Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
En février dernier, le déplacement à Vientiane, capitale du Laos, du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a donné à Pékin l’occasion d’afficher son souhait de renforcer ses liens avec l’un de ses voisins les plus importants en Asie du Sud-Est. Réciproquement, le Laos, dans un jeu d’équilibre subtil, semble vouloir jouer la carte chinoise pour tenir à distance le Vietnam, lequel – avec l’aide de l’Union soviétique durant la guerre froide – a longtemps cherché à en faire son vassal. Bien que n’ayant aucun accès à la mer, le Laos apparaît comme la clé de voûte de l’équilibre régional. Un pays convoité s’il en est et qui a plus d’un atout en main, dont sa participation active à l’Asean, un ensemble régional de poids constitué de 650 millions d’habitants pour un PIB régional approchant les 3 000 milliards de dollars.
Enclavé, le Laos est aussi le pays le plus montagneux de la péninsule indochinoise (Birmanie, Cambodge, Laos, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Vietnam). Sa position spécifique au cœur de la péninsule lui a toutefois permis, au cours des siècles, de bénéficier d’une situation dynamique de carrefour et de tirer profit des réseaux d’échanges et de commerce qui, dès le premier millénaire de l’ère chrétienne, reliaient par de nombreuses routes caravanières la Chine et l’Asie du Sud-Est.
Les marchands chinois empruntaient les routes commerciales qui s’étendaient des frontières orientales du Tibet jusqu’aux provinces méridionales de la Chine (Sichuan, Yunnan, Guizhou et Guangxi). Le Royaume Lan Xang (littéralement : « du Million d’éléphants »), connaît son apogée entre le XVe et le XVIIe siècle. L’arrivée des puissances occidentales à la fin du XIXe siècle bouleverse les équilibres régionaux et fait du Laos un territoire hautement stratégique, scellant le destin tragique d’un pays considéré alors par beaucoup comme un véritable paradis aux mœurs douces et pacifiées par le bouddhisme Theravada. Le protectorat français, puis les guerres du Vietnam qui s’ensuivent, le marquent durablement. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières vagues migratoires chinoises à destination du Laos, devenu indépendant en 1953. Dès les années 1950, les Chinois se regroupent en communautés et deviennent des acteurs majeurs de la vie économique du pays. Par ailleurs, durant toute la période de la guerre froide, le Vietnam entretiendra des « relations spéciales » avec le régime communiste en place à Vientiane, mais son influence est aujourd’hui largement dépassée par celle de la Chine, extrêmement active en Asie du Sud-Est.
Une présence économique chinoise renforcée
Alors que la Chine est elle-même un pays pauvre, confronté à une gigantesque famine (Grand Bond en avant), Pékin prêtera au Laos, au début des années 1960, un montant de 4 millions de dollars pour le développement du pays. Cette aide s’inscrit aussi dans la rivalité qui se joue entre la RPC et l’Union soviétique. Durant toute la fin de la guerre froide et jusqu’à l’ouverture progressive du territoire chinois (dont les espaces transfrontaliers), la Chine conservera une influence politique et financière à Vientiane.
En réalité, si la Chine n’est pas totalement absente du Laos entre 1979 et 1989 (elle normalisera ses relations avec Vientiane en 1989), c’est la crise financière et économique de 1997 qui va permettre à Pékin de reprendre solidement pied dans ce pays.
La période de turbulences que traverse à la fin des années 1990 la Thaïlande, dont le Laos est très dépendant économiquement, oblige Vientiane à chercher d’autres partenaires afin de diversifier ses relations économiques. L’activisme diplomatique de Pékin dès les années 1980 et 1990, visera en priorité son environnement proche pour développer les relations diplomatiques et commerciales, afin d’asseoir son hégémonie régionale. Ce rapprochement avec Pékin s’est traduit par les visites des chefs d’État Khamtay Siphandone en Chine (juillet 2000) et Jiang Zemin au Laos (novembre 2000). La culture communiste que partagent dirigeants laotiens et chinois en facilite la fréquence, même si la classe politique laotienne, profondément corrompue, ne semble faire que peu de cas de la brutalité avec laquelle se font les transformations économiques non maîtrisées du pays aux dépens d’une part croissante de la population.
Depuis, les visites des gouvernants dans les deux pays se succèdent à un rythme soutenu, et l’on assiste à partir du Yunnan à une pénétration économique chinoise importante, surtout dans le nord du pays, sujet à des trafics illicites (drogue, prostitution, armes, jeux…). Des villes comme Namtha ou Oudomxay, qui ont prospéré grâce à la construction d’autoroutes et de diverses infrastructures par les Chinois, sont devenues de véritables villes chinoises. Les idéogrammes sont partout, et c’est le chinois mandarin qui est parlé en majorité.
Une économie aux mains de groupes criminels et mafieux chinois s’est largement développée entre les années 1990 et surtout 2000, ce qui a été rendu possible par une corruption endémique. Exemple éloquent : la ville (nouvelle) de Boten, en pleine zone du Triangle d’or, a vu casinos, prostitution, trafics de drogue (surtout de synthèse) et d’armes à feu de petit calibre littéralement exploser dans le cadre d’une concession à un groupe chinois pour une durée de 99 ans. Suite à diverses affaires criminelles, le gouvernement de la province du Yunnan mettra fin de ce contrat en 2011. Le casino et quelques activités seront relancés plus discrètement.
Dans cette zone frontalière qu’est le Nord, le gouvernement laotien a multiplié l’ouverture de zones économiques spéciales (ZES), dynamisant ainsi les échanges au point où l’on évalue à plus de 40 % les projets économiques (ressources minières, hôtellerie, caoutchouc, électricité…) dont la Chine est à l’initiative. Pékin, avec ses entreprises d’État, a largement investi dans la construction de barrages sur les cours d’eau au Laos. Mais plus que tout, c’est le futur réseau ferroviaire panasiatique intégré dans l’initiative des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative ou BRI) qui, à terme, pourrait bouleverser l’économie régionale. La China Railway Group Limited est à la manœuvre et pousse notamment pour la construction du vieux projet de liaison Kunming-Bangkok-Singapour. Celui-ci se répartit en trois axes principaux : l’un à l’Ouest vers la Birmanie (corridor occidental), l’autre à l’Est vers le Vietnam et le Cambodge et le dernier au centre, traversant le Laos et la Thaïlande.
En Asie du Sud-Est continentale, le corridor Chine-Indochine de la BRI se raccorde au programme Greater Mekong Subregion (GMS), dans la partie péninsulaire de l’Asie du Sud-Est, où la Chine cherche à développer le fret ferroviaire et maritime pour accéder plus facilement à l’océan Indien.
Dans ce contexte, le Laos apparaît comme un pivot géostratégique qui permet non seulement de pénétrer en direction de l’Asie du Sud-Est et de renforcer les interconnexions routières et ferroviaires de la région, mais aussi de contourner la mer de Chine méridionale, région aux tensions chaque jour plus vives, et les détroits vitaux, Malacca notamment.
La route ferroviaire traversant le nord du Laos doit permettre, d’une part, de réduire les coûts de transport intra-laotien et, d’autre part, d’assurer le transport du fret entre les provinces chinoises de l’intérieur et les marchés étrangers de l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Singapour). Le Laos pourra ainsi passer d’une condition de land-locked à celle de land-linked, d’État « enclavé » à « carrefour » reliant les pays de l’Asie du Sud-Est au Yunnan. Faisant fi des frontières, le projet ferroviaire, doublé d’une autoroute, positionnerait le pays au centre d’un réseau transnational de transports et d’échanges.
Les ambitions de Vientiane dans sa stratégie de désenclavement ne s’arrêtent pas là. N’ayant pas de débouchés maritimes, le Laos investit massivement dans le développement des infrastructures du port vietnamien de Vung Ang, ce qui fera de ce dernier à terme un port laotien extraterritorial. C’est une façon aussi, pour Vientiane, de rééquilibrer son partenariat avec la Chine car ce que redoute le gouvernement laotien c’est de tomber dans une dépendance de la dette vis-à-vis de son immense voisin chinois, chaque année davantage accusé de néo-colonialisme. Pékin possède déjà près de la moitié de la dette extérieure du Laos et même si du point de vue des relations commerciales bilatérales, la balance est excédentaire avec la Chine, le Laos cherche désormais à diversifier ses appuis et ses débouchés.
Le « Partenariat économique régional global » et l’avenir de la région
Alors que venait de se conclure à Bangkok, en novembre de l’année dernière, le sommet de l’Asean auquel avaient participé les premiers ministres chinois, indien et japonais, ainsi que le secrétaire au Commerce américain Wilbur Ross, l’incertitude restait de mise pour l’économie de l’Asie-Pacifique.
Les dix pays membres de l’Asean avaient beau s’être « engagés » à signer prochainement le « Partenariat économique régional global » (RCEP) – qui associerait six autres pays dont la Chine, le Japon et l’Inde –, ce traité était loin d’être acquis et la reprise post-Covid de l’activité économique reste à ce jour très lente. L’achèvement et la signature rapide du RCEP ont buté sur une hostilité croissante de l’Inde (celle-ci s’est d’ailleurs depuis retirée des négociations). La Chine est, en revanche, favorable à la constitution de ce qui pourrait devenir la plus grande zone de libre-échange de la planète. Cet accord est vu par beaucoup d’observateurs comme un accord alternatif à l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), suite à l’annonce de l’abandon de ce dernier par l’administration Trump.
Le projet viserait principalement à une réduction des droits de douane, avec pas ou peu d’ouverture des marchés publics, d’harmonisations des normes ou encore de conventions sur le droit du travail ou de l’environnement. Les 15 parties aux négociations représentent 30 % de la population mondiale et un peu moins de 30 % du PIB mondial. Le Laos y voit des opportunités et des marchés qui l’aideront à s’intégrer plus profondément aux chaînes d’approvisionnement régionales ; une urgence pour un pays où la pandémie de la Covid-19 a fait bondir le chômage à 25 %.
Avec un PIB d’environ 18 milliards de dollars en 2018 et 7 millions d’habitants, le Laos demeure très dépendant de son voisin chinois (Pékin reste le premier investisseur avec environ plus des 40 % des IDE et plus de 50 % des dettes bilatérales). L’asymétrie des relations avec Pékin continuera de marquer les relations bilatérales. Le déploiement chinois à la fois dans le domaine des infrastructures, de l’agriculture (dépossession et dégradations des terres arables), de l’exploitation du bois, de l’eau et des minerais, en plus d’une population croissante, nourrit une méfiance croissante du peuple laotien. Le changement d’équipe gouvernementale qui a vu, à partir de 2016, l’actuel président Bounnhang Vorachitt remplacer Choummaly Sayasone, semble répondre à ce mécontentement grandissant, et donner des gages aux partisans d’un rapprochement plus rééquilibré avec le Vietnam.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.