Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Le mandat de Donald Trump aura été marqué par le bras de fer qu’il a engagé avec la Chine sur les relations commerciales et technologiques. Une confrontation dont les commentateurs retiennent volontiers plusieurs épisodes clés. À commencer par ce fameux dîner du 6 avril 2017 à Mar-a-Lago, lorsque le président américain annonça à son homologue chinois, entre la poire et le fromage, qu’il venait de frapper la Syrie de Bachar Al-Assad, pourtant soutenu par Pékin. Une semaine plus tard, il employait « la mère de toutes les bombes » en Afghanistan, avertissement sur les capacités technologiques et militaires américaines explicitement adressé à la Chine comme à la Corée du Nord. Trois ans plus tard, c’est le général Soleimani, l’un des hommes forts du régime iranien – lui aussi proche de la Chine –, qui était éliminé par une frappe américaine.
En outre, par son soutien inconditionnel à Taïwan comme par sa volonté d’écarter la Corée du Nord de l’emprise chinoise, Donald Trump aura imprimé un tournant à l’histoire de la diplomatie américaine vis-à-vis de la Chine. La dureté des positions prises par Washington au cours de ces dernières années se maintiendra quel que soit le verdict des urnes dans les prochains jours, même si Joe Biden passe pour être a priori plus conciliant vis-à-vis de la Chine.
Un affrontement inéluctable ?
La présidence Trump aura vu Washington conduire une offensive sans précédent contre la Chine, dans le ton comme dans les actes. La réorientation de la politique commerciale américaine (depuis 2017) est structurée autour de la concurrence stratégique avec la RPC. Alors que l’administration Obama cherchait à mettre en place la « bonne distance » avec la Chine et à pratiquer la « retenue stratégique », l’administration Trump, elle, a systématiquement durci le rapport de force.
Les relations entre les deux grandes puissances mondiales sont complexes et marquées par une forte interdépendance, qui se manifeste dans quatre domaines essentiels : économique, militaire, technologique et culturel. L’affrontement est moins commercial que géopolitique. Les États-Unis, première puissance économique avec un PIB en 2018 de 20 000 milliards de dollars, sont depuis deux décennies rattrapés par la Chine dont le PIB était de 13 000 milliards de dollars la même année, plaçant Pékin en deuxième position mondiale. Si la croissance chinoise se tasse autour de 5,5 % à 6 % par an, ses réserves restent importantes (2 500 à 3 000 milliards de dollars) et sa diplomatie économique puissante. Pékin détient en outre près de 30 % de la dette américaine. Alors que les États-Unis sont tout à la fois un modèle envié et un rival évident pour de nombreux Chinois, l’affrontement sino-américain est-il inéluctable ?
Ce qui est sûr, c’est que Donald Trump s’est entouré d’une équipe d’experts, d’idéologues et de fins connaisseurs de la Chine, parmi lesquels Matthew Pottinger. Ce dernier est connu pour être le tenant d’une ligne dure dans les négociations commerciales. Plus encore, avec la crise sanitaire du coronavirus et l’année électorale, Trump a entériné une doctrine (initiée par le vice-président Mike Pence) de « nouvelle guerre froide » contre Pékin, créant un front anti-Chine au sein duquel on retrouve les néo-conservateurs.
En Europe, on a glosé dans un premier temps, non sans ironie, sur les bénéfices électoraux que Trump tenterait d’engranger en vue de sa réélection pour un second mandat en défendant l’industrie agro-alimentaire par le biais de l’instauration de quotas visant à réduire les importations en provenance de Chine. C’est l’arbre qui cache la forêt. Car très vite, la question, beaucoup plus lucrative, de la 5G est mise en avant. Pressions et admonestations montent d’un cran. La fille du fondateur de Huawei est arrêtée, accusée de malversations. Les Européens sont priés de renoncer aux offres du géant défendu par Pékin tandis que Coréens et Taïwanais se retirent du marché chinois, privant de manière massive la Chine de composants essentiels à la production de semi-conducteurs. Composants que Pékin n’est pas encore en mesure de produire seule.
Tout le monde a lu Le piège de Thucydide – Vers la guerre. Selon son auteur, Graham Allison, la guerre – dans la majorité des cas – ne peut être évitée dès lors qu’une puissance émergente vient défier la puissance régnante. Ce champ théorique nourrit les réflexions stratégiques de part et d’autre du Pacifique. La crise du coronavirus n’a en rien atténué les scénarios de guerre. La décennie 2020 laisse entrevoir un enfermement toujours plus tenace dans le script du « Piège de Thucydide ». La rivalité entre l’Amérique et la Chine continuera de redessiner l’ordre international, les alliances, les institutions et les règles.
Paix impossible, guerre incertaine
L’élection de Donald Trump n’a pas fondamentalement modifié la cartographie des alliances stratégiques américaines en Asie. De ce point de vue, la continuité est nette avec la Third Offset Strategy annoncée fin 2014 par Chuck Hagel, alors secrétaire à la Défense de Barack Obama, qui visait à surclasser les capacités chinoises par une vaste initiative capacitaire. Depuis 2017, le retour en force des théories de Mackinder sur le « contrôle de l’île-monde », à savoir l’Eurasie, imprègne la politique étrangère américaine.
Les liens de défense et de sécurité avec le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et plusieurs pays d’Asie du Sud-est (Vietnam compris) ont été renforcés par le déploiement du système antibalistique THAAD (Terminal High Altitude Area Defence) en Corée du Sud (mars 2017) afin de prévenir d’éventuels tirs de missiles nord-coréens. Les exercices militaires, manœuvres et autres Fonops (Freedom of Navigation Operations) se sont multipliés en mer de Chine. Des navires de guerre y ont été déployés, y compris des porte-avions, de même que des installations de détection et d’interception. Les liens stratégiques et militaires avec les partenaires d’Asie-Pacifique s’inscrivent dans le cadre global du concept « Indopacifique », plus précisément Free and Open Indo-Pacific, où l’on retrouve les alliés des États-Unis – Japon, Corée du Sud, Taiwan, Australie, Nouvelle-Zélande, France, quelques pays d’Asie du Sud-Est, l’Inde et le Royaume-Uni –, le tout constituant aux yeux de Pékin un parfait encerclement de la RPC dans son environnement régional.
De son côté, la Chine peut aussi s’appuyer sur quelques partenaires : la Corée du Nord dans une certaine mesure, le Cambodge (point d’appui stratégique au cœur de l’Asie du Sud-Est), le Sri Lanka (point d’appui dans l’océan Indien face à l’Inde) et le Pakistan (qui dispose de l’arme nucléaire). L’ouverture d’une base militaire chinoise à Djibouti en 2017 témoigne d’une volonté d’expansion qui nourrit l’inquiétude étasunienne. Même si les capacités et l’expérience militaires des États-Unis restent encore nettement supérieures à celles des Chinois, la présence militaire accrue de ces derniers en Asie-Pacifique et leur influence sur les pays riverains remettent progressivement cette supériorité en cause. Enfin, les modernisations militaires chinoises (spatial, cyber, nucléaire, marine, aviation, balistique, applications de l’intelligence artificielle et quantique) provoquent des incertitudes stratégiques à Washington.
Autonomisation chinoise et containment américain
Dans un discours prononcé il y a quelques semaines pour célébrer le quarantième anniversaire de la création de la zone économique spéciale de Shenzhen, Xi Jinping a appelé à une autonomie complète de la Chine en matière de high tech. Le développement du Yuan digital pour concurrencer l’hégémonie du dollar est une manifestation de l’obsession du contrôle projeté à l’international. De leur côté, les États-Unis ont procédé à une accélération de leur politique de containment de la Chine depuis 2017. En atteste la National Security Strategy of the United States of America (2017) et la publication de la stratégie chinoise des États-Unis au mois de mai dernier.
Quelle que soit l’issue de la présidentielle américaine, l’Europe doit se préparer à subir les contrecoups de l’affrontement entre les deux puissances, qui est appelé à durer. Que Joe Biden ou Donald Trump soit élu, une chose est certaine : l’époque, consécutive à la fin de la guerre froide, où le leadership américain sur la planète était indiscuté, a pris fin.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.