On dit que le mot (« stratégie de la corde raide ») fut inventé à l’occasion du congrès de Berlin de juillet 1878 pour caractériser la posture de négociation de Disraeli. Il s’agissait de faire plier les Russes trop exigeants vis-à-vis de l’Empire ottoman. Le locataire de Downing Street voulait alors que la Bulgarie ne soit ni grande, ni indépendante de la Sublime Porte. Alors, à l’appui de ces préalables, on menaçait de rentrer à Londres pour déclarer la guerre à la Russie et on faisait préparer le train du Premier ministre. Le tsar cédait. Disraeli reçu l’ordre de la jarretière. Sadate fit de même à Camp David un siècle plus tard en septembre 1978, pas de train mais l’avion. Les ficelles s’usent peu surtout si elles sont grosses.
Aujourd’hui, le gouvernement de Sa Majesté va encore plus loin. En se libérant d’une parole signée il y a peu, il veut forcer à la renégociation ou à l’élimination du « protocole nord-irlandais », partie des accords du Brexit. Ce protocole, qui laisse la dernière colonie européenne de Grande-Bretagne dans le marché unique, suppose une frontière en mer d’Irlande, donc à l’intérieur du Royaume-Uni. Cette frontière non tarifaire sert seulement à vérifier la conformité des marchandises mais elle ralentit et complique les mouvements de biens. Son application balbutiante a privé les clients des supermarchés de Belfast de saucisses anglaises !
Plus sérieusement, vue – assez justement – comme prélude à une unification de l’Irlande, la barrière est violemment contestée, particulièrement par les unionistes protestants. C’est leur parti, le DUP, qui gouverne la province, qui mène la fronde. Son électorat fut celui qui vota massivement non aux accords de paix du 10 avril 1998 (de l’ordre de 1/3 du total des voix non-irlandaises). Ses proximités avec des groupes paramilitaires potentiellement terroristes se retrouvent depuis quelques semaines dans des graffitis apparus sur le port de Belfast et qui menacent spécialement les vérificateurs européens.
Les catholiques nord-irlandais, eux aussi liés à des groupes d’obédience terroriste, parlent plus bas mais savent qu’une suppression du protocole se traduirait par le rétablissement de l’ancienne frontière et mécaniquement par le retour de la guerre entre Irlandais. Eux non plus ne semblent pas craindre de nouveaux affrontements, qui d’après eux serviraient la cause de l’unification de l’île.
Le gouvernement de Dublin veut éloigner le calice de la guerre en faisant appel à Washington, architecte de l’accord de paix du Vendredi saint. Joe Biden, catholique d’ascendance irlandaise, leur semble un bon allié.
Boris Johnson, en bon anglais cultivé, sait combien l’Irlande est un sujet dangereux et épineux pour le Royaume. En nommant Lord Frost comme négociateur, il pratique le « Brinkmanship ».
Lord Frost a été celui qui, l’été dernier, a conduit le gouvernement britannique dans la négociation du Brexit à ouvertement violer la loi internationale, précisément à propos de l’Irlande du Nord. Il vient de réitérer, en s’affranchissant au moins jusqu’au prochain automne, de l’application du protocole nord-irlandais dont l’encre est à peine sèche. Ce faisant il accentue la pression sur l’Eire et l’Union européenne, forcées soit de s’aplatir, soit de rétablir une frontière entre les deux Irlandes et de se voir accuser de relancer la guerre.
A Berlin, le tsar fut prompt à lâcher. Cerise sur le gâteau britannique, de façon erronée, il attribua le chantage à Bismarck. Trente ans plus tard, les Balkans flambaient à nouveau, contribuant à sceller peu après l’alliance des empires centraux dont nous payons encore les scories aujourd’hui.
Le chantage britannique à propos de l’Irlande du Nord est intolérable dans son principe, entre alliés et voisins. Les risques de guerre qu’il véhicule sont indécents vis-à-vis des populations directement en cause et des Européens au sens le plus large. Bruxelles et l’Union européenne ne doivent pas céder.
Pierre Brousse
Paris, le 14 mars 2021