Plaidoyer pour la formation des élites européennes ou comment l’Europe peut-elle se prémunir de l’ingérence chinoise ?

Emmanuel Veron

La crise de la Covid-19 est un accélérateur des tendances du système international (délitement du multilatéralisme, montée en puissance des plateformes numériques, concurrence des Etats-puissances, la compétition plus que la coopération, crispations exacerbées entre l’Occident et la Chine, la Russie et la Turquie) marquant un tournant et confortant Bruxelles dans la nécessité de rééquilibrer son partenariat avec la Chine ; ce « rival systémique » comme les dirigeants européens la qualifie désormais. Mensonges du régime chinois sur le nombre réel de victimes de la pandémie, dissimulation structurelle conférant à l’amnésie d’Etat, réécriture de l’histoire (soutenue par l’hypermnésie sélective), agressivité de ses diplomates et pressions exercées par Pékin sur les instances internationales onusiennes auront fait apparaître au grand jour la naïveté des Européens à l’égard d’une dictature qui n’en reste pas moins incontournable dans les affaires du monde. Cette période charnière a également permis de mettre le doigt sur les carences d’un système néo-libéral et la nécessité pour les Etats européens de mieux se protéger et de se coordonner. Retour à la souveraineté donc avec un découplage industriel qui mettra du temps certes mais qui n’en est pas moins déjà amorcé. Toutefois, un autre aspect doit être privilégié par les Européens : celui de l’information, de son contrôle, de l’ingérence (polymorphe) et de l’intoxication, mais encore de la formation des élites dirigeantes européennes dans tout ce qui a trait aux affaires chinoises du Parti-Etat. Enfin, dans le souci de préserver un avenir en partant du postulat qu’il y a sans doute plus d’intelligence à échanger entre deux très anciennes civilisations (l’Europe et la Chine) sur les défis à venir (le changement climatique, l’urbanisme, la biodiversité, la consommation énergétique, la santé, la consommation alimentaire…).

Quelques observations préliminaires : il n’existe pas à ce jour de réflexion globale ni de stratégie concertée entre les Etats européens pour savoir comment les différentes institutions de l’Union peuvent répondre d’une manière appropriée au formidable défi que représentent les Nouvelles Routes de la Soie (commerce, infrastructures, finance, douanes, cryptomonnaie etc.)[1]. Non plus qu’il n’existe de contre discours à la propagande chinoise dans ce domaine ni de représentant interministériel. Les rares milieux informés agissent en ordre dispersé. Les Chinois le savent et en jouent. Plus surprenant encore : il n’y a pas de sinologue dans l’entourage diplomatique proche du Président Macron à l’Elysée, à la différence notable de Donald Trump qui aura su s’entourer de fins connaisseurs de la Chine, parmi lesquels Matthew Pottinger. Ce dernier est connu pour son âpreté dans les négociations commerciales engagées avec la partie chinoise. Il s’agit d’un autre angle mort de la diplomatie française, d’une contradiction aussi quand on sait l’appétence du Président Macron pour l’« Indopacifique », signifié par l’axe Canberra / New Dehli / Paris que la capitale française appelle de ses vœux. Or, si l’on veut répondre avec efficacité dans la réalisation de ce contre-projet aux Nouvelles Routes de la Soie, mieux vaut pouvoir comprendre et vite comment agit l’adversaire. Et de ce point de vue, les Français et, plus généralement, les Européens sont plutôt mal préparés. D’une manière significative, il n’y a pas à ce jour un organe de sinologie européenne qui permettrait à des universitaires européens spécialistes du monde chinois de partager leurs connaissances et leurs expériences avec des hommes d’affaires de notre continent, au service de la puissance européenne. Les Think Tanks, produisant plusieurs publications publiques[2] (ou non) sur des sujets stratégiques correspondent entre eux, mais demeurent en concurrence. C’est vrai quand ils rivalisent en réponse à des appels d’offres émanant des grands ministères. Dans les faits pourtant – même si des exceptions confirment la règle – la teneur de leurs analyses a relevé jusqu’à très récemment d’un étonnant et insipide consensus de vues sur les questions chinoises. Ces analyses changent de ton de manière progressive à mesure du renforcement de l’autoritarisme du régime politique et de la dissémination forte d’affaires industrialo-commerciales chinoises sur le territoire européen (vols de technologies, rachat de secteurs stratégiques, propriété intellectuelle, cyber-espionnage, harcèlement et répression d’individus, etc.). Aussi, la crise sanitaire a intensifié les travaux, les éclairages et les explications du système politique, d’influence, voire de prédation du Parti-Etat au grand public, désormais mieux sensibilisé et armé pour comprendre. Malgré ces progrès notables, beaucoup reste à faire, si ce n’est un très vaste chantier pour armer en intelligence l’Union européenne sur les secousses à venir dans les deux à trois prochaines décennies.

Partir de l’existant

Si l’on pouvait, il y a quelques années encore – avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2012) – espérer la création, dans chaque province chinoise, d’un bureau de représentation européen qui aurait permis aux élites européennes et chinoises d’échanger entre elles, les conditions ne sont absolument plus réunies pour l’envisager avant très longtemps. Autant la nature dictatoriale du régime chinois que le nationalisme exacerbé auquel adhère une part croissante de l’opinion chinoise ne permettent plus d’espérer un échange constructif, intelligent et équitable. Nous sommes revenus puissamment dans l’ère du soupçon. Moins sans doute qu’aux Etats-Unis où la Covid-19 a provoqué un véritable séisme. Il a été comparé à Pearl Harbour dans sa capacité intrusive à détruire l’intimité même des familles américaines. Son association systématique à la Chine par Donald Trump, la dangerosité de ce qu’elle représente, est aussi profonde qu’irréversible. L’Europe en a toutefois pris la mesure avec la « diplomatie des loups combattants » initiée avec arrogance par Pékin. Au point où certains dirigeants européens n’ont pas hésité à dénoncer Pékin dans ses agissements pour exhorter leurs concitoyens à se rapprocher de Taïwan. Ainsi Milos Vystrcil, Président du Sénat tchèque, n’a pas à hésiter à louer les efforts de la démocratie taïwanaise, dans la gestion de la crise de la Covid-19, en déclarant, à l’instar d’un Kennedy présent à Berlin en 1963 : « Je suis Taïwanais ». Alors que Taïwan est aux avant-postes de la démocratie en Asie orientale, aucun pays de l’Union n’entretient de relations officielles avec l’île. Erreur quand on sait que Taïwan compte parmi les premières puissances économiques du monde dans la fabrication des semi-conducteurs, lesquels sont nécessaires au développement de la 5 G. Erreur car l’histoire contemporaine a montré qu’il valait mieux s’entendre sur la longue durée avec une démocratie qu’avec une dictature. Question de confiance et les Tchèques de la charte 77 s’en souviennent pour avoir été – avec Vaclav Havel à leur tête – les défenseurs des principes des droits de l’Homme face à l’oppresseur soviétique. C’est la charte 77 qui a inspiré les penseurs pro-démocrates, et d’entre tous le Nobel Liu Xiaobo, dans leur lutte contre l’oppresseur communiste en Chine. C’est aussi contre le totalitarisme qu’une certaine idée de l’Europe démocratique telle que nous la connaissons encore, et ses pères fondateurs (Jean Monnet, Robert Schumann, Paul-Henri Spaak…), s’est construite d’abord sur les ruines du totalitarisme nazi puis dans la résistance face au totalitarisme stalinien. Nous oublions trop souvent que l’Union Européenne telle que nous l’avons conçue nous a mis à l’abri de la guerre et de la menace idéologique que brandissait Moscou. Cette menace est incarnée aujourd’hui par le système du Parti-Etat à Pékin et son dirigeant, Xi Jinping. Certes, la fondation de l’UE, dans ses principes et objectifs, n’avait pas anticipé la montée en puissance rapide de la Chine dès les années 1980. En revanche, le Parti-Etat à Pékin a toujours perçu l’Union comme un atout stratégique commode pour servir son dessein stratégique : rattrapage technologique, immense marché stable et acteur majeur contre les Etats-Unis.

Xi Jinping a posé les jalons d’un système de répression et de contrôle systématique absolument inédit. Est-ce pour cette raison que tant de dirigeants européens ont été à ce point aveuglés ? La Chine a les symptômes d’un totalitarisme que ni Hannah Arendt ni Raymond Aron ne pouvaient concevoir en leur temps. Et pour cause : la Chine et son régime est une cybercrature hors norme. Elle se nourrit du nationalisme (que le système politique anime, agite, tempère selon les ondulations du système international) et des principes d’un autoritarisme idéologiquement conservateur.

D’abord au Xinjiang, laboratoire du pire où plus d’un million de Ouigours sont incarcérés dans des camps de rééducation, puis à l’échelle du pays, l’intelligence artificielle et des moyens de contrôle satellitaire, de reconnaissance faciale et de bornage des smartphones (géolocalisation, QR code, applications etc.) ont quadrillé l’ensemble du territoire et passent au crible une population dont la traçabilité est totale. La surveillance de masse ou surveillance globale reposant sur les technologies d’analyse du big data forme l’outil privilégié, encore en formation, du régime dans son obsession du contrôle. Le Parti-Etat lui soumet un crédit social, supposé inspiré du Confucianisme (système du crédit socialshehui xinyong tixi), dans les faits, d’abord inspiré du système américain attribuant une bonne note aux emprunteurs payant régulièrement leurs échéances. Ce système a été pensé dès la fin des années 2000 sur demande des autorités centrales (Jiang Zemin et Zhu Rongji), en lien avec des échanges aux Etats-Unis, où une équipe d’ingénieurs chinois, dont un certain Lin Junyue, observent comment les entreprises américaines demandaient de créer des outils pour mieux connaître les entreprises chinoises avec lesquelles elles travailleraient. L’ingénieur Lin et son équipe trouvèrent là l’inspiration pour un modèle élargi à toute la société. Un premier rapport de l’équipe chinoise sera publié en mars 2000 juste avant les « deux assemblées ». Son développement et son application prendront encore plus d’une décennie, avant d’être officialisé en « phase test » en 2018. Dans les faits, plusieurs zones urbaines, des régions de minorités nationales possédaient des embryons de système dès la fin des années 2000.

Ce système vise à contrôler la population dans la sphère publique. Toute contestation de l’autorité jugée déviante a une incidence sur le nombre de points requis à ce crédit social. Un barème inférieur à la norme vous assignera à résidence voire vous interdira d’accéder[3] à divers services urbains, à voyager ou à pouvoir prétendre à des soins hospitaliers. Sachant que la médecine privée est encore marginale dans ce pays, et que les consultations médicales se pratiquent essentiellement à l’hôpital, on peut décéder d’une maladie bénigne dans la Chine de Xi Jinping si le quota de points vous fait alors défaut. Ce système de surveillance et de contrôle social est aussi entré en vigueur dans les entreprises (chinoises ou non). Ainsi le régime dispose d’un outil de contrôle extrêmement intrusif, sophistiqué, encore à un stade d’étalonnage à l’échelle du pays, de ses 9,6 millions de km² et de 1,5 milliards d’individus. En visite à Wuhan (2019), la chancelière Angela Merkel dira du système de crédit social chinois et par réaction qu’en Europe « la protection des données personnelles est considérée comme faisant partie des droits de l’homme ».

C’est ce monde orwellien que l’on croyait avoir disparu avec Mao Zedong qui est revenu en force avec la crainte désormais de voir la Chine imposer ses normes dans l’ensemble du monde. Ce danger, pour nous Européens, réside dans sa capacité à nous épier, à piller les données les plus sensibles de notre industrie et à développer un discours qui bénéficie au sein même des opinions européennes de très importants relais, légaux dans la grande majorité des cas. Que ce soient les associations chinoises, de plus en plus nombreuses à être établies sur le territoire européen voire des hommes politiques de premier plan (Premiers ministres, députés, sénateurs, maires etc.) ou d’anciens diplomates de haut rang – français notamment, mais pas que (allemands, britanniques, grecs etc.) – Pékin, peut en toute impunité les utiliser, les mobiliser. Lobbying, discours lénifiant sur l’exceptionnalité de la Chine (en matière des droits de l’Homme, « d’efficacité » du modèle de gouvernance, de dynamisme économique…) ou encore pour défendre un pays statutairement « en voie de développement » (statut largement usurpé mais reconnu comme tel par l’OMC…) : tous les moyens sont bons pour déployer la « stratégie des trois guerres » mise en œuvre par Pékin depuis deux décennies.

Contrer l’adversaire et nommer les choses

Dans la continuité de la montée en puissance de la Chine en Asie, de l’extension de son réseau diplomatique et à la veille d’intégrer l’OMC, Pékin finalisera une doctrine qu’elle nomme les « les trois guerres ». Elle prendra effet dans tous les domaines stratégiques utiles à l’ascension de la Chine dans une logique de domination du système international. Passée relativement inaperçue, cette doctrine élaborée près de dix ans avant l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir (2012), identifie trois types de guerre, mise en exergue par le chercheur et analyste Emilio Iasiello :

1-la guerre psychologique : elle affaiblit la capacité d’un ennemi à mener des opérations de combat par l’intermédiaire d’opérations visant à dissuader, déstabiliser et démoraliser le personnel militaire ennemi et à soutenir les populations civiles.

2-la guerre de l’opinion publique / médiatique : influence l’opinion publique nationale et internationale pour obtenir le soutien des actions militaires de la Chine et dissuader un adversaire de mener des actions contraires aux intérêts de la Chine.

3-la guerre juridique : utilise le droit international et national pour revendiquer une position de supériorité juridique ou faire valoir les intérêts chinois. Elle peut être utilisée pour entraver la liberté opérationnelle d’un adversaire et agencer l’espace opérationnel. La guerre juridique a également pour but d’obtenir le soutien de la communauté internationale et de gérer les répercussions politiques possibles des actions militaires de la Chine.

Le régime du Parti-Etat utilisera les années 2000 pour tester et étendre cette guerre d’influence, d’intoxication et de velléités hégémoniques partout où la Chine déploie ses efforts diplomatiques et économiques. Les années 2010 verront la concrétisation de ce dessein. La décennie qui s’ouvre donne lieu à un renforcement des moyens d’actions et d’intimidations à l’international, alors qu’un repli sur soi nationaliste s’opère en interne (récit officiel, économie et industrie, système global de contrôle). L’influence est privilégiée, plutôt que l’action militaire, qui reste mobilisable, en cas de besoin. L’utilisation des médias comme moyen de discrédit des démocraties libérales auprès de la population chinoise constitue l’arme essentielle. En atteste, encore récemment, l’usage des médias chinois en Chine dans le traitement des élections présidentielles aux Etats-Unis. Les réseaux sociaux chinois (WeChat et Weibo principalement) forment une formidable caisse de résonance cadenassée (à la différence des sociétés ouvertes), où s’exprime les déferlements de ressentiment, de nationalisme et d’acharnement. En dehors du territoire chinois, la logique médiatique et des réseaux sociaux fait son œuvre. Dans le premier cas, sans véritablement trouver de grand succès. Dans le second en revanche, l’usage des réseaux sociaux dans les démocraties permet un prolongement de l’intoxication, de l’intimidation et du discrédit.

Le Front Uni (ou Département du Front Unitongyi zhanxian ou tongzhan dans sa forme abrégée)[4], dirigé par Wang Yang (membre du comité permanent du Politburo), structure très offensive est encore à ce jour trop méconnu, en particulier dans le monde occidental, UE tout d’abord. C’est un Département dépendant directement du comité central du PCC, (à l’instar de la propagande). A l’origine (sous Mao), le Front Uni rassemble l’action menée par le Parti en direction de tout ce qui n’est pas communiste, à la fois au sein du territoire (minorités ethniques et religieuses, diversité sociale…), qu’à l’étranger (les territoires revendiqués et sous statut particulier, les communautés chinoises à l’étranger). Avec l’ouverture économique initiée par Deng Xiaoping, le Front Uni va considérablement étendre son champ d’action et chercher à orienter, imposer sinon acheter son influence politique. Ce processus va considérablement s’amplifier, bénéficiant de moyens techniques et humains colossaux, s’appuyant sur la base d’une présence chinoise tous azimuts à travers le monde. Le travail d’influence se réparti selon trois catégories : « ami / ami-ennemi / ennemi ». Ces catégories ne sont pas étrangères à la pensée d’un Carl Schmitt, très en vogue dans les milieux dirigeants du Parti, et à ses réflexions sur les notions de souveraineté et de guerre asymétrique que le théoricien allemand, ancien nazi de surcroît, a développé dans sa « Théorie du partisan ». Le travail s’opère auprès de diverses catégories d’acteurs (étatiques, entreprises, hommes d’affaire, lobbyistes, partis politiques, associations, élus, universitaires, etc.) afin de diluer toute coagulation allant à l’encontre du régime communiste chinois. Les catégories sont poreuses, tel acteur pouvant passer d’un statut d’« ami » à celui d’« ennemi » selon les circonstances stratégiques de Pékin. La diversité des pays européens nourrit la palette des trois catégories : adhésion à l’UE, arbitrage sur la 5G (et Huawei), différends commerciaux, signature ou non d’un MOU dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie, soutien aux Tibétains, Ouighours, Taïwan etc. 

Le Front Uni, instance clé dédiée à la propagande du régime communiste chinois, finance des opérations d’influence les plus diverses tant en Europe que dans le reste du monde (culturelle, économique, politique et industrielle). L’une ou l’autre de ces trois guerres et toute personnalité (physique et morale) qui pourrait en ce sens servir de levier à cette stratégie globale est alors instrumentalisée. La fermeture de l’Institut Confucius en 2013, partenaire des universités de Lyon II et III, et en réaction contre cette menace qui pesait sur les libres choix académiques du corps professoral, reste à ce titre un cas d’école. On s’étonnera que cette stratégie intrusive pénètre avec autant de facilité le tissu de chacune de nos sociétés. C’est qu’elle bénéficie tout à la fois de naïveté, de négligences et de réelles complicités. Avec une fascination réelle pour un régime autoritaire et / ou par pur attrait du lucre. Cette permissivité à l’échelle européenne n’est pas étrangère au fait que la sensibilisation de nos dirigeants aux enjeux de la géopolitique est faible. La Chine n’est pas un pays comme un autre et il faut d’abord se donner les moyens intellectuels de le comprendre. Nombre d’institutions universitaires existent mais elles restent arc-boutées à la transmission de connaissances héritées d’un autre siècle. Quelques constats : il n’existe pas ou peu de cursus privilégiant la transversalité dans les approches pédagogiques innovantes sur l’Asie. Quid des relations sino-arabes ? Quid des relations entre la Chine et l’Asie centrale ? Quid des relations entre l’Iran et la Chine ?… Et l’on pourrait multiplier les exemples. Pas d’enseignements non plus sur l’histoire globale. Encore moins sur la culture stratégique (économie, industrie, stratégie, militaire et culture) de ce grand pays, ancien et autoritaire, dont l’altérité « extrême-orientale » est instrumentalisée, sinon mythifiée, encore trop souvent par l’Occident lui-même.

Des efforts dans la formation des élites, à la fois en matière culturelle mais aussi technique et industrielle, basés sur les trois décennies de relations commerciales et industrielles entre l’UE et la Chine auront une place privilégiée. En effet, depuis plus de trente ans, l’essor de la puissance chinoise s’est structuré autour du rattrapage technologique, lequel a largement pris appui sur l’industrie américaine mais aussi européenne (et japonaise ou sud-coréenne en Asie). Une forte corrélation a existé et existe aujourd’hui (dans le cadre du plan Made in China 2025 et demain dans le programme « vision 2035 » lancé par Xi Jinping à l’automne 2020, avec en soutien le 14e Plan quinquennal), entre les secteurs et types d’industries ciblées (en Occident) et les industries émergentes stratégiques dont Pékin appela (ou appelle) de ses vœux (hier l’aéronautique ou le nucléaire civil, le TGV etc. : demain la 5G, l’IA, le quantique etc.). Il est important de construire, de consolider et de protéger un appareil industriel multi-secteur à l’échelle de l’Union (santé, équipement, 5G, IA, quantique, armements, énergies, transports etc.).

Aux Etats-Unis, l’histoire globale est pourtant à l’honneur pour les préparations militaires comme dans le cursus des plus grandes universités. Et cet intérêt à la fois pluridisciplinaire et généraliste s’est développé lorsque le pouvoir fédéral a compris le fait que sa défaite au Vietnam avait été avant tout celle de l’intelligence. Au sens le plus anglais du mot et comme l’avait défini, à sa manière, Yves Lacoste, parlant de la géographie : « elle sert d’abord à faire la guerre ».  Est-ce le fait du hasard si depuis lors les meilleurs spécialistes au monde de l’Asie sont recrutés par les Etats-Unis ? Evidemment non. A cet autre constat s’ajoute une asymétrie grandissante dans le domaine de la maitrise des connaissances entre l’Asie et l’Europe. Ou ce que l’on appelle encore la culture générale. Elle est devenue un gros mot à Sciences Po qui l’a bannie de ses modalités de recrutement au même titre que les épreuves écrites. Et disons-le tout net, abolies au nom à la fois de la médiocrité, des usages conventionnels et de la novlangue prévalant en France depuis des années ou ce que l’on qualifie hypocritement et dans un nivellement par le bas, l’« égalité des chances ». Si l’existence des ectoplasmes n’a jamais été scientifiquement démontrée, une génération de futurs décideurs qui elle, en revanche, sera bel et bien étrangère aux humanités est assurément en voie d’être créée. Leur différence de niveau avec leurs contemporains asiatiques est abyssale. Un test, des plus banals suffit : n’importe quel étudiant chinois est en mesure de citer plusieurs écrivains français, britanniques ou allemands. L’inverse est beaucoup moins vrai. Faut-il y voir un complexe de supériorité de nos futures élites ? Oui si l’on s’en tient aux critères d’une reproduction sociale retenue par un Pierre Bourdieu. Non, si l’on constate que la repentance que nourrissent nombre de minorités rejetant le passé colonial de nos sociétés européennes nous a fait tourner le dos vis-à-vis de l’Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge) – pour la France – de l’Indonésie (pour les Pays Bas), de l’espace indien (pour la Grande Bretagne). A tort et sans aucune nostalgie dans notre propos car l’ensemble de ces peuples ont été associés aux métropoles européennes et il y a là un patrimoine d’expériences, un métissage, une richesse comme le disait aussi l’écrivaine Leïla Slimani qui est encore trop peu reconnue et encore moins sollicitée alors qu’elle est le fruit d’une globalisation irréversible, et que nous devons non la subir mais au contraire, l’accompagner.

Penser à l’avenir

Ce qui est observable pour les diasporas des anciennes colonies européennes de l’Asie vaut aussi pour les communautés chinoises. Sont-elles réellement intégrées à la République ? La suspicion à ce sujet a pu naître au vu des manifestations qui eurent lieu à la suite de la mort d’un ressortissant d’origine chinoise en 2017 (en écho aux violences récurrentes à l’endroit des communautés asiatiques de la région parisienne observées depuis 2009). L’ambassade de Chine s’empressa non seulement de dénoncer les insuffisances sécuritaires à l’égard des communautés chinoises mais d’encadrer également par des agents adressés directement par Pékin afin d’encadrer les manifestants et y prendre part. Ce processus renseigne parfaitement sur l’action du Parti-Etat de contrôler les réseaux diasporiques (ici dans le cas de la France) et d’empêcher la formation d’une société civile autonome.

L’avenir nous dira si cette opération n’avait pas été le prélude à des contre-insurrections urbaines programmées depuis Pékin comme un banc d’essai à des tactiques visant à déstabiliser les démocraties occidentales. Cette ingérence, tant décriée par le pouvoir de Pékin lorsque les Occidentaux rappellent que les droits humains les plus fondamentaux (arrestations arbitraires, prélèvement d’organes, exactions à la fois contre les dissidents, les communautés mongole, tibétaine et ouigour…) sont systématiquement bafoués par le régime communiste chinois, n’en est qu’à ses débuts. Et ce, dans une approche bottom / up en s’appuyant tout d’abord sur des communautés chinoises présentes dans les pays visés. Ce sont les diasporas de vieille souche auxquels s’ajoutent les ressortissants (étudiants, réseaux marchands, travailleurs clandestins, hommes d’affaires basés à l’étranger) que les services des ambassades chinoises en Europe identifient systématiquement. De 200000 au début des années 80, le nombre de ces ressortissants a dépassé les 125 millions à travers le monde, au tournant des années 2015. Des moyens colossaux sont employés par Pékin pour qu’ils n’échappent pas à la surveillance du régime. Ainsi durant le confinement en France, des dizaines milliers de colis contenant des masques et des notices de propagande leur rappelant que la mère-patrie ne les abandonnait pas ont été adressés à chacun d’entre eux. Ce dispositif de surveillance s’adresse aussi d’une manière beaucoup plus âpre à l’encontre des Tibétains ou des Ouigours réfugiés en France. Menaces et intimidations leurs sont adressées d’une manière récurrente en faisant peser sur eux le spectre de mesures coercitives contre leurs familles restées aux pays.

Si l’UE a modifié son appareil de filtrage des IDE (pas uniquement chinois), ce dispositif doit être renforcé, au même titre qu’une meilleure compréhension des mécanismes financiers et bancaires chinois sur le territoire européen. Autant, l’argent chinois semblait être très important ces deux dernières décennies, aujourd’hui les défauts de paiements se multiplient, dans le cadre du projet BRI ou non. Le renforcement du contrôle des autorités centrales dans le monde des affaires, malgré les logiques du commerce international provoque des arbitrages contraires au libre-échange, à la réciprocité et aux investissements étrangers en Chine. Le risque étant que la Chine organise ses propres tribunaux d’arbitrage écartant toute possibilité de recours en cas de litige avec des investisseurs étrangers.

Au niveau international, la Chine entend siniser les instances internationales pour court circuiter toute critique qui lui est faite par les Occidentaux en matière de droits de l’homme, sur Hong Kong, Taïwan, le Tibet, la mer de Chine méridionale. Bien que l’intégration de la Chine et de la Russie en 2020 au sein du Conseil des droits de l’homme laisse pantois, l’élection de ces régimes va naturellement dans ce sens. Cette victoire, toute symbolique, n’est pas étrangère au retrait systématique des Etats-Unis des grandes instances internationales. Cette vacuité fragilise l’ensemble des démocraties occidentales et isole dangereusement l’Union Européenne face à la Chine et à la Russie. Par conséquent, Bruxelles ne pourra se prémunir du danger russo-chinois sans renforcer sa relation avec Washington. Il en va de la survie de l’Occident. Aucune action ne peut être engagée non plus sans un certain courage. Même si elles sont encore peu nombreuses, des voix s’élèvent contre ces dictatures. Ainsi le conservateur du musée de Nantes a refusé en 2020 les conditions révisionnistes imposées par Pékin dans une exposition consacrée à la Mongolie et l’a fait savoir haut et fort. Un symbole alors que la France et la Chine s’apprêtent, en 2021, à célébrer l’année franco-chinoise du « tourisme culturel ». Mais cette décision courageuse, encore isolée à ce jour, met en exergue un principe universel. C’est celui de la responsabilité. Notion qui est d’ailleurs au cœur même de la culture confucéenne. Nombre de ressortissants chinois, partout en Europe, sont animés par cette responsabilité. Elle nous commande de ne pas céder à la dictature de l’argent, du compromis systématique et de la complaisance mortifère avec un régime politique chinois qui non seulement n’a que faire des libertés individuelles mais qui a saccagé en Chine même ce que ce pays recélait de meilleur en termes de culture, d’humanité et d’espérance. Trente ans de maoïsme pour 80 millions de mort, plus de quarante ans de réforme maintenant un régime tyrannique et marxiste, associé au capitalisme le plus dévastateur et pour un bilan somme toute plus que mitigé (société détruite et lobotomisée, économie irréversiblement sur-polluée, patrimoine culturel et mémoire standardisé, peuple réprimé…). La Chine, un modèle ? Sûrement pas. Le XXI° siècle sera traversé par la question chinoise. Mais il ne sera certainement pas chinois. La Covid-19 a provoqué un front du refus antichinois. Au reste, le régime chinois est chaque mois davantage de plus en plus isolé sur le plan diplomatique. Or, et pour parler le beau langage d’un Paul Valéry, un « Etat seul n’est jamais en bonne compagnie ».

Rappelons que l’ascension mondiale du régime de Pékin est avant tout le fait d’une grande naïveté et de négligence de la part des Etats puissances dans le monde. A mesure que ces derniers stagnent et s’interrogent sur eux-mêmes, Pékin assure son leadership de plus en plus intrusif.

Le régime spécule sur la « victoire » supposée contre le virus de la Covid-19 et la relance économique (affichant pour 2020 une croissance de 1,9% et de 8 % pour 2021 !), tandis que les démocraties occidentales sont à la peine avec la gestion sanitaire, économique et demain sociale, autant de conséquences liées à ce virus. Les modes opératoires du régime sont particulièrement intrusifs et ont recours aux technologies de big data et du contrôle de masse : confinements très stricts, tests massifs et redondants, début de vaccination et contrôle absolu de la population (déplacements, température etc.). A cela s’ajoute la réécriture de l’histoire, faisant de Wuhan, « ville martyre », le lieu du redémarrage économique et social de la Chine et un comptage toujours aussi suspect des cas positifs au virus. En cela le régime a réussi à convaincre d’abord son peuple du succès dans la gestion de crise, et semer le doute à l’international, dans les démocraties occidentales en particulier dans les modalités de gouvernance face à la pandémie. L’application des « trois guerres » est dans ce cas éloquente : aspect psychologique, opinion publique et demain aspect juridique (vaccin par exemple). L’importance pour l’UE réside dans l’analyse du double processus d’influence/intoxication que le régime maîtrise avec rigueur. Pour paraphraser Rob Joyce (conseiller en cybersécurité à la NSA) en 2019 ou plus récemment, Ken McCallum (patron du MI5), « You might think in terms of the Russian intelligence services providing bursts of bad weather, while China is changing the climate ».

Aussi, l’élection de Joe Biden, 46e président des Etats-Unis d’Amérique, vient rappeler l’identité même des Etats-Unis, alors en crise (sanitaire, sociale et l’impossibilité des opinions de trancher sur ce que les Etats-Unis devraient être), c’est-à-dire, une démocratie où plus de 150 millions d’individus ont voté pour désigner leur Président. Sans angélisme, l’UE et les Etats-Unis ont leur rôle à jouer de concert, et pleinement, dans la décennie à venir pour détricoter l’expansion de l’influence du Parti-Etat. L’heure doit être au dialogue et à un retour du respect des règles au sein des institutions internationales.

La sensibilisation et la formation de la jeunesse (les milléniales) à ces problématiques essentielles pour le maintien de l’Union et de ses valeurs prend tout son sens aujourd’hui, alors que cette même jeunesse s’interroge sur son avenir (emplois, environnement, valeurs, identité, sécurité).

Tous les moyens de coercition doivent être engagés par l’Union Européenne pour contrer la menace du régime chinois. Contre-information et recours à un Sharp power à la fois offensif et de résistance doivent être à l’agenda de la puissance européenne, qui reste à définir. Un agenda, (en latin : ce qui revient à être fait absolument) pour sanctuariser nos sociétés, défendre nos intérêts, celles et ceux que nous accueillons sur nos territoires et qui les ont choisis parce que leur vie était en danger. Un agenda pour associer les communautés asiatiques, et chinoises en particulier, pour que vive une culture libre de toute censure et en nous associant davantage avec Taïwan, seule société chinoise démocratique en Asie. De ce Smart power naitra des configurations nouvelles comparables à celles de la Californie. De ce creuset où se sont croisées les intelligences est née la révolution Internet. Pourquoi l’Europe ne redeviendrait-elle pas à son tour le continent de nouvelles interactions scientifiques et culturelles fécondes, lesquelles contribueraient à la création d’une société nouvelle, écologique, décarbonée et en capacité de promouvoir un tout autre idéal que celui auquel veut nous renvoyer le « Rêve chinois » ? De cet ensemble se dégagerait un Soft power qui rallierait, au-delà de l’Europe même, bien des suffrages. Reprenons ce que nous disait Henri Bergson : « l’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire ».

Par Emmanuel Lincot & Emmanuel Véron, initialement publié dans la revue Asia Focus (n°152) – décembre 2020, disponible ici:

Plaidoyer pour la formation des élites européennes ou comment l’Europe peut-elle se prémunir de l’ingérence chinoise ?


[1] Vaste projet d’influence, notamment à travers l’externalisation de trois types de surplus fondamentaux de la Chine liés à son développement : surplus de production industrielle, surplus de main d’œuvre et les surplus de devises liées aux excédents commerciaux.

[2] Nous citerons à ce titre, le rapport rédigé par la chercheuse allemande Didi Kristen Tatlow du DGAP (Conseil allemand pour les affaires étrangères) : « How « Democratic Security » can Protect Europe from a Rising China » proposant plusieurs pistes de renforcement d’une stratégie européenne face aux ingérences du Parti-Etat de Pékin. 

[3] Selon la notation, les interdits peuvent prendre diverses applications : les hôtels, les restaurants, voyages en Chine, a fortiori à l’étranger. Aussi, les sanctions peuvent s’étendre aux enfants (études par exemple).

[4] La stratégie de front uni date du début des années 1920, définie par le Komintern en URSS pour imposer le communisme partout dans le monde après la révolution de 1917.

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