Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Le 15 novembre dernier, 15 pays d’Asie-Pacifique (les 10 pays de l’Asean, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) ont entériné la création d’une zone de libre-échange d’une importance majeure dans le système international : le Partenariat régional économique global (Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP). Un partenariat qui rassemble plus de 30 % de la population mondiale et où l’on retrouve donc la Chine… mais ni l’Inde, ni les États-Unis ni l’Europe.
Après une décennie de discussions, depuis le lancement d’une initiative à Bali en 2011, Pékin semble donc avoir réussi à mettre en œuvre une intégration régionale économique accélérée en Asie-Pacifique.
Cette intégration confirme le découplage entre intérêts économiques et axes stratégiques. Car nombre des États du RCEP sont hostiles à Pékin, et certains d’entre eux ont même pris explicitement position pour le projet Indo-Pacifique dominé par les États-Unis et visant à contrer l’expansionnisme militaire chinois.
La signature du RCEP est, d’abord, la conséquence du retrait américain du Trans-Pacific Partnership (TPP) en 2017, lequel a largement profité à la Chine, lui offrant sur un plateau une place écrasante en Asie-Pacifique. Mais sans régulation ni mécanismes autres qu’économiques, pourtant nécessaires étant donné les disparités abyssales entre ses membres, cette région, qui devient plus que jamais le centre de gravité du monde, n’échappera ni aux tensions ni aux risques de conflits. Certes, le RCEP dopera assurément, un temps, la croissance et les investissements. Mais ensuite ?
Un accord de libre-échange très important… et assez rudimentaire
Si les négociations ont été assez longues, ce qui est normal lorsque plusieurs États engagent des pourparlers sur des sujets compliqués (avec la géopolitique en toile de fond), le retrait de l’Inde à la fin de l’année 2019 et la limitation de l’accord au libre-échange de produits ne doivent pas écarter les logiques économiques initiées par les États d’Asie du Sud-Est dès 2011. Les négociations, lancées en 2013, viennent donc d’aboutir à la signature à Hanoï (du fait de la présidence du Vietnam à l’Asean), et en visioconférence, de cet accord structuré en 20 chapitres.
Cet accord commercial, le plus grand au monde, concentre 30 % du PIB de la planète. Selon les professeurs Pétri et Plummer, de l’université Johns Hopkins, le texte, qui prévoit de diminuer les tarifs douaniers (à hauteur de 90 %) appliqués à la plupart des produits échangés entre les pays signataires, permettra à ceux-ci d’accroître leur PIB de 0,2 %.
Le RCEP augmentera les flux économiques entre pays partenaires et aboutira, dans un temps très court (d’ici deux à cinq ans), à la mise en place de normes communes. Des normes promues par Pékin, qui voit là une occasion en or de tester et de mettre en place un système normatif dans son environnement régional proche.
Tandis que les mesures protectionnistes prises par Pékin concernant son propre marché incitent les entreprises occidentales mais aussi japonaises à quitter la RPC, le RCEP va pousser les entreprises étrangères à implanter dans cet espace périphérique de plus en plus d’unités de production pour bénéficier de tarifs douaniers privilégiés et, ainsi, rester compétitives dans la région. Cette année, l’Asie dans son ensemble va générer plus de 50 % de l’ensemble du PIB mondial. Rappelons que ce ratio n’atteignait pas 20 % en 1980.
La périphérie chinoise se voit ainsi conférer, et sur un périmètre étendu, le statut d’une « Zone économique spéciale » – ce qui permet à la RPC de sanctuariser encore davantage ses intérêts dans son environnement régional proche. Ce réaménagement de l’espace lui assure une emprise sans précédent sur un marché asiatique riche des potentialités qui lui sont offertes par plus de 2 milliards de consommateurs.
L’Asie du Sud-Est en questions
Cet accord n’a pas été initié par la Chine, mais par les pays de l’Asean, désireux de tirer profit de leur contexte géographique et économique intermédiaire, entre le bassin Pacifique et Indien d’une part, les pôles de puissances économiques d’Asie du Nord-Est (Chine–Japon–Corée du Sud) et ceux d’Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande) d’autre part. Mais au sein du RCEP, leur poids économique sera largement inférieur à celui de la Chine. Ce cadre sera un atout stratégique pour la RPC, qui y mêlera diplomatie publique multilatérale et négociations bilatérales concrètes, et usera pleinement de la forte dépendance économique des pays d’Asie à son égard.
De son côté, Taiwan a fait savoir que sa diplomatie poursuivrait ses efforts en vue de rejoindre le nouveau format du TPP (le CPTPP, qui lie le Japon, l’Australie, Brunei, le Canada, le Chili, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam) afin de réduire l’impact qu’aura pour l’île la signature du RCEP, dont Taiwan ne fait pas partie. Cet impact sera particulièrement sensible pour les industries pétrochimiques et textiles taïwanaises, a estimé la ministre taïwanaise de l’Économie Wang Mei-hua.
Toutefois, 70 % des exportations taïwanaises vers les pays signataires du RCEP sont des produits technologiques déjà exemptés de droits de douane en vertu de l’accord sur les technologies de l’information signé en 1996 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (dont Taiwan est membre de plein droit) et élargi en 2015. Les entreprises taïwanaises, a-t-on ajouté au ministère de l’Économie, ont en outre eu le temps de s’adapter à un environnement concurrentiel déjà marqué par des accords bilatéraux de libre-échange conclus entre les pays de l’Asean et la Chine, la Corée, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les spéculations vont désormais bon train pour savoir si les États-Unis de Joe Biden finiront à leur tour par rejoindre le CPTPP.
Par ailleurs, cette configuration économique et financière permet de poser la question de la concurrence des places financières en Asie et celle du statut potentiel de Taiwan à cet égard.
Une victoire institutionnelle et surtout fonctionnelle pour la Chine
La signature du RCEP est une première pour la Chine et témoigne du cadre évolutif de sa politique étrangère, qui contraste avec son immobilisme en matière de gouvernance intérieure. En cela, le régime de Pékin, manie avec pragmatisme tactique économique libérale et autoritarisme politique
La Chine pourrait asseoir encore plus son influence économique et industrielle, en déployant de nouvelles chaînes de production dans cette vaste zone, en particulier en Asie du Sud-Est. Conjoncturellement, alors que l’économie mondiale est fortement ralentie, le FMI annonçait récemment que la Chine afficherait une croissance à 1,9 % cette année et projette 8,2 % pour 2021.
À terme, l’enjeu est aussi politique et stratégique. Une présence renforcée de Pékin dans ce vaste espace géoéconomique lui assure une position dominante, malgré les initiatives américaines dans l’« Indo-Pacifique » et la consolidation de coopération entre le Japon, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. De plus, le RCEP ne limitera pas les effets des sanctions commerciales et technologiques américaines visant la Chine. Cependant, l’appareil industriel de Pékin y trouvera une opportunité d’approvisionnements et de débouchés.
Quid du concept Indo-Pacifique ?
Malgré la dégradation des relations bilatérales (Chine-Australie ou Chine-Japon), accélérée par les conséquences géopolitiques de la pandémie de Covid-19, plusieurs partenaires des États-Unis ont signé cet accord de libre-échange qui profite à Pékin.
L’intégration dans cet accord commercial de pays industrialisés et proches de Washington tant en matière industrielle et économique que militaire (Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande) ne va pas sans contredire les objectifs stratégiques et sécuritaires du concept américain « Indo-Pacifique », plus précisément Free and Open Indo-Pacific.
Si le déploiement militaire américain qui vise à contenir les capacités de projection et d’expansion chinoises est important dans la zone, et de mieux en mieux articulé à plusieurs pays signataires du RCEP, l’intégration fonctionnelle du libre-échange, où la Chine domine et dominera, montre les limites du recours à l’outil militaire face à la logique de guérilla géoéconomique permanente entretenue par Pékin.
Les brevets, les marchandises, l’influence économique et les réseaux d’affaires chinois, puissamment soutenus par le régime (entreprises d’État, réseau diplomatique, collusion des milieux d’affaires et politiques) sont autant de points tactiques acquis à Pékin dans cette vaste zone qui recoupe intérêts européens, américains, indiens, japonais etc. Le renforcement du Quad (Quadrilateral Security Dialogue – États-Unis, Japon, Inde et Australie) pourrait être à bien des égards inopérant. Jeffrey Wilson, chercheur au think tank australien ASPI, évoque même une reconfiguration économique et stratégique majeure en Asie-Pacifique.
Non seulement, le RCEP vient sanctuariser la puissance industrielle et commerciale chinoise, mais il va aussi accélérer la contestation du réseau d’alliances militaires et économiques des États-Unis. En somme, le commerce vient perturber le spectre de la puissance stratégique. D’ailleurs, l’Inde, qui fait de la Chine la priorité de sa politique étrangère (à travers son dispositif sécuritaire vis-à-vis du Pakistan, mais aussi le développement de ses liens économiques, militaires et diplomatiques avec l’Asie du Sud-Est, le Japon et l’Australie), pourrait, de manière versatile, rejoindre le RCEP. Rappelons que l’Inde est membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai, institution initiée par la Chine, au sein de laquelle se trouve le Pakistan.
Le 15 novembre 2020 signe officiellement le début d’une intégration fonctionnelle en Asie-Pacifique qui se complète aux autres initiatives dominées par Pékin : Organisation de coopération de Shanghai, projet BRI, BRITACOM, BAII, etc. La géoéconomie asiatique, polarisée sur la Chine, demeurera longtemps un facteur stratégique des recompositions de l’ordre international.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.