A l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage Géopolitique du patrimoine – L’Asie d’Abu Dabi au Japon aux Editions MkF, Emmanuel Lincot a accordé au FDBDA un entretien.
Emmanuel Lincot est Professeur à l’Institut catholique de Paris, sinologue et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Il est également membre du conseil scientifique du FDBDA.
Son dernier ouvrage Chine, nouvelle puissance culturelle ? Soft power et Sharp power a été publié aux éditions MkF. Les Presses Universitaires de France (PUF) publieront à la rentrée son Chine-monde islamique : un millénaire de géopolitique.
Emmanuel Lincot, Géopolitique du patrimoine : l’Asie d’Abou Dabi au Japon, Editions MkF, 118 p., 15€.
FDBDA : En quoi le vandalisme de la Syrie à l’Afghanistan est-il un paramètre essentiel de la géopolitique régionale ?
Emmanuel Lincot : Le pillage de musées et la destruction d’œuvres lors des conflits qui ont eu lieu durant ces dernières années en Mésopotamie (outre la Syrie, il faut bien sûr inclure l’Irak) ou en Afghanistan s’inscrivent dans un refus de l’hégémonie occidentale et de sa vision du monde. Et beaucoup moins en l’espèce — et quoi qu’on en dise — par la volonté de détruire le fondement d’un peuple ou d’une civilisation. Après tout, si ces destructions ont été aussi considérables, c’est bien que ce patrimoine ne représentait plus auprès des populations locales aucune forme d’actualité, c’est-à-dire d’identification possible comme ce fut le cas, au contraire, en Iran au sujet de Persépolis durant la révolution islamique (1979). L’une des émotions les plus grandes sans doute en Occident a été provoquée par la destruction du temple de Baal Shamin à Palmyre, plastiqué par Daech. C’était le 23 août 2015. Le monde musulman, plus tiède, réagit quant à lui mollement. Simple indifférence, lassitude ? Les deux sans doute. Daech n’en était pas à ses premiers actes de vandalisme. La même année, les islamistes avaient détruit des sculptures assyriennes du musée de Mossoul. Puis vint le tour des chapiteaux d’un monument de la ville antique d’Hatra en Irak. Tourbillon d’actes vengeurs retransmis par la propagande djihadiste avec un mélange de sophistication et de brutalité. Daech put s’inspirer en amont du vandalisme des Talibans en Afghanistan par la destruction du Bouddha de Bamiyan en mars 2001. Voulait-on porter atteinte à une certaine tradition orientaliste européenne, française notamment – Paris s’étant vu reconnaître au siècle précédent la quasi-exclusivité d’un droit de fouille par les autorités de Kaboul sur l’ensemble du territoire – en détruisant cette sculpture monumentale ? Contestait-on un monde globalisé qu’exaltait avec l’effondrement de l’URSS la redécouverte des Routes de la soie ? Rien n’est moins sûr. Plus fondamentalement, le vandalisme, quel qu’il soit, est d’abord et avant tout associé à un contexte de guerre, de pillage et de décision symbolique forte visant à humilier un ennemi. La définition d’un ennemi, comme l’a démontré Carl Schmitt, conditionne l’État et les raisons mêmes qui l’érigent dans sa différentiation existentielle. Daech détruit un patrimoine : il s’oppose non seulement à un ennemi, mais il se pense en État. Bien que leur exécration de l’Occident soit commune, Daech est en cela différent d’Al-Qaida. Ce dernier pratique un terrorisme nomade. Il aura tristement innové en 2001 pour s’en prendre simultanément à un patrimoine (les Twin Towers de New York) et à des personnes (3 000 morts). Même s’il existe quelques exceptions, une règle semble se confirmer : dans un processus destructeur, totalitaire et vandaliste, ce que l’on fait d’abord aux choses, on le fait ensuite aux gens. Voyez, dans un tout autre contexte, les autodafés organisés par les nazis dès leur arrivée au pouvoir, prélude à l’extermination des Juifs d’Europe. Voyez la rage destructrice des gardes rouges chinois s’en prenant au patrimoine lettré confucéen et bouddhiste tibétain pendant la Révolution culturelle (1966-1976). Politique, le vandalisme n’est pas un acte de violence gratuit. On peut lui trouver des variations puisque le vandalisme s’inscrit dans une grammaire où la métaphore de la purge, le retournement des valeurs, et la dépense symbolique sont alors systématiques. Il s’agit toujours d’instaurer un temps neuf dans un espace rénové. Les Talibans comme Daech adhèrent à cette logique. Dans leurs ambitions politiques, le Mollah Omar en Afghanistan comme al-Baghdadi en Mésopotamie se réfèrent au mythe de l’Islam des origines. Médine bien sûr, mais aussi la ville sainte de Boukhara, en Ouzbékistan voisin que les Talibans n’ont jamais cessé de convoiter, ou Raqqa pour Daech qui, au Moyen Âge, était aux avant-postes des offensives lancées contre Byzance, la chrétienne. Traversée par l’Euphrate, elle est à mi-chemin entre la Syrie et l’Irak. C’est pour cela que Daech en fera le siège de son nouveau Califat. Ce choix remet en cause la ligne de partage décidée par les accords Sykes Picot (1916) lorsque la France et la Grande-Bretagne se partagèrent les dépouilles de l’Empire ottoman. Les puissances européennes imposèrent aux Proche et Moyen-Orients un ordre nouveau fait de frontières. En somme, c’est un espace morcelé réfuté par Daech, et pour au moins deux raisons. Son projet politique est impérial. Il se confond avec l’Umma, la communauté des croyants. Daech n’aura de cesse que de manifester son emprise sur le territoire pris à l’ennemi ou en passe de l’être. Actes terroristes — en France même — et affirmation d’une souveraineté réelle en territoires conquis seront une constante dans les choix de sa stratégie. Cette violence fabrique à la fois de l’identité et de nouvelles frontières. Ainsi, la destruction symbolique d’un temple participe de la même logique que le meurtre ritualisé d’un opposant. Leur impact ne peut exister qu’avec l’enthousiasme ou le scandale d’une audience.
FDBDA : Dans votre ouvrage, vous abordez le patrimoine matériel, qu’en est-il du patrimoine immatériel ?
Emmanuel Lincot : c’est le Japon qui fait adopter en 1999 auprès de l’UNESCO la notion de « patrimoine immatériel ». La même année, Koichiro Matsuura, ancien ambassadeur du Japon à Paris, défendra le principe de « diversité culturelle » que la charte universelle de l’UNESCO intégrera en 2001 ; une position que soutient également la France mais encore la Chine. A la différence toutefois de cette dernière, le Japon recourt moins à des prérogatives régaliennes qu’à des initiatives privées pour le déploiement de son Soft Power. Tokyo est pourtant très au fait de la nécessité de présenter le Japon sous un jour moins élitiste qu’il ne la fait jusqu’alors. Cette notion de « patrimoine immatériel » peut poser question et fait l’objet d’enjeux éminemment politiques et d’implications économiques. L’un des exemples les plus illustratifs étant la polémique qui oppose la Corée du Sud à la Chine sur l’héritage et l’origine même de Confucius que chaque Etat revendique comme sien. Cette notion est d’une importance capitale pour l’image et la place des États sur la scène internationale, mais aussi pour les revendications identitaires de communautés qui s’en trouvent ainsi valorisées. Ainsi, n’hésite-t-on pas à « unescoïser » nombre de sites comme en Chine pour développer une mise en tourisme intensive des lieux, au détriment de leur authenticité. Cette notion est donc associée à l’expression d’une singularité existentielle, même réinventée comme en Chine, voire et paradoxalement contre la mondialisation. Et dans cette brèche ouverte, où l’on s’insurge comme d’un rempart contre l’imposition de normes identifiables et uniformes pour tous et en tous lieux, la reconnaissance des langues vernaculaires comme patrimoine immatériel est devenue un puissant levier de contestation. Cette reconnaissance est mue par un phénomène majeur gagnant l’ensemble des sociétés du monde : l’instauration d’une sécurité culturelle. Dans les faits, la défense de la langue est contemporaine de l’émergence des États-nations. Que l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) dans l’usage exclusif du français en tant que langue de l’administration reste en vigueur n’a rien pour surprendre. Qu’Emmanuel Macron veuille restaurer à grands frais le château éponyme et donner corps ainsi à l’attachement qu’il porte à un projet linguistique régalien non plus. L’immatériel et le matériel, en l’espèce, se rejoignent et ne font qu’un.
FDBDA : Peut-on dire qu’il y a dans ces questions de géopolitique du patrimoine, un phénomène de sélection et d’appropriation d’un patrimoine singulier en dépit d’un autre ?
Emmanuel Lincot : Oui et cette sélection est largement déterminée par des choix de société, c’est-à-dire de parti pris idéologiques et de très grands changements dans la définition du goût. Nos appréciations varient selon les époques et les sociétés. Bref, le patrimoine n’est jamais qu’une question de regard.