Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Indépendant depuis 1991, à la suite de l’effondrement de l’URSS, le Kazakhstan, véritable État-continent (2 724 900 km2, ce qui en fait le neuvième plus grand pays du monde) qui dispose de 2 % des réserves mondiales de pétrole, ainsi que de la deuxième réserve mondiale d’uranium, partage plus de 1 500 kilomètres de frontière avec la Chine. Il assume aujourd’hui sa place de pont entre l’Occident et l’Orient. Sa partie orientale et la province chinoise du Xinjiang constituent un axe-pivot des intérêts stratégiques chinois et pour la réalisation du projet des Nouvelles Routes de la Soie, dans le prolongement de la « politique de développement de l’Ouest » (xibu da kaifa).
C’est aussi un État tampon entre la Fédération de Russie et la plus grande partie de l’Asie centrale. Au reste, un tiers de ses 18 744 548 habitants sont d’ethnie russe, majoritaire au nord. Ce fait n’est pas sans rapport avec l’implantation, au milieu des années 1990, de sa nouvelle capitale Astana (récemment rebaptisée Noursoultan) en lieu et place d’Alma-Ata (Almaty), plus méridionale. Cette très forte relation avec russo-kazakhe, signifiée par l’adhésion du Kazakhstan à l’Union économique eurasiatique ou encore à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), ne doit pas dissimuler la volonté du pays de développer une diplomatie multivectorielle, afin de réduire sa dépendance envers Moscou.
Ainsi, outre son rapprochement avec l’Union européenne, et plus particulièrement la France, avec laquelle il a signé un partenariat stratégique en 2010, le Kazakhstan est membre fondateur de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et entretient des relations soutenues avec la Chine, vers laquelle des quantités croissantes de pétrole et de gaz sont exportées à travers la porte de la Dzoungarie (lieu de passage des invasions mongoles en sens inverse au Moyen Âge).
Pour autant, les rapports Noursoultan-Pékin pourraient être amenés à se dégrader sensiblement. L’accaparement des terres kazakhes par la Chine, suivi de revendications irrédentistes d’une part, la sinophobie toujours latente que réactive la pandémie de la Covid-19 de l’autre, l’arrestation arbitraire de ressortissants originaires du Kazakhstan ou issus de la minorité kazakhe du Xinjiang, enfin, ont largement montré les limites de cette relation.
Une coopération économique soutenue : hydrocarbures et infrastructures
Les autorités chinoises ont développé, depuis la sortie de l’isolement diplomatique dans lequel le pays s’était retrouvé au lendemain des événements de Tian’anmen (1989), une modernisation en profondeur de la politique de sécurité énergétique. Cette dernière correspond à une typologie d’infrastructures d’approvisionnement (en projet ou en service) reliant la Chine à des partenaires étatiques privilégiés, dont le Kazakhstan fait figure d’exemple abouti.
D’après les estimations des experts, la Chine a absorbé depuis 2005 près d’un tiers de la croissance de l’offre mondiale en pétrole. En mai 2003, la Chine, se calquant sur les stratégies occidentales, a commencé à se constituer des réserves stratégiques de pétrole. Les prévisions estiment que, d’ici à 2025, les membres de l’OPEP fourniront 66 % des importations chinoises en pétrole, contre 20 % pour les pays post-soviétiques.
La proximité géographique est naturellement un atout majeur du Kazakhstan aux yeux de Pékin, à qui ce pays peut assurer un approvisionnement supplémentaire en matières premières. Un oléoduc reliant Atasu (centre du Kazakhstan) à Alashankou dans le Xinjiang a été inauguré en 2006.
La construction d’un très long oléoduc de 2 230 km en 2009 relie le brut kazakh des rivages de la mer Caspienne (gisements de Kachagan et de Tengiz) à la province du Xinjiang. Le projet est lancé en 1997 et est cofinancé par la Chine et le Kazakhstan. Ce tronçon permet à la Chine de s’approvisionner sans passer par la Russie. Pour autant, seulement 2 % des achats chinois en pétrole proviennent du Kazakhstan. En 2004, la compagnie nationale d’Astana – la KazMunayGas – et la CNPC projettent la construction d’un oléoduc reliant l’Asie centrale au Xinjiang. L’acquisition par la CNPC de la compagnie PetroKazakhstan en 2005 donne à la RPC accès aux réserves d’hydrocarbures les plus importantes d’Asie centrale. Enfin, en 2006, Astana, Pékin et Achgabat ont négocié la construction d’un gazoduc de 1 800 km reliant le champ de Bagtyarlik à la région occidentale ouïghoure du Xinjiang. Ce tube circule par l’Ouzbékistan. Il entre en service fin 2009 et fournit plus de 35 milliards de m3 de gaz turkmène à la Chine en 2014.
À travers cette diplomatie du pétrole, plusieurs personnalités importantes du régime de Pékin ont construit des relations étroites avec les dirigeants du Kazakhstan. Avant de faire l’objet d’une purge pour corruption en 2014, Zhou Yongkang, ancien responsable de la sécurité chinoise et magnat des hydrocarbures, a été l’un des personnages clés de la politique de la RPC dans la région. Aujourd’hui, la publication par Pékin d’un Livre Jaune entend rationaliser et normaliser l’exercice diplomatique en mettant en avant le partenariat avec le Kazakhstan.
Les dirigeants kazakhs voient en leur pays le prototype de l’État eurasien. Nul ne peut comprendre la politique de son premier dirigeant, Noursoultan Nazarbaiev, et notamment son adhésion au projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie, sans se référer à son attachement idéologique à l’eurasisme – un attachement que partagent un très grand nombre de dirigeants de l’ancienne aire soviétique, à commencer par Vladimir Poutine. C’est d’ailleurs depuis le Kazakhstan que Xi Jinping a prononcé son discours fondateur annonçant, en 2013, le lancement de son projet « Yi dai Yi lu » (en anglais : One Belt, One Road).
Au fil des ans, le gouvernement du Kazakhstan s’est employé à renforcer ses liens avec la Chine (3e partenaire). Même si elle reste nettement devancée par l’Union européenne (très présente dans l’exploitation pétrolière ; la France étant de tous les Européens le premier importateur), qui arrive largement en tête des investisseurs étrangers au Kazakhstan, la Chine continue d’investir massivement chez son voisin. D’après les annonces du président Kassym-Jomart Tokaïev, au début du mois de septembre 2019 le volume des investissements chinois depuis l’indépendance a atteint 20 milliards de dollars (18,44 milliards d’euros) – sur les 300 milliards de dollars (276,6 milliards d’euros) d’investissements étrangers au total. Ces investissements sont garantis pour l’essentiel par l’État chinois, dont les entreprises sont présentes dans le domaine des infrastructures.
Ainsi, le réseau de transport de la capitale est aménagé grâce à des investissements chinois. Il en va de même pour le projet d’infrastructure reliant la Chine à l’Europe par le rail avec le gigantesque hub ferroviaire de Khorgos, ou pour l’extraction et l’exportation de matières premières, telles que les métaux (quatrièmes réserves mondiales de cuivre ; sixièmes réserves mondiales de zinc ; septièmes réserves mondiales de cobalt et cadmium ; huitièmes réserves mondiales d’or sans compter de nombreuses réserves en terres rares et en charbon) ou le pétrole, exportés par le Kazakhstan vers la Chine.
Un renforcement du dispositif sécuritaire
La pérennité de ces échanges nécessite le développement d’une coopération contre le terrorisme. La RPC est préoccupée par la stabilité du Xinjiang et de son voisinage proche. Elle a ainsi transféré des équipements non létaux (systèmes de communication et de transport) au Kazakhstan et, en 2016, des drones Wing Loong. Des avions de transport militaire Y-8 (运-8) ont également été vendus en 2018 : en matière d’exportation de matériel militaire vers le Kazakhstan, la Chine remet en cause le monopole russe.
Si la présence d’organisations terroristes islamistes (Tablighi Jamaat, Jamaat of Central Asian Mujahedins, Hizb-ut-Tahrir) sur le territoire kazakh a été plus d’une fois avérée, c’est surtout la East Turkestan Liberation Organization (ETLO) dont les membres prônent l’indépendance du Xinjiang, qui est la plus activement recherchée. Le trafic d’héroïne dans le pays est insignifiant comparé à d’autres pays de l’Asie centrale tels le Tadjikistan ou encore à l’Afghanistan.
Toutefois, à partir des années 2000, il a significativement augmenté dans l’ouest du pays. En difficulté du fait des restructurations industrielles en cours, ces régions riveraines de la Caspienne ont notamment été en 2011 le théâtre d’émeutes sanglantes à Janaozen et d’attentats terroristes perpétrés par des islamistes, tous d’ethnie kazakh.
Ces attentats ont choqué l’opinion alors que l’islam n’est pas profondément ancré chez ces nomades que furent les Kazakhs, et y reste teinté de pratiques traditionnelles, chamaniques entre autres. Pour éradiquer les risques de radicalisation, le pouvoir kazakh mise sur le développement économique, et notamment sur un rapprochement avec la Chine, particulièrement en termes de formations universitaires. Ainsi, des bourses spéciales, baptisées « Routes de la Soie », qui couvrent les frais des étudiants kazakhs à Lanzhou, ont été mises en route. Rien qu’en 2016, les universités chinoises ont accueilli 14 000 étudiants kazakhs.
Il existe par ailleurs à l’heure actuelle cinq Instituts Confucius au Kazakhstan. Outre ces formations et échanges, Pékin échange plus discrètement, mais intensément avec les services de sécurité du Kazakhstan et avec ses armées (auxquelles s’ajoutent des sociétés privées de sécurité), dans un cadre bilatéral ou multilatéral quand il s’agit d’exercices, d’entraînements ou de réunions de l’OCS.
Un rapprochement qui inquiète Moscou mais, aussi Washington : la visite au Kazakhstan du secrétaire d’État américain Mike Pompeo en février 2020, illustre le retour du « Grand Jeu » dans cet espace aux influences contestées aux portes de la Chine.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.