en retour de renforcer les liens patiemment tissés avec les services pakistanais, leur principal soutien. Au total, si l’administration Clinton laissa entrer la Chine à l’OMC en 2001, les sujets de tensions autour de Taïwan, du Kosovo, de la modernisation de l’outil militaire chinois et diverses affaires importantes d’espionnage aux États-Unis (à l’instar de Glenn Duffie Shriver, étudiant américain sur le campus de l’Université Normale de la Chine de l’Est, recruté par les services spéciaux chinois ou de diverses affaires d’espionnage industriel, dans le secteur de l’énergie, aéronautique et des administrations d’Etat) alimentent le processus d’une « menace chinoise », très vive dans les milieux sécuritaires et militaires. C’est en particulier au Pentagone, institution majeure, s’il en est, de la puissance américaine, que se dessine l’idée d’une menace chinoise. Cette idée sera ravivée tout au long des années 2000 et 2010, nourrissant la plupart des analyses du développement militaire, économique et diplomatique de la Chine d’abord en Asie et son expansion sur l’ensemble des continents.
Indéniablement, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a accéléré le syndrome de la menace chinoise côté États-Unis d’une part, et un discours, autant qu’une posture beaucoup plus affirmée de Pékin d’autre part. En sommes, la décennie 2010 voit se cristalliser les points majeurs de tensions de la relation sino-étasunienne (Taiwan, péninsule coréenne, mer de Chine, espionnage etc.) autant qu’une polarisation sur la rivalité stratégico-militaire, les technologies de ruptures et l’interdépendance économique et commerciale. Peu après son accession au pouvoir, Xi Jinping appelait les deux pays à établir « un nouveau type de relations entre grandes puissances », renvoyant au vocable initié par l’administration Bush en 2001 de concurrence stratégique. Progressivement, la contestation de la présence américaine en Asie-Pacifique va s’intensifier tout au long des premières années du pouvoir de Xi Jinping, alors même que l’influence et le modèle américain fait l’objet d’une contestation élargie. Plusieurs spécialistes chinois des relations internationales (Yan Xuetong, Shi Yinhong, Jin Canrong ou encore Wang Jisi et le militaire Gu Dexin) vont faire des États-Unis l’objet essentiel de leurs travaux nourrissant la politique étrangère de Pékin. Ces derniers observent avec attention les évolutions de la politique étrangère étasunienne, en particulier depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Si la Guerre du Golfe donnait les caractéristiques de la guerre moderne, qui inspirera les mutations de l’APL, les académiques chinois voient dans les efforts colossaux des États-Unis au sein du système international (aides, développement, interventionnisme etc.) une forme de dispersion qui pourrait servir les intérêts d’expansion de la Chine, tout en suivant de près la montée en puissance de la contestation du modèle américain. En ce sens, la puissance américaine et sa politique étrangère sont très polarisées après le 11 septembre par la guerre et l’engagement militaire au Moyen-Orient, alors que Pékin, certes en pleine phase d’ascension tous azimuts, reste beaucoup moins exposée dans le système international. Ce processus stratégique permettra à la Chine d’augmenter son influence et sa puissance, face aux États-Unis d’abord en Asie, puis sur tous les continents. A Pékin, des semblants de factions académiques et stratégiques se dessinent, sans pour autant influencer en profondeur l’appareil du Parti-Etat dans sa relation avec le grand rival américain. D’un côté, les « factions dites pro-américaine » (qin meipai) s’opposerait aux « factions anti-américaines » (fan meipai). L’essentiel des débats repose sur une confrontation ouverte avec Washington. Taïwan et la mer de Chine représentant les deux principaux dossiers donnant lieu à divers scénarios de guerre entre les deux puissances. Dans les faits, ces factions puisent dans l’hypermnésie de la période maoïste où la confrontation avec les États-Unis serait inéluctable. Chef de fil de analystes des relations sino-américaines, l’universitaire Wang Jisi déclare au milieu des années 2000 que les États-Unis ne sont « ni un ami ni un ennemi ». L’approche se veut pragmatique, tenant compte de l’interdépendance économique croissante, de la superpuissance américaine, de son affaiblissement relatif et des divisions internes. Mais déjà en 2005, des spécialistes des relations entre la Chine et les États-Unis de l’Institut de stratégie internationale de l’Ecole du PC renvoyaient la balle à Robert Zoellick, secrétaire d’Etat adjoint qui déclarait alors : « La Chine peut-elle devenir un acteur responsable du système international ? » en disant : « Les États-Unis sont-ils véritablement en position de professer à ce sujet ? ».
Dans la forme, le discours diplomatique chinois reste prudent. Il s’agit de ne pas s’aliéner les États-Unis dont les investissements et les transferts de technologie sont des plus précieux. Pour autant, Pékin a noué un partenariat stratégique avec Moscou lui permettant une coopération intense tant sur le plan militaire que diplomatique. Les dirigeants chinois savent aussi pratiquer un subtil jeu de bascule vis-à-vis des Européens et surtout des Français pour mieux les opposer aux États-Unis. C’est l’époque où à la suite d’Ievgueni Primakov, alors Ministre des Affaires étrangères de la jeune Fédération de Russie, Jacques Chirac vante auprès de ses homologues chinois les charmes de la multipolarité et de la diversité des cultures. C’est alors l’illusion portée par la globalisation que de partager la même langue et de s’opposer à toute forme d’hégémonie. Jacques Chirac n’en sera pas à sa dernière contradiction lorsqu’il défendra l’exceptionnalité de la Chine dans son interprétation des droits de l’homme. Une lézarde de plus divisant les démocraties occidentales face à des puissances néo-impériales promptes par ailleurs à s’épauler sur la question des litiges frontaliers au mépris des règles internationales, ou encore sur le dossier concernant le nucléaire iranien comme sur les printemps arabes. Déni d’accès – comme en mer de Chine ou à travers l’annexion de la Crimée – intimidation contre les dissidents et distillation de fake news pour neutraliser l’adversaire font partie de cette panoplie de moyens qu’utilisent aussi bien les Russes que les Chinois. Le Sharp power qui désigne leurs modalités profondes associe puissance militaire de coercition et propagande par le relais d’opinions subversives qui sont celles acquises au populisme promu par ces régimes pernicieux ou, dans le cas de la Chine, en s’appuyant sur ses diasporas et leurs lobbies. C’est aussi le rapport du faible au fort par l’usage d’une stratégie d’influence qui tient à la fois du rhizome et agit par capillarité.
Des conflits de basse intensité sont tour à tour provoqués par ces rapports asymétriques. Ils affaiblissent l’adversaire à moins que ce dernier ne prenne la mesure du danger en cours et réagisse. Cette réaction épidermique, quoi que faussement irrationnelle, correspond au moment Donald Trump. Avant même son investiture, ce dernier a rappelé à ses adversaires qu’il serait le maître des horloges. Il prit la peine de faire savoir qu’il féliciterait publiquement Tsai Yin-wen, alors fraîchement élue à l’élection présidentielle de Taïwan. Une déclaration qui prit de court son homologue Xi Jinping. L’affront était d’autant plus fort que Tsai Yin-wen est issue du DPP, un parti indépendantiste. Donald Trump s’entoure par ailleurs d’une équipe d’experts, fins connaisseurs de la Chine, parmi lesquels Matthew Pottinger. Ce dernier est connu pour son âpreté dans les négociations commerciales (et au-delà) qui s’engagent avec la partie chinoise. En Europe même, et dans un premier temps, on glose et non sans ironie sur les bénéfices électoraux qu’engrangerait en vue d’un second mandat Donald Trump à défendre ses agriculteurs et l’industrie agro-alimentaire. C’est l’arbre qui cache la forêt. Car très vite, la question beaucoup plus lucrative de la 5 G est mis en avant. Pressions et admonestations montent d’un cran. La fille du fondateur de Huawei est arrêtée, accusée de malversations. Actions, réactions : les Européens sont priés de renoncer aux offres du géant défendu par Pékin tandis que Japonais et Taïwanais se retirent du marché chinois privant la Chine de composants essentiels à la production de semi-conducteurs. Tout le monde a lu « Le piège de Thucydide – Vers la guerre ». Selon son auteur, Graham Allison, la guerre – dans la majorité des cas – ne peut être évitée dès lors où deux puissances concurrentes mais au différentiel trop grand ne leur permettent plus de s’accorder. Le paradigme grec de cette analyse est séduisant et rappelle, si l’on pouvait encore en douter, que les humanités et l’enseignement classique aux États-Unis même ont encore un bel avenir devant eux. Toutefois, ce modèle confère à cette confrontation très actuelle entre Washington et Pékin, un cadre à la fois trop confortable (Harvard est une bulle…), trop homogène (les Grecs entre eux…) et trop policé. Comme pour Mearsheimer, dans le champ des théories réalistes (offensives) des relations internationales, la guerre est à court ou moyen terme inévitable entre une puissance déclinante passant le « relais » à une puissance ascendante. Ce champ théorique nourrit les réflexions stratégiques de part et d’autre des rives du Pacifique. La crise du coronavirus n’a en rien atténué les scénarios de guerre. La décennie 2020 laisse entrevoir un enfermement toujours plus tenace dans le script du « Piège de Thucydide ».
Les relations commerciales entre Pékin et Washington sont les signes apparents d’une rivalité stratégique (ou géopolitique) plus globale entre les deux puissances. L’idée qui émergea à la fin des années 2000 d’un G2, où les deux puissance concurrentes et interdépendantes cogéreraient les affaires mondiales a fait long feu. La rivalité stratégique va croissant avec le temps. Rien n’indique que la décennie à venir laisse la place à un retour en arrière et un apaisement des tensions, au contraire, Pékin spécule toujours plus sur l’affaiblissement américain tant à l’intérieur (obsession du contrôle par le modèle politique, les gestions de crise et le modèle social) qu’en politique étrangère (institutions internationales, fragiliser les alliances occidentales et accroître son influence auprès des anciens Tiers-monde pour diffuser l’idée d’un monde post-occidental). De son côté, les États-Unis, fragilisés en interne par la crise sanitaire et économique, autant que part les interrogations profondes sur son modèle social réorientent leur stratégie de containment de la Chine.
La relation que Pékin entretient avec Washington structure incontestablement sa politique étrangère et sécuritaire. La réorientation de la politique commerciale américaine est structurée autour de la concurrence stratégique avec la Chine. Lors d’un entretien avec Henry Kissinger en avril 2013, le nouveau président Xi Jinping affirma : « l’établissement d’un nouveau type de relations entre les puissances que sont la Chine et les États-Unis nécessite une accumulation de concessions mutuelles ». Pour autant, un relent paranoïaque (congruent au système politique du Parti-Etat) accompagne l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. L’idée d’un assiègement de la Chine et d’un complot (conspiration theory) fomenté par les États-Unis pour empêcher la Chine de devenir une grande puissance alimentent les discussions, les publications et les réflexions dans les universités et les Think tank chinois. Les discours et analyses (relativement) conciliantes à l’égard de la politique étrangère américaine cèdent la place à une doxa anti-américaine, voire anti-occidentale.
Parmi les domaines les plus forts de la relation conflictuelle entre Pékin et Washington, l’économie et la finance sont les plus éloquentes. La balance commerciale entre la Chine et les États-Unis continue de se creuser malgré les sanctions de l’administration Trump. En 2018, l’excédent commercial chinois s’élève à plus de 300 milliards de dollars. Le volume des exportations chinoises vers les États-Unis en 2018 s’élevait à 447 milliards de dollars contre 102 milliards vers la Chine. Pékin est aussi le plus gros créancier de Washington avec environ 1200 milliards de dollars de bons du Trésor. Niall Ferguson montrait dès 2008 dans son ouvrage The Ascent of Money comment les Chinois (essentiellement les citadins) économisaient de l’argent qu’ils prêtaient aux Américains sous forme de bons du Trésor. Ces derniers étaient utilisés pour acheter les produits fabriqués en Chine. Cette interdépendance n’a fait que croître avec le temps, y compris après la crise financière de 2008. L’interdépendance économique est devenue le facteur stratégique le plus déterminant de la relation sino-américaine. Elle s’étend progressivement à tous les domaines industrielles et économiques. Par exemple, le groupe Huawei, dans le collimateur du Congrès et des diverses agences de renseignement américain travaille avec plusieurs centaines de fournisseurs de technologies américains, quand ces mêmes américains ne peuvent bénéficier de la pleine ouverture et accessibilité au territoire et marché chinois. Les transferts systématiques et anciens (40 ans) de technologies des États-Unis vers la Chine atteignent leur limite avec les premiers mois de l’Administration Trump.
Ainsi la guerre commerciale déclenchée en janvier 2018 par les États-Unis vise à réduire la dépendance économique avec la Chine et à limiter l’influence croissante de l’économie chinoise. Après une série de taxes sur les produits chinois (1500 produits agricoles et industriels), Washington impose à la Chine, mois après mois, l’achat de produits américains pour une valeur de 1200 milliards de dollars. Ces hausses de droits de douane matérialisent cette guerre commerciale. Elles s’inscrivent dans le cadre plus large des mesures exceptionnelles prises par l’administration américaine de protection douanière portant sur des biens intermédiaires, d’équipement et de consommation provoquant une contraction relative des exportations chinoises (en particulier en 2019).
Dans les négociations, la partie chinoise s’engage à ne pas manipuler sa monnaie afin de stimuler ses exportations. Aussi, le rapport de force porte sur l’ouverture aux entreprises étrangères de son marché et de son secteur financier. Enfin, les Chinois se sont engagés à acheter pour une valeur de 80 milliards de dollars de produits agricoles américains[1] sur deux ans et augmenter ses importations de biens et de services de 200 milliards de dollars sur deux ans. Les Américains se sont engagés à diminuer les droits de douane supplémentaires d’une valeur de 160 milliards de dollars essentiellement sur les smartphones, les ordinateurs portables et les jeux vidéo. Pour autant, les droits de 25% appliqués depuis le printemps 2018 sur 250 milliards de dollars de produits chinois restent en vigueur. Pour autant, ce sont les consommateurs américains qui payent les surcoûts.
Aussi, un sujet de santé publique continue de préoccuper les autorités américaines. Alors que la fin du second mandat de Barack Obama était marquée par la forte consommation de Fentanyl par une grande partie des différentes strates sociales américaines, les services de la justice américaine, en particulier la DEA (Drug Enforcement Administration) alerte sur la situation des trafics en provenance de Chine, directement vers les États-Unis (et le Canada) ou vers le Mexique, puis vendu par des groupes criminels et mafieux au États-Unis. Cette substance chimique (un médicament par ailleurs), cinquante fois plus puissant que l’héroïne, est essentiellement produit en Chine. Les ravages au sein de la population américaine sont très importants, tirant vers le bas l’espérance de vie. Ce sujet fit partie des échanges entre Xi Jinping et Donald Trump lors du sommet du G20 à Buenos Aires en 2018. L’Administration américaine demande expressément depuis plusieurs années un véritable contrôle de ce produit. Pékin y voyant une sorte de miroir de l’Histoire avec les immenses dégâts sanitaires et sociaux de l’opium en Chine durant le « Siècle des humiliations ».
A la fin de l’année 2019, la Maison blanche et le gouvernement chinois ont conclu un accord partiel qui marque une trêve dans la guerre commerciale. Américains et Chinois devront signer un accord le 15 janvier 2020 à la Maison blanche suivie par une visite d’Etat de Donald Trump en Chine. Ces concessions réciproques ne doivent pas occulter l’analyse du rapport de force global entre les deux grandes puissances. Il s’agit de négociation et de promesses dans la majeure partie des cas. L’administration américaine au-delà des aspects économique et douaniers cherche à conserver le monopole sur la vente des produits technologiques à fortes valeurs ajoutés tels que les produits de chez Apple ou Microsoft. Aussi, les États-Unis veulent que Pékin abandonne ses politiques de subventions des secteurs stratégiques et des transferts de technologie. Pour le moment, Pékin résiste et poursuit scrupuleusement cette stratégie qui lui est vitale.
La rivalité stratégico-militaire se décline en deux temps : géographique, celui de la zone Asie-pacifique et sectoriel, celui de la modernisation et des capacités militaires. Le budget américain de la défense, de loin le plus important au monde se situe autour de 700 milliards de dollars en 2018. Le budget chinois est d’environ 200 à 250 milliards de dollars, le deuxième mondial avec l’avantage de la faiblesse des coûts de productivité et de parité de pouvoir d’achat. L’Armée populaire de Libération (APL), l’armée chinoise, dispose de plus 2 200 000 soldats toutes composantes confondues (terre-air-mer). Prépositionnée dans le Pacifique et dans l’est de l’océan Indien, le commandement de la flotte Indopacifique rassemble près de 100 000 soldats et l’ensemble des matériels et moyens les plus sophistiqués (porte-avions, sous-marins nucléaires, balistiques, avions de combat etc.). Au total, Pékin cherche la parité avec les forces et les capacités américaines, sans avoir l’expérience concrète du combat moderne et se fixe comme objectif 2049, centenaire de la RPC et une armée de classe mondiale.
Pour de nombreux responsables politiques et militaires comme chez certains académiques, la militarisation forcée et accrue de la Chine est un facteur stratégique d’unité tant à l’intérieur qu’à l’étranger. Sur le plan intérieur, la modernisation tous azimuts de l’outil militaire chinois (marine, nucléaire, force des fusées, armée de l’air et de terre, domaine spatial et cyber) permet de galvaniser l’opinion face au rival américain. A l’international, cette politique de défense se justifie par les logiques d’équilibre de l’hyperpuissance américaine et d’augmenter les forces d’équilibre, en particulier auprès de l’ancien Tiers-monde. Par là même, la Chine y trouve des partenaires commerciaux et tactiques. L’APL, autant que des sociétés de sécurités privées se retrouvent le long des pays dits partenaires du projet BRI (Cambodge, Pakistan, Asie centrale, Venezuela, Amérique centrale, continent africain etc.). Les ventes de matériels de guerre issue de la base industrielle et de technologies de défense de Pékin n’ont cessé de croître depuis deux décennies. Dans le même temps, les désaccords profonds sur la non-prolifération demeurent et traverses les gouvernances chinoises et américaines. Elles sont essentiellement fondées sur les relations de Pékin avec plusieurs régimes bannis de la politique étrangère américaine d’une part, et nourrie par le soutien de Pékin au programme nucléaire et balistique du Pakistan, de la Corée du Nord, de l’Iran d’autre part. C’est la question du contrôle des technologies duales et de composants pouvant participer à la fabrication de missiles d’une part et au contrôle des exportations de ces technologies et matériels d’autre part. L’Administration Obama avait tenté de faire ratifier par le Congrès un grand nombre de conventions internationales en matière de non-prolifération et de contrôle des armements, amenant ainsi la Chine à rallier la Proliferation Security Initiative. La mandature de l’Administration Trump entre 2017 et 2020 brouillera les grilles de lecture autant qu’un arrêt dans ce processus de ralliement.
L’Administration Obama s’est laissée déborder par l’activisme diplomatique chinois, en particulier dans son offensive économique et financière d’une part et de la création d’organisation internationale et de la montée de l’influence à l’ONU d’autre part. En ce sens, les grands dossiers de discussions[2] entre les deux puissances sous la double mandature de Barack Obama font l’objet d’importantes réflexions stratégiques, sans véritable avancée. Les deux pôles y voient l’occasion d’espaces pluriels de rivalités dans lesquels ils peuvent se tester mutuellement. En 2015, lors de la visite d’Etat de Xi Jinping à la Maison Blanche, les deux pays signent un accord en lien avec la lutte contre la cybercriminalité (suite à d’importantes affaires de contre-espionnage par le vecteur cyber de l’unité de l’APL 61398 et arrêtées par de longues enquêtes du FBI), dans le même temps, le président Chinois déclare que la Chine n’a aucune intention de militariser la mer de Chine méridionale. Ces deux sujets (le cyber et la mer de Chine) seront probablement, les deux paramètres d’achoppement de la rivalité entre Pékin et Washington durant les huit années de gouvernance du président Obama. D’un côté, Pékin a réussi une victoire militaire en temps de paix dans le bassin maritime méridionale de la Chine, tandis que le domaine cyber Chinois s’est révélé être l’un des plus intrusif et offensif en particulier en direction des démocraties occidentales (États-Unis en tête), malgré la domination technologique. Cet échec relatif à contenir le gigantisme chinois sera l’un des points clefs de la campagne présidentielle de 2016 et de la victoire de Donald Trump, alors même qu’une Hillary Clinton avait œuvré pour le « Pivot » (en Asie du Sud-Est, en Corée, à Taïwan, au Japon et en Inde) et que Jo Biden, vice-président, entretenait une relation diplomatique avec Xi Jinping avant son arrivée au pouvoir (2012). Les modalités du congagement (containment et engagement) issues des Administrations Clinton et Bush changent avec l’investiture du président Trump.
L’élection de Donald Trump n’a pas fondamentalement modifié la cartographie des alliances stratégiques américaines en Asie. Elle est en continuité avec la Third Offset Strategy annoncée par Chuck Hagel fin 2014, visant à surclasser les capacités chinoises (avancées technologiques et qualitatives face aux paramètres quantitatifs) par une vaste initiative capacitaire[3]. Les liens de défense et de sécurité avec le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et plusieurs pays d’Asie du Sud-est (Vietnam compris) se sont au contraire renforcés par le déploiement du système antibalistique THAAD (Terminal High Altitude Area Defence)[4] en Corée du Sud (mars 2017) afin de prévenir d’éventuels tirs de missiles nord-coréens, la multiplication d’exercices militaires, manœuvres et Fonops (Freedom of Navigation Operations) dans les eaux de la mer de Chine, initiées par l’administration Obama (dans la stratégie dite du « Pivot » vers l’Asie). En ce sens, les capacités diplomatiques et militaires des États-Unis ont suivi une courbe croissante des moyens, des navires de guerre déployés (y compris aérien -aéronefs de tous types, du bombardier stratégique aux avions de combat comme de patrouille maritime) et des installations de détections, d’interceptions et balistiques.
Les liens stratégiques et militaires avec ses partenaires de défense en Asie-Pacifique s’inscrivent dans le cadre global du concept « Indopacifique », plus précisément Free and Open Indo-Pacific, où l’on retrouve les alliés des États-Unis : Japon, Corée du Sud, Taiwan, Australie, Nouvelle- Zélande, France, quelques pays d’Asie du Sud-Est, l’Inde et le Royaume Uni, le tout, formant pour les Chinois un parfait encerclement dans son environnement régional. De son côté, la Chine ne dispose pas réellement d’alliés stratégico-militaires, mais plutôt de partenaires stratégiques : Corée du Nord dans une certaine mesure (voisin turbulent et utile pour éloigner la présence militaire américaine de sa frontière), le Cambodge (plus un point d’appui stratégique au cœur de l’Asie du Sud-Est), le Sri Lanka (point d’appui dans l’Océan Indien contre l’Inde) et le Pakistan qui dispose de l’arme nucléaire. En ce sens, l’ouverture d’une base militaire à Djibouti par la Chine en 2017 témoigne de cette expansion, nourrissant l’inquiétude étasunienne.
Même si les capacités et l’expérience militaire des États-Unis restent encore pour un moment loin devant celles des Chinois, la présence militaire accrue de ces derniers en Asie-Pacifique et de son influence sur les pays riverains remet progressivement en cause la puissance militaire américaine. Enfin, les modernisations militaires chinoises provoquent incertitudes stratégiques à Washington. En effet, la modernisation de la marine chinoise (programme de porte-avions, de sous-marins et lutte anti-sous-marine), de son aviation (avion de chasse de dernière génération) de son système balistique (missiles intercontinentaux), mais aussi spatial et ses capacités de renseignement et cybernétique ainsi que les applications de l’intelligence artificielle et quantique marquent la réduction relative entre la puissance militaire chinoise et américaine.
En lien avec la rivalité stratégique et militaire, le domaine des technologies, de leur transfert, du respect de la propriété intellectuelle et de l’espionnage[5] structure la relation entre les deux grands. La Chine a lancé en 2015 un programme de modernisation de son appareil industriel et technologique, nommé « Made in China 2025 ». Pékin cherche à se doter de haute technologie au service de sa puissance pour concurrencer les autres pôles de puissance du système international, États-Unis en tête. Ces derniers[6], à travers le renforcement de la guerre commerciale, de l’appareil de renseignement et de la justice visent à freiner voire enrayer les capacités chinoises. Les puces électroniques, les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle, le cloud et les réseaux informatiques sont les principaux éléments de la rivalité. L’administration américaine interdit l’accès et des interactions (commerciales, humaines, etc.) avec les leaders des hautes technologies chinoises (les groupes Huawei, ZTE, Xiaomi, etc.). Washington souhaite conserver une avance technologique et ses emplois, mais aussi laisser la Chine dans une dépendance importante aux hautes-technologies conçues en Californie.
La guerre des composants, en particulier des semi-conducteurs est fondamental pour comprendre la rivalité de puissance actuelle entre les Washington et Pékin, qui chacun travaille à sanctuariser (difficilement) leur sphère d’influence dans le cadre du développement de la 5G et des technologies associées. Ainsi Taiwan est aux avant-postes des frictions et de cette guerre des intelligences par la maîtrise des technologies et l’approvisionnement en semi-conducteurs. La société TSMC basée sur l’île, est l’objet de toutes les convoitises chinoises alors même que son articulation avec la puissance américaine semble irréversible. Les gesticulations et intimidations militaires de l’APL et le viol de la ligne médiane dans le détroit de Taiwan renforcent la possibilité d’un scénario de coup de force pour la récupération de l’île. Non seulement, la position géographique de Taiwan est cruciale pour Pékin et le développement d’une dissuasion nucléaire à la mer crédible (sortie discrète des sous-marins nucléaires dans les profondeurs de l’océan Pacifique), mais aussi avec sur son sol les technologies essentielles à la compétition de puissance hégémonique à laquelle la RPC aspire. Le rapport de force sera structuré par l’embargo américain sur les semi-conducteurs et donnera une orientation géopolitique à la fois à la politique étrangère américaine et à la politique chinoise tant intérieure qu’étrangère. Pékin importe à ce jour 95 % de ses puces. L’embargo de Washington imposé aux producteurs (américains, taïwanais et sud-coréens)[7] de stopper les exportations vers la Chine réoriente pour la décennie à venir le rapport de force et l’avancée technologique de la puissance américaine. Aussi, le département du Commerce interdit formellement à ses fournisseurs de livrer ces composants aux sociétés chinoises Huawei ou SMIC. Les projets de la 5G chinoise en dépendent, sa puissance technologique et son influence également. Ainsi et dans contexte tendu, Xi Jinping souhaite accroître au plus vite l’autonomie de la Chine dans la production de ces puces. C’est le mot d’ordre de cette deuxième moitié d’année : « la double circulation » (shuang xunhuan), accroître la consommation intérieure d’une part et l’influence à l’internationale des champions nationaux d’autre part, le tout en réduisant la dépendance vis-à-vis de l’occident (surtout) – en particulier les États-Unis. Selon les experts, la Chine a encore deux générations de retard dans la fabrication de ces composants faisant La différence en matière de puissance technologique et d’innovation. Pékin accentuera la pression sur la Corée du Sud et Taïwan, autant que sur leurs partenaires commerciaux et industriels. L’issue des élections américaines pourrait soit dans l’espoir de la Chine desserrer l’étau, si Biden est élu, soit renforcer la pression, après une réélection de Trump.
Indéniablement, la Chine polarise l’élection américaine sans pour autant avoir de consensus général sur « comment faire » avec la Chine. La chercheuse Maya Kandel, spécialiste de la politique étrangère américaine, évoque un spectre de quatre grandes « familles » : les « trumpistes », les démocrates-centristes autour de Biden, les républicains-traditionnels et les démocrates-Quincy. Ce classement est construit suivant les familles faisant de l’opposition à la Chine et un maintien sans concessions de la rivalité la pierre angulaire de la politique américaine vers les « familles » les plus souples, laissant entrevoir de possibles sujets de coopération avec Pékin. Dans tous les cas, les sujets de l’emploi (notamment industriels) et de l’économie convergent, alors que les mouvements autour de Bernie Sanders contestent l’opposition à Pékin. A l’opposé, le ralliement des Evangéliques autour de Trump, montre une volonté d’en découdre avec Pékin, sorte de nouveau messianisme à l’endroit de la Chine communiste. Au total, la société américaine comme le corps et les élites politiques sont très atomisés. Il est important de rappeler que les communautés d’affaires, en plus des Evangéliques apportent leur soutien à Donald Trump. Si Pékin se garde bien de signifier sa préférence pour tel ou tel candidat, les quatre années de gouvernance Trump ont déstabilisé l’économie chinoise et l’idée que les États-Unis resteraient dans une position de « bonne distance » vis-à-vis d’elle-même. Pour le Parti-Etat, l’élection de Jo Biden donnerait une grille de lecture plus stable et lisible que le serait celle de Trump, bien que les quatre années passées, ont donné un certain nombre d’enseignements.
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Des technologies de rupture au modèle de société, le leadership en question ?
Symétriquement, l’un est devenue la priorité stratégique de l’autre. La relation que Pékin entretient avec Washington structure incontestablement sa politique étrangère et sécuritaire et réciproquement. La crise entre États-Unis – Chine témoigne d’une lutte pour le leadership entre les deux grandes puissances. La rivalité entre les deux pôles va durablement structurer l’ordre international, lui-même recomposer par la double polarisation Chine d’un côté, États-Unis , de l’autre, l’affaiblissement du multilatéralisme et aucune puissance stratégique suffisante comme troisième voix. La décennie 2020 semble montrer combien la technologie est et sera le domaine de rivalité stratégique majeur pour le leadership global, rebattant les cartes des alliances géopolitiques traditionnelles. En ce sens, un élan de supposée « nouvelle guerre froide » est suggérée par l’Administration américaine (à l’initiative du vice-président Mike Pence dès 2018, entérinée par Donald Trump avec la crise sanitaire et l’année électorale), alors que Pékin tente d’imposer son modèle et d’étendre son système paranoïaque du contrôle à l’échelle mondiale. En cela, la crise du coronavirus est un prétexte pour que chacun des Etats-puissances avancent leurs pions.
L’ONU est l’espace d’une confrontation qui ne permet pas de résoudre les dossiers de confrontation. Au contraire, c’est un espace d’affrontement, dans lequel, Pékin accroît son influence, tandis que les États-Unis ont retiré une forme de leur influence. Le délitement du système international tel que ses acteurs le pratique depuis sa constitution après 1945 est en train de s’accélérer. La rivalité entre l’Amérique et la Chine continuera de redessiner l’ordre international, les alliances, les institutions et les règles.
Le repli sur soi de la puissance Chine, dont les paramètres sont constitués par les masses critiques (le poids du nombre, de l’histoire et du territoire), lui valent une singularité permettant d’absorber les chocs et d’entrevoir une autonomisation sur le temps long. Le développement du Yuan digital pour concurrencer l’hégémonie du dollar est une manifestation de l’obsession du contrôle projeté à l’international, tout comme les infrastructures, le réseau de pays et acteurs « obligés ». La modernisation de son outil militaire et sa maîtrise du cyber, comme de l’arme nucléaire lui assure une garantie de dissuasion dans la logique réaliste des relations internationales. La Chine, malgré son inexpérience de la guerre moderne et ses capacités en dessous de l’acteur américain, est néanmoins en capable d’infliger de très lourdes pertes.
De leur côté, les États-Unis d’Amérique ont procédé à une accélération de leur politique de containment de la Chine depuis 2017. En atteste la National Security Strategy of the United States of America (2017) et la publication de la stratégie chinoise des États-Unis au mois de mai dernier. Depuis 2017, le retour en force des théories de Mackinder sur le « contrôle de l’île monde », à savoir l’Eurasie imprègne la politique étrangère américaine pour contenir la puissance chinoise.
Le résultat des élections américaines constitue un facteur important pour l’évolution à court terme de l’économie chinoise et de l’embargo sur les puces, sujet essentiel du différentiel de puissance technologique, autant que sur la continuité du durcissement des relations transpacifiques.
En un mot, la temporalité actuelle marque la fin d’une période ouverte avec la fin de la guerre froide où les Etats-Unis incarnaient le leadership mondial ; la rivalité systémique avec Pékin devenant le principal défi polymorphe pour le siècle.
Symptômes d’une double crise (interne – sociétale et externe – déclin du leadership international), le paysage politique américain priorise l’Asie plutôt que l’Europe. Cette dernière ne doit pas attendre une refonte de la relation plus conciliante et confiante de la part de Washington, au contraire, le vieux continent doit se préparer aux pressions supplémentaires dans l’affrontement hybride entre les deux puissances.
Disons-le tout net, et en citant le sinologue (ce que Graham Allison n’est pas…) que fut Simon Leys, la Chine est « l’autre pôle de l’expérience humaine ». En d’autres mots, autant par sa tactique que par l’emploi colossal des moyens privés que le Parti-Etat peut à tout moment mobiliser, les scenarii décrits par Graham Allison seront sans doute différents de ceux que nous connaitrons dans la réalité. La Chine est face à la réactivité musclée de l’Amérique, un facteur difficile à métaboliser que seul l’instrumentalisation du temps et la spéculation sur l’effondrement de la puissance américaine pourront atténuer.
[1] Ceci est en écho à la crise porcine en Chine qui a décimé la moitié du cheptel de porcs sur l’année 2019 contraignant les autorités chinoises à puiser dans leur réserve et mettre en place des procédures particulières d’importation de cochons. C’est un facteur important dans les négociations et rapport de force, ici, en faveur des États-Unis.
[2] La question de Taïwan, la non-prolifération, le Moyen-Orient (de l’Iran à la Syrie, en passant par l’Irak), la Corée du Nord et la péninsule coréenne, les droits de l’homme, les questions économiques et commerciales et les rivalités stratégico-militaires.
[3] Domaine cyber, Big Data, intelligence artificielle, miniaturisation, robotique, véhicules autonomes ou armes hypersoniques, à énergie dirigée etc.
[4] Système complet antibalistique et d’interception couvrant l’ensemble du territoire nord-coréen, ainsi qu’une large partie de la Chine du nord. Ce système antibalistique est en complément des navires avec le système de combat Aegis dans les eaux du nord-est asiatiques et de systèmes déployés en Alaska et en Californie.
[5] Le 30 septembre dernier, le FBI publiait un nouveau film de sensibilisation au contre-espionnage de la Chine populaire, en prenant pour exemple une affaire d’espionnage qui a marqué la communauté américaine du renseignement et de la sécurité. Kévin Mallory, ancien agent de la CIA est « tamponné » par les services spéciaux chinois et livrera des secrets à ces derniers en 2017 contre de l’argent. Une autre affaire révélée donnait à comprendre l’infiltration d’un supposé réfugié tibétain aux États-Unis, qui intégrera la police de New-York et avait pour mission l’espionnage des réseaux tibétains aux États-Unis, mais pas seulement. Durant son séjour, il reçoit une habilitation et est réserviste dans l’armée dans l’Etat du New Jersey.
[6] A la fin de l’année 2017, le président Trump dévoile une nouvelle stratégie de sécurité nationale définissant une orientation stratégique notamment vis-à-vis de la Chine. A ce titre, environ 150 entreprises chinoises dont une centaine de filiales de Huawei ont été inscrites dans l’Entity List du bureau américain de l’Industrie et la sécurité. Les fournisseurs américains doivent demander une autorisation de l’administration pour échanger avec les entreprises chinoises.
[7] Samsung et SK Hynix forment les principales sociétés avec TSMC fournissant les composants aux États-Unis .
Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot. Cet article a été initialement publié dans la Revue Le Grand Continent le 23 octobre 2020. Vous pouvez lire l’article original en cliquant sur le lien ci-dessous :
Chine-États-Unis : une histoire sous la contrainte ou les rivalités du temps présent