Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Troublante cécité des médias : le récent conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut Karabagh n’aura guère été suivi d’une réflexion stratégique sur les enjeux pétroliers de la région, pas plus que sur la « diplomatie des tubes » – une diplomatie à laquelle la Chine n’est évidemment pas étrangère.
Par les alliances de revers qui s’y nouent et par les tactiques de contournement qui y sont mises en œuvre, le Caucase est révélateur des tensions qui opposent les puissances régionales et mondiales. Cette région de transit est aujourd’hui non seulement la chasse gardée de la Russie mais aussi une zone tampon. Les États limitrophes actuels (Turquie, Iran…) cherchent à y accroître leur influence, si ce n’est en prendre le contrôle dans une logique impériale. L’Union européenne – qui a longtemps espéré, en vain, voir la construction du gazoduc Nabucco – en a été évincée. En revanche, la Chine, qui espère intégrer à terme Ankara et Téhéran à ses projets eurasiens, ne cesse de gagner du poids en Azerbaïdjan et dans l’ensemble du Caucase.
Le « Grand jeu » au pays de l’or noir
Si le Caucase est associé dans l’imaginaire russe à l’esprit d’aventure, ses puits de pétrole, essentiellement présents dans la région de Bakou (la capitale de l’Azerbaïdjan), ont été l’un des grands enjeux de la Seconde Guerre mondiale et, spécialement, de la bataille stratégique de Stalingrad, cette ville en contrôlant l’accès. Avec la découverte, en 1999, des nouveaux gisements de Shah Deniz, en mer Caspienne, cet enjeu n’a pas perdu de son acuité.
Objet de toutes les convoitises, l’Azerbaïdjan, indépendant depuis la fin de l’URSS en 1991, est dirigé par un régime clanique autoritaire, les Aliev (Geïdar Aliev a été président de 1993 à sa mort en 2003 ; son fils Ilham Aliev, qui lui a succédé, est toujours au pouvoir aujourd’hui). Chiite, majoritairement turcophone, sa population (quelque 10 millions de personnes) fait l’objet d’une attention soutenue de l’Iran et la Turquie, si bien que le pays est dans une certaine mesure le théâtre de leurs oppositions religieuses et de leur concurrence politique. Même si l’on vante souvent, à Bakou, au nom du panturquisme, le principe d’« une nation, deux États », dans les faits l’Azerbaïdjan n’est pas totalement aligné sur Ankara et tente de jouer un subtil jeu de bascule avec l’ensemble de ses voisins.
En 2008, la guerre livrée par Moscou à la Géorgie a donné un coup d’arrêt définitif au circuit emprunté par le gazoduc Nabucco, ce qui a renforcé le rôle de la Turquie comme hub inter-régional. Dans ce cadre, l’Azerbaïdjan et la Turquie mettent en commun leurs ambitions énergétiques pour proposer leur propre projet de transport appelé TANAP, un gazoduc qui acheminera le gaz azerbaïdjanais vers l’Europe via la Turquie.
Soutenu par les États-Unis, qui y voient une façon de contourner à la fois la Russie et l’Iran, ce gazoduc trans-anatolien reprend les bases de Nabucco en s’appuyant sur les fondations du trajet Bakou-Tbilissi-Erzurum déjà existant et propose à son tour un flux d’environ 30 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Relié au gazoduc trans-adriatique TAP, qui va de la frontière gréco-turque à l’Italie en passant par l’Albanie (et achemine 10 milliards de mètres cubes par an), ce projet forme dès lors le dénommé Southern Gas Corridor. Il entérine depuis le mois d’octobre dernier la volonté de l’UE de réduire sa dépendance au gaz naturel russe.
Problème : en raison des différents projets menés depuis bientôt trente ans, les réserves énergétiques de l’Azerbaïdjan pourraient se tarir plus vite que prévu. Bakou pourrait alors s’appuyer à long terme sur les réserves du Turkménistan, autre pays de la Caspienne. Mais les réserves de ce pays sont aujourd’hui monopolisées par la Chine et l’Inde, toujours plus avides d’énergie. Misant sur la récente législation internationale relative au statut particulier de la mer Caspienne (2018), censée faciliter le partage territorial de cette étendue d’eau pour relancer l’idée d’un gazoduc transcaspien reliant ses infrastructures aux gisements turkmènes, l’Azerbaïdjan sera probablement obligé d’acheter du gaz russe pour respecter ses engagements de livraison aux Européens, en attendant que l’hypothèse de ce projet se confirme. La situation est donc des plus complexes, y compris sur le plan des rapports de forces puisque l’Azerbaïdjan est équipé en armements américains et israéliens mais aussi, dans une moindre mesure ; russes, et tente par ailleurs d’établir une coopération à géométrie variable avec tous ces acteurs.
Il existe tout d’abord une coopération avec l’OTAN, laquelle a mollement appelé la Turquie à plus de réserve dans son soutien militaire à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Mais la participation de l’Azerbaïdjan aux exercices militaires « Caucase 2020 », lancés à l’initiative de Moscou, dans le fil des participations passées (Zapad en 2017, Vostok en 2018 et Tsentr en 2019), est d’une tout autre ampleur. Nombre de pays de l’espace eurasiatique y ont pris part, notamment la Chine, ainsi que l’Iran, le Pakistan ou le Myanmar. Plus de 12 000 soldats ont été engagés dans ces manœuvres se déroulant parallèlement à celles – plus modestes (900 hommes à peine) – entreprises plus au nord entre Russes et Bélarusses. Pékin enverra notamment plusieurs avions de transport Y-20, ceux qui ont participé à des opérations logistiques pour des livraisons de matériel aussi bien en Chine qu’auprès de certains de ses voisins.
Ces exercices confirment l’importance que ces différents acteurs de l’Eurasie accordent à leur interaction stratégique dans une région située au carrefour de l’Occident et de l’Orient, où se rencontrent cinq voisinages contestés – européen, russe, turc, iranien, centrasiatique.
Pour la Chine, le Caucase est l’un des maillons essentiels de la « ceinture » des nouvelles routes de la Soie. L’intérêt porté par Pékin à cette région est assez périphérique jusqu’au début des années 1990 et la chute de l’URSS. Par la suite, dans le prolongement de sa poussée diplomatique et commerciale en Asie centrale, et dans le cadre de la redéfinition de ses relations avec la Russie, la Chine développera une influence tous azimuts dans l’ensemble des pays du Caucase reprenant le même modus operandi que dans les pays en développement : investissements dans les infrastructures et l’extraction des ressources naturelles, proximité avec les élites politiques et les milieux d’affaires, mais aussi rapprochement avec les milieux de la sécurité et de la défense.
Au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai, dominée par la Chine, les États du Caucase se voient conférer le statut de « partenaires de discussion ». Pékin y a développé, depuis plus de quinze ans, divers programmes de formation et d’échanges académiques et militaires (formations universitaires, officiers des diverses armées, etc.). En outre, les réseaux de diasporas (issus des régions de Wenzhou et du sud de la Chine) sont présents dans des secteurs aussi variés que l’immobilier, la restauration, la confection ou dans le secteur agricole. En 2019, afin de renforcer les liens économiques, l’Arménie et la Chine prévoyaient de supprimer les obligations de visa pour leurs ressortissants réciproques. La crise du coronavirus et la fermeture de la Chine ont temporairement mis fin à cette idée.
Dans le sillon du vecteur diplomatique et commercial du projet Belt and Road Initiative, la Géorgie a accueilli un forum sur les « nouvelles routes de la soie » en 2017, rassemblant plusieurs milliers de personnes autour des thèmes de zones franches, de construction portuaire et d’infrastructures de transport, de la place de la Géorgie dans le Caucase et en Eurasie, etc.
Mort cérébrale du Groupe de Minsk et échappatoire chinoise
Les manifestations de puissance de la Turquie ne cessent de rappeler que la doctrine « zéro problème avec les voisins » prônée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu a vécu. Les confrontations avec ses partenaires de l’OTAN, dont la France, sont désormais la règle. L’écrasement de l’Arménie au Haut-Karabagh est non seulement une victoire de la Turquie (guerre de haute intensité, usage massif de drones turcs, de mercenaires syriens et des troupes azerbaïdjanaises en supériorité numérique face à l’armée arménienne) mais aussi une réponse cinglante de Recep Tayyip Erdogan à l’incapacité de l’Occident et du Groupe de Minsk à trouver une solution à cette crise. Leur volonté, depuis près de trente ans, de maintenir le statu quo au Haut-Karabagh, dans un environnement stratégique par ailleurs changeant, n’est évidemment plus tenable. Dont acte : la Chine pourrait, à terme, transformer la région par des plans d’investissements massifs (ou plutôt des prêts) que la Russie n’est pas en mesure de proposer.
Ainsi, des infrastructures touristiques en Ingouchie (2015) à la signature d’un traité de libre-échange avec la Géorgie (2016), la Chine crée une dynamique caucasienne à laquelle l’Azerbaïdjan adhère en augmentant ses exportations de pétrole à destination de Pékin. L’intensification des échanges sino-azerbaïdjanais confirme l’intérêt des autorités de Bakou pour le projet des « Nouvelles Routes de la soie ». Vu de Pékin, le Caucase et l’Azerbaïdjan en son centre apparaissent comme le dernier chaînon manquant d’une stratégie eurasiatique globale déployée par la RPC. L’isthme caucasien est non seulement le plus sûr raccourci entre l’Asie et l’Europe ; c’est également une zone dont le contrôle sécurise l’avancée de la Chine en Asie centrale mais aussi en Iran, où elle a signé en juin dernier des accords commerciaux de 400 milliards (étalés sur plusieurs années), suivis d’accords militaires. En cela, la région est le théâtre des rivalités entre les puissances du XXIe siècle.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.