Le Cambodge sous l’emprise de Pékin

Emmanuel Veron

Par Emmanuel Véron et Emmanuel Lincot

Le Cambodge (16 millions d’habitants en majorité bouddhistes) entretient une relation pluriséculaire avec la Chine. Une relation qui se déploie aujourd’hui de façon très active dans le domaine économique. Confection, exploitation forestière, caoutchouc, minerais, pierres précieuses, agriculture, tourisme : les secteurs d’activités ne manquent pas dans cette coopération bilatérale.

En dépit du fait que 30 % de la population vivent dans une extrême pauvreté, le pays a connu à partir de la fin des années 1990 une forte croissance. Il semble avoir ainsi tourné le dos à une période noire de son histoire, celle du totalitarisme des Khmers rouges, au pouvoir entre 1975 et 1979 et responsables de plusieurs millions de morts, dont les traumas profonds marqueront durablement la société.

Alors que la présence française n’est plus qu’un lointain souvenir, le Cambodge a renoué avec une stratégie lui permettant de maintenir son indépendance face aux appétits de ses deux puissants voisins que sont le Vietnam et la Thaïlande. Cette stratégie vise à renforcer ses liens avec la Chine pour tenir en respect toute revendication irrédentiste venant de Hanoï ou de Bangkok. Le point de friction le plus emblématique demeure le temple de Preah Vihear à la frontière du Battambang, disputé par les Khmers et les Thaïs.

Les faits sont par ailleurs têtus : ils rappellent qu’au Moyen-Âge le Cambodge s’était taillé un empire qui s’étendait alors sur toute une partie du Sud-Est asiatique, jusqu’aux frontières du Yunnan, en Chine. De cette période, les Cambodgiens conservent à ce jour une très grande fierté. Elle continue à nourrir un puissant nationalisme khmer, conscient de son histoire et de ses atouts, au premier rang desquels un accès à la mer qui confère au Cambodge une situation centrale.

Cette dernière n’a pas échappé à Pékin qui voit dans son partenariat avec Phnom Penh un moyen d’y déployer son projet consacré aux Nouvelles routes de la soie. Si bien que le Cambodge apparaît aujourd’hui comme l’archétype des États inféodés à la diplomatie chinoise, laquelle l’a notamment beaucoup aidé, en 2020, à lutter contre la Covid-19 et, plus récemment, lui a fourni des lots de vaccins. En dépit de ces efforts et malgré la coopération entre les deux pays, la situation n’est toujours pas maîtrisée.

Une histoire tragique

Que ce soit dans les chroniques chinoises du haut Moyen-Âge (VIe siècle) où l’on évoque le nom du royaume de Funan (littéralement : « le sud riche »), les bas-reliefs d’Angkor Thom (XIIe siècle) montrant des mercenaires chinois combattant dans les rangs de l’armée du grand roi Jayavarman VII ou à travers le témoignage de l’ambassadeur Zhou Daguan (XIIIe siècle) nous livrant de précieuses informations sur la vie et les mœurs de la cour khmère, l’histoire du Cambodge nous renvoie aussi à celle de la Chine, et à une période prestigieuse dans l’histoire de l’Asie. Elle fut marquée par la propagation et le rayonnement du bouddhisme, et une interaction commerciale entre le Champa, plus à l’est, à l’embouchure du Mékong, et Srivijaya, dans l’actuelle Indonésie.

Ces routes des épices sont également empruntées par de grands missionnaires tel Atisa qui, au XIe siècle, se rend depuis l’Inde vers cette Méditerranée asiatique avant de mourir au Tibet ; Méditerranée à laquelle les marchands chinois – dont les jonques transportent de nombreuses céramiques – ne sont pas non plus étrangers.

Au XXe siècle, cette histoire interconnectée et globale se poursuit. Dans le contexte de la guerre froide, les bombardements américains voulus par Henry Kissinger, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, frappent la piste Hô Chi Minh et la province khmère du Ratanakiri. Chaque année, la jeunesse cambodgienne se radicalise un peu plus, tandis que le prince Sihanouk, alors chef de l’État, tente de temporiser et clame son attachement à l’esprit des pays non-alignés tels qu’ils se sont exprimés aux côtés de la Chine et de son ministre Zhou Enlai lors de la conférence de Bandung (1955).

Mais des intellectuels (en partie formés en France) ne jurent que par le modèle communiste des ultras et s’inspirent in fine de la Révolution culturelle amorcée en Chine. Ils ont pour noms Pol Pot, Ieng Sary et Khieu Sampan, pour ne citer que les plus célèbres. En Chine comme au Cambodge, cette expérience laissera dans les deux pays des séquelles durables. Les rares images que l’on a sur le Cambodge de ces années noires sont soit celles diffusées par la propagande des conseillers techniques chinois ou encore celles des suppliciés du camp d’extermination du S-21, minutieusement photographiés peu avant leur exécution.

Après une longue période d’occupation vietnamienne soutenue par l’Union soviétique, le Cambodge est alors placé sous la tutelle des Nations Unies et se reconstruit patiemment pour sortir enfin d’un siècle qui s’est avéré tragique. La Chine de Deng Xiaoping, au-delà de la signature des accords de Paris en 1991, continuera d’apporter un soutien indéfectible aux derniers maquis khmers rouges dans la région de Pailin, riche notamment en pierres précieuses et bois exotiques, avec la complicité des mafias sino-thaïes. La déforestation au profit de compagnies forestières chinoises (et vietnamiennes) se poursuit à ce jour, mais cette fois dans les régions du nord-est.

La Chine est alors aux avant-postes dans cette logique de croissance qui s’annonce dès les années 1990 tandis que le Cambodge normalise ses relations avec ses voisins, intègre l’Asean (1999) et participe au sommet de l’ASEM (Asia-Europe Meeting). Pékin est privilégié par Phnom Penh et son premier ministre Hun Sen. Dès 1997, ce dernier signe avec son homologue chinois Li Peng un accord de coopération entre les deux pays portant notamment sur l’entraînement des forces de police cambodgiennes, tandis qu’à la fin de la même année, la Chine livre 116 camions militaires et 70 jeeps d’une valeur de 2,8 millions de dollars. Un matériel servant essentiellement à l’équipement de la garde prétorienne de Hun Sen.

Le partenariat sécuritaire et militaire est très structurant. Pékin exporte de l’armement, et trouve en Phnom Penh un partenaire dans des exercices militaires (Golden dragons) ou antiterroristes. Ce rapprochement est suivi deux ans plus tard de l’obtention auprès des autorités chinoises de 18,3 millions de dollars d’aide et d’un prêt, sans intérêts, de 200 millions de dollars pour financer des projets d’infrastructures, ce qui place d’emblée le Cambodge en tête de la liste des pays aidés par la Chine populaire.

L’amitié que se portent Li Peng et Hun Sen ne faiblira pas, au point où l’ancien premier ministre chinois se rend encore en 2001 au Cambodge pour lui rendre visite. Les écoles chinoises connaissent alors une expansion significative – leur nombre passe de treize en décembre 1995 à soixante-dix en décembre 1999 – grâce à l’aide de l’ambassade qui fournit les manuels scolaires, organise des visites d’inspection académique, finance des stages de formation pour le corps professoral.

Le mandarin est d’ailleurs devenu la lingua franca d’un très grand nombre de Sino-Khmers d’une part mais aussi d’« immigrés chinois » (xin yimin) qui depuis ce dernier quart de siècle seraient plus d’un million à s’être installés au Cambodge. Autant de relais dans un pays où l’aide chinoise n’a jamais cessé d’augmenter. Au reste, la Chine est aujourd’hui le premier pourvoyeur d’aides, d’investissements et de prêts. En 2018, elle représentait 41,3 % des investissements étrangers directs mais aussi 49 % de la dette extérieure brute du pays.

Cependant, cette dette est considérée comme supportable par Phnom Penh parce qu’elle ne représente que 21,4 % du PIB, soit bien moins que le seuil de 40 % retenu par les institutions internationales. L’aide chinoise se manifeste tout particulièrement dans le domaine des infrastructures. La route nationale 7, allant de Kratie à la frontière laotienne ou la 8, reliant quant à elle le Cambodge au Vietnam, comptent parmi les principaux axes restaurés. L’aménagement de centrales hydroélectriques, telle que Kirirom, confiée à la société China Electric Power Technology Corporation ou Kamchay, confiée à l’entreprise d’État Sino Hydro Corporation, constituent de grandes réalisations au Cambodge où, longtemps, l’électricité produite presque exclusivement par des centrales thermiques très sensibles aux variations du prix du pétrole a été l’une des plus chères au monde.

Mais cet état de dépendance critique vis-à-vis de la Chine est également de nature politique. Pékin n’a jamais formulé d’excuses pour sa collaboration avec le régime des Khmers rouges. La Chine fournit en revanche un soutien sans faille au premier ministre Hun Sen depuis plus de trente ans dans sa politique de répression des prodémocrates. En cela, Pékin et Phnom Penh sont sur la même longueur d’onde. Au point où les autorités cambodgiennes n’ont pas hésité à arrêter des Ouïgours réfugiés sur leur territoire pour les remettre à la police chinoise.

Des intérêts stratégiques majeurs : l’Empire et le vassal

Même si la société singapourienne Kris Energy exploite le pétrole offshore découvert au large de Sihanoukville, la China National Offshore Oil Corporation reste sur les rangs. Surtout, Pékin entend privilégier le développement des infrastructures portuaires du pays et mise sur une stratégie globale permettant de connecter la région du Grand Mékong au littoral khmer afin de s’assurer l’importation d’hydrocarbures du Moyen-Orient sans les faire transiter par le détroit de Malacca.

L’évocation de l’établissement d’une base militaire chinoise dans la région revient souvent dans les conversations locales et semble inquiéter Washington qui soupçonne fort Pékin de vouloir ainsi se doter d’un balcon sur le golfe de Thaïlande. Pour l’heure, c’est l’aménagement d’un vaste complexe d’infrastructures touristiques financé par la Chine qui prévaut dans la région.

Dara Sakor en est l’emblème le plus spectaculaire. S’étendant dans la province de Koh Kong sur 90 kilomètres, soit un cinquième de la côte cambodgienne, ce projet de 3,8 milliards de dollars comprend non seulement des hôtels, des parcours de golf et une marina, mais aussi un aéroport international ; l’ensemble ayant été aménagé grâce à des investissements chinois. Même si le nombre de touristes étrangers a chuté de 78 % en 2020 pour cause de pandémie, les touristes chinois ont été 1,7 million à visiter le Cambodge en 2019, soit une hausse de 33 % par rapport à l’année précédente.

D’autres aménagements touristiques grandioses et respectueux de l’environnement sont en cours. L’un d’eux revient à la société chinoise Naga Corp et a pour projet de construire près du site archéologique d’Angkor, à Siam Reap, un gigantesque parc d’attractions touristique et aquatique en investissant 350 millions de dollars dans la phase initiale du projet. Il n’est pas sans susciter des polémiques sachant que la question de l’eau dans cette partie du pays reste d’actualité, se raréfie, et que la région est protégée pour la beauté et l’ancienneté de ses temples par l’Unesco.

Réalisé ou pas, ce projet ne saurait remettre en cause la relation bilatérale Chine-Cambodge. De fait, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, fin 2012, les liens se sont encore renforcés et synthétisent la grande asymétrie des relations entre les deux États. Alors que depuis l’après-crise des subprimes, les délocalisations chinoises vers le Cambodge ont été nombreuses, aujourd’hui la somme des enjeux économiques et sociétaux de Phnom Penh en lien avec le grand voisin chinois (46 % des 3,6 milliards de dollars d’investissements en 2019) interrogent la durabilité de la polarisation de l’Asie sur la Chine.


Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC

Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 02/03/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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