Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Pays de la chaîne himalayenne, le Népal (30 millions d’habitants) entretient avec son immense voisin chinois une relation ancestrale qui a été scellée en 1960 par la signature d’un Traité de paix et d’amitié. Les deux pays, qui partagent une frontière commune de 1 240 km, se sont particulièrement rapprochés après la victoire du gouvernement maoïste au Népal à la suite d’une guerre civile qui aura duré dix ans jusqu’en 2006.
La même année, la Chine obtient, avec le soutien de la diplomatie népalaise, le statut de membre observateur au sein de l’ASACR (Association sud-asiatique pour la coopération régionale). Cette organisation régionale, qui a pour objet la promotion de la coopération et le développement, reste peu dynamique et opérante, ne serait-ce qu’au regard des antagonismes stratégiques des pays membres. Le Népal a également su apprécier la précieuse aide humanitaire apportée par Pékin après le terrible tremblement de terre qui a ravagé le pays en 2015. Enfin, le projet chinois des Nouvelles Routes de la soie a rencontré un accueil favorable à l’occasion de la visite du président Xi Jinping à Katmandou en octobre 2019 (accompagnée de plusieurs projets et propositions d’infrastructures).
En se rapprochant de Pékin, le Népal cherche à établir un plus juste équilibre avec ses partenaires, et tout particulièrement avec l’Inde, culturellement proche, qui accueille 68 % de ses exportations. En outre, plus d’un million de travailleurs migrants népalais sont actuellement présents sur le territoire indien. Une trop grande dépendance que Katmandou souhaite contrebalancer par la mise en œuvre d’une politique plus équilibrée. Au reste, c’est une constante dans ses choix de politique étrangère. Ainsi, lors de la guerre sino-indienne de 1962, le Népal a opté pour le choix d’une neutralité ouverte vis-à-vis de chacun des belligérants.
Pour autant, l’armée indienne s’est depuis installée dans la région népalaise de Kalapani. Sa persistance à s’y maintenir fait l’objet d’un sérieux contentieux opposant Katmandou à New Delhi. Les récentes tensions sino-indiennes à la frontière du Ladakh ont ravivé ce différend. C’est d’ailleurs dans ce contexte difficile que la présidente népalaise Bidya Devi Bhandari a reçu, le 30 novembre 2020, le ministre de la Défense chinois, le général Wei Fenghe, venu renforcer la coopération militaire entre le Népal et la Chine.
La volonté d’une coopération interrégionale
Plusieurs sources chinoises estiment que, au-delà des relations bilatérales entre la Chine et l’Inde, des relations tierces, avec le Népal notamment, doivent être renforcées. Dont acte : la Chine est pour ce pays un partenaire de plus en plus important. Cette coopération se traduit par la construction d’un chemin de fer de 770 kilomètres reliant la capitale tibétaine de Lhassa à la ville frontalière népalaise de Khasa. Un autre embranchement reliant Xigazê (région autonome du Tibet) à Katmandou est en projet.
Visant à désenclaver le Népal par le nord, ce vaste projet ferroviaire, culminant à 5 000 mètres d’altitude, fait partie du réseau de connectivité transhimalayen dont la Chine est l’élément moteur. Cherchant à acquérir une profondeur stratégique, à conquérir de nouveaux marchés et à accroître le développement de ses zones frontalières, la Chine redécouvre l’Himalaya, au même titre que l’Asie centrale, deux régions auxquelles elle a longtemps tourné le dos tant sur le plan politique qu’économique.
En somme, le Xinjiang est à l’Asie centrale ce que la province du Tibet est à l’Asie du Sud : un axe pivot des intérêts stratégiques initiés par Pékin dans ces régions périphériques (avant et après le lancement de la « politique du développement de l’Ouest »). Le Népal, pays limitrophe de la Chine, est par définition pleinement inscrit dans le logiciel diplomatique de politique du « pourtour » ou de « bon voisinage » mis en place par Pékin. Cette politique se synthétise dans l’obsession du contrôle de son environnement régional. Par exemple, depuis 2015, le Népal a le statut d’« État partenaire de discussion » au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï.
De là à conférer à la région tibétaine le rôle central qu’elle avait dans l’espace himalayen jusqu’au début du XXe siècle, il n’y a qu’un pas, rendu possible par le réchauffement des relations entre le Népal et la Chine et par la priorité qu’accorde Pékin au développement de ses provinces occidentales. Les trois priorités – valorisation des transports, des ressources en eau et du secteur minier – autour desquelles s’articule la politique du développement mise en œuvre par les autorités centrales au Tibet sont susceptibles d’avoir, comme le souligne l’un des meilleurs spécialistes français de la région, le diplomate Thierry Mathou, « des conséquences importantes non seulement sur l’économie de la région autonome mais aussi sur son positionnement par rapport à ses voisins ». L’essor du commerce extérieur chinois à partir du Tibet ne peut donc qu’impacter en retour l’économie népalaise. N’en demeure pas moins que l’économie du Népal est, on l’a dit, davantage tournée vers l’Inde.
Pour l’heure, la coopération sino-népalaise se concrétise depuis 2016 par l’édification de l’imposant barrage de Trishuli. Situé à 70 kilomètres au nord-ouest de Katmandou, son originalité réside dans la participation de plusieurs investisseurs étrangers. Si la Banque asiatique des investissements pour les infrastructures (BAII – l’une des institutions bancaires d’initiative chinoise sollicitées pour la réalisation des projets mis en œuvre sur les Nouvelles Routes de la soie) pourvoit à une part non négligeable de son financement, ce barrage doit également sa construction à un pôle plus élargi qui regroupe à la fois des investisseurs européens (dont le français Proparco) mais aussi sud-coréens.
La participation économique de la Chine au développement du Népal s’est en outre étendue à la réalisation de tronçons routiers (l’axe Syaprubensi-Rasuwagadhi) et de ponts (à Kodari et Rasuwagadhi), ou encore à l’aménagement de structures aéroportuaires, à Pokhara notamment. C’est aussi dans le domaine de l’éducation et du tourisme que cette coopération bilatérale s’est le mieux illustrée. Pour l’année 2018, 153 000 touristes chinois se sont rendus au Népal. Un franc succès lié à la promotion qui fut faite de ce pays par les autorités chinoises qui l’avaient célébré, un an plus tôt, comme « pays touristique de l’année ». L’accroissement exponentiel du nombre de visiteurs chinois au Népal est grandement facilité par les lignes aériennes directes qui relient le Népal aux villes chinoises de Lhassa, Chengdu, Kunming, Guangzhou et Hongkong.
Le Soft power déployé par les deux pays ne cesse de rappeler l’ancienneté des relations historiques qui les lient. Ainsi, à deux pas de la Cité interdite à Pékin, on peut admirer un dagoba blanc (tour reliquaire) monumental. Édifiée par l’architecte népalais Araniko à l’époque de la dynastie mongole yuan (XIII°siècle), cette tour reste le témoin le plus visible de ce lien dans le paysage de la capitale chinoise. De plus, des figures bouddhistes de premier plan ont, à travers les âges, établi des passerelles spirituelles entre les deux pays. On pense bien sûr au moine Buddhabhadra (V°siècle), originaire du Népal, qui se rendit au Mont Lushan (province chinoise du Jiangxi) auprès du grand maître Huiyuan, ou encore aux pèlerins Fa Xian (dynastie Jin, au IV°siècle) et Xuan Zang (dynastie Tang, au VII°siècle) qui, en tant que médiateurs, furent à l’origine d’un complet renouvellement du bouddhisme en Chine, à l’issue de leur voyage dans cette région de l’Himalaya.
Le tableau ne serait bien sûr pas complet si l’on ne mentionnait pas la fuite de populations tibétaines depuis plusieurs décennies – vers l’Inde, vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, mais aussi vers le Népal (où leur nombre est estimé à 20 000).
La visite d’État de Xi Jinping visait notamment à établir un traité d’extradition des Tibétains vers la Chine. Une proposition rejetée par les autorités du Népal, ce qui a constitué un camouflet pour la diplomatie chinoise. Pour autant, les pressions de Pékin n’ont pas cessé et plusieurs rumeurs font état de la préparation d’un accord d’extradition.
Vers un « New Deal » stratégique ?
Se tourner davantage vers la Chine s’avère d’autant plus nécessaire pour le Népal que le pays est sorti exsangue du terrible tremblement de terre (de magnitude 8) de 2015. 8 900 morts, un demi-million de maisons détruites : le bilan est lourd. Le gouvernement népalais a estimé à plus de quatre milliards de dollars les frais de reconstruction du pays.
Par ailleurs, le renforcement des relations sino-népalaises résulte de l’inquiétante dégradation des rapports entre Katmandou et New Delhi depuis de longues années. Le premier point de rupture remonte sans doute à l’année 1975 lorsque le petit royaume du Sikkim se voit rattaché à l’Inde. Le Népal y voit un fait politique majeur qui préfigure de sa propre annexion à l’Inde. La domination de l’Inde sur le versant sud de l’Himalaya est une réalité dont le Népal peut difficilement s’affranchir. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle le Népal a rejoint une structure multilatérale regroupant une partie des pays de l’ancien Raj britannique de l’empire des Indes. Il s’agit de la Bay of Bengal Initiative for Multi Sectoral Technical and Economic Cooperation (BIMSTEC), qui réunit le Bangladesh, l’Inde, le Myanmar, le Sri Lanka, la Thaïlande et le Bhoutan. Mais le Népal, à la suite de la détérioration de ses relations avec l’Inde, a refusé en 2018 de participer aux exercices militaires conjoints de ladite organisation.
Les relations bilatérales sino-indiennes, on le sait, s’enveniment depuis la crise en 2017 qui avait failli opposer les armées des deux pays sur le plateau du Doklam (entre le Népal et le Bhoutan). L’appel à la réconciliation lancé par Xi Jinping et son homologue indien Narendra Modi lors de leur rencontre à Wuhan en 2018 puis à Mamallapuram en 2019 semble bien lointain. C’était avant la pandémie. Autant dire une éternité. Depuis lors, cet « esprit de Wuhan », tant vanté a laissé place aux doutes et aux suspicions entre les deux États, dont les relations se sont de nouveau crispées.
La stratégie népalaise de la Chine est structurée par sa rivalité stratégique durable avec la puissance indienne, l’autre pôle asiatique des masses critiques et aux échelles continentales.
C’est d’ailleurs depuis le Népal que Xi Jinping, en 2019, a averti son voisin indien et la communauté internationale avec une très grande fermeté :
« Quiconque tentera de diviser la Chine dans n’importe quelle partie du pays se retrouvera avec le corps écrasé et les os brisés. Et toute force extérieure soutenant de telles tentatives de division de la Chine sera considérée comme une chimère. »
Malgré un infléchissement significatif de la diplomatie népalaise en faveur d’un rapprochement de la Chine, il y a fort à parier que le Népal, au même titre que d’autres petits États de l’Asie du Sud-Est – tels que les Maldives et le Sri Lanka –, choisira la voie de la neutralité dans la rivalité qui oppose la Chine à l’Inde. Voie de la sagesse, elle est aussi celle du bouddhisme…
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.