Chine-Égypte : un partenariat stratégique global ?

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Par Emmanuel Véron et Emmanuel Lincot.

Chine et Égypte : c’est d’abord l’histoire de deux très anciennes civilisations et, depuis la guerre froide, un rapprochement inédit, né du constat que la bipolarisation de la planète était étrangère à la trajectoire historique des pays du Tiers-Monde.

Ce rapprochement s’est poursuivi et renforcé au cours des dernières années. Le Caire participe activement au Forum de Coopération entre la Chine et le monde arabe ; une zone de coopération économique et commerciale (FCCEA) a été installée à Suez, sur l’une des routes maritimes les plus importantes au monde ; et l’Égypte a été, avec l’Afrique du Sud, l’un des premiers pays du continent africain à rejoindre la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), l’une des institutions les plus importantes du dispositif de financement des projets développés par Pékin dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie.

À partir de ce choix d’une coopération tous azimuts, un seuil a été franchi puisque les échanges commerciaux se sont accrus et que la part des importations en provenance de Chine a dépassé celle des importations en provenance des États-Unis. En décembre 2014, un peu plus d’un an avant la visite du président chinois Xi Jinping, les deux pays passaient à la vitesse supérieure en élevant leurs relations au niveau d’un « partenariat stratégique global », le plus haut de la hiérarchie du réseau de « partenariats » établis par la diplomatie chinoise.

Au fil des années, les partenaires ont discuté de dossiers majeurs, concernant notamment les affaires africaines et le Moyen-Orient (spécialement le problème palestinien, la sécurité du Golfe, et les crises syrienne, yéménite et libyenne).

Une relation multiséculaire

Toute histoire intellectuelle et ses conséquences géopolitiques ne peuvent se concevoir sans un certain état de la technique. L’élite marchande musulmane et notamment égyptienne bénéficie avec la mondialisation, en marche dès le XIXe siècle, de l’ouverture de nouveaux marchés. Le soja et le tabac, depuis la Mandchourie jusqu’aux rives du Nil, facilitent l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie à la fois arabe, indienne et chinoise.

Une autre révolution se situant plus anciennement aux alentours de 1820 est celle des premiers imprimés en langue arabe publiés au Moyen-Orient. L’amélioration des communications en facilite la diffusion. Les traductions en turc ou en ourdou à partir de l’arabe circulent depuis l’empire ottoman, via les Indes et le monde malais pour parvenir jusqu’en Chine. Bombay devient un creuset incontournable en termes d’échanges liés à la fois au commerce et aux pèlerinages à La Mecque et en terre sainte.

À l’orée du XXe siècle, des ouvrages japonais rendant compte de l’évolution du monde arabe sont diffusés en Chine. Cette littérature nourrit la réflexion des plus grands lettrés, dont le regard sur le monde change. Ainsi, Kang Youwei (1858-1927), connu pour avoir été l’un des architectes de la réforme des Cent jours (1898), déclare :

« Les Arabes sont des gens de talent. Leur civilisation a été la préceptrice de l’Europe. Je souhaite en faire la connaissance. »

Ce qu’il fera en se rendant par deux fois en Égypte (en 1904 puis 1909). Il vantera le canal de Suez, en lequel il voit un modèle pour son pays, qui devrait s’en inspirer pour mieux tirer profit des ressources hydriques des grands fleuves.

La Chine et l’Égypte – fraîchement affranchie de la tutelle coloniale britannique en 1922 – établissent des relations diplomatiques dès l’entre-deux-guerres. Pour contrer les initiatives et de la propagande japonaises, très active à l’égard des communautés musulmanes dans le monde, la Chine s’appuie alors sur un certain nombre de relais. Ma Jian (1906-1978) est l’un d’eux : il souligne notamment la « compatibilité entre islam et marxisme » . Originaire du Yunnan, il compte parmi les premiers musulmans chinois envoyés officiellement auprès de la plus haute autorité spirituelle, l’université al-Azhar au Caire, pour y parfaire sa connaissance de l’arabe et des Hadîth.

Ma Jian entre en contact avec les Frères musulmans (autour d’Hassan al-Banna) et Rachid Rida. Il effectue d’intenses travaux de traduction dans les deux sens (des Analectes de Confucius à la pensée de Mohammed Abduh) puis voyage en 1939 avec vingt-sept de ses coreligionnaires à La Mecque, où il obtient une audience auprès d’Ibn Saoud (1875-1953) pour lui dire la détermination de son peuple à lutter contre les Japonais. Grand exégète du Coran en langue chinoise, Ma Jian formera plusieurs générations d’arabisants à son retour en Chine. En 1955, on le verra assister Zhou Enlai à la Conférence de Bandung (1955) comme interprète lors de ses discussions avec Nasser. Les deux leaders ont en partage une vision d’un « socialisme » arrimé au nationalisme.

Zhou Enlai et Gamal Abdel Nasser le 26 juin 1955 au Caire. Stf/AFP

Chantre du panarabisme, le dirigeant égyptien se voit accorder, lors des affrontements israélo-arabes de 1967, un crédit de 10 millions de dollars par Pékin. Au lendemain de la défaite de la coalition anti-israélienne, Mao Zedong, depuis Zhongnanhai, le palais présidentiel chinois, exhorte les pays arabes à ne pas déposer les armes mais à s’inspirer au contraire de l’exemple vietnamien.

C’est dans ce contexte que les Palestiniens bénéficient à leur tour d’une aide substantielle de la RPC. Depuis, le rôle du Caire comme tête de pont des initiatives diplomatiques chinoises en terres arabes ne s’est jamais démenti. La multiplication des investissements chinois précède de plusieurs années le projet des Nouvelles Routes de la Soie promu par Pékin à partir de 2013. Au-delà même de l’Égypte, l’ensemble de la région (aussi bien les monarchies du Golfe que la Turquie, la Syrie ou l’Irak) accueille progressivement des installations chinoises soutenues par les géants étatiques (Sinopec, Merchant Bank, ICBC, Agricultural Bank of China, etc.) dans les domaines les plus divers : gestion et participation dans des ports, industrie automobile, textile, transports, traitement de l’eau, de minerais, concessions pétrolières…

Un renforcement tous azimuts de la coopération

En 2010, le Forum économique et commercial sino-arabe voit le jour dans la province du Ningxia, qui abrite une importante communauté Hui (des Han convertis à l’islam). L’Égypte joue un rôle majeur dans la promotion de ce forum, porteur de son point de vue de considérables opportunités commerciales.

La chute de Hosni Moubarak en 2011, l’arrivée au pouvoir en 2012 d’un Frère musulman, Mohammed Morsi, et son éviction en 2013 par le maréchal al-Sissi n’ont pas freiné les relations bilatérales et l’influence chinoise en Égypte, carrefour des trois continents. Dès son arrivée au pouvoir en 2012, afin de marquer ses distances avec les États-Unis, Mohammed Morsi effectue sa première visite officielle à l’étranger en Chine. La RPC n’en soutiendra pas moins par la suite son tombeur, al-Sissi, témoignant de sa capacité à traiter avec des leaders très opposés et illustrant les fameux principes que Pékin aime à rappeler : la non-ingérence dans les affaires intérieures des États et la « neutralité » par rapport aux régimes en place.

Une approche qui porte ses fruits : à partir de 2017, Le Caire prête un concours inédit à la politique de Pékin à l’égard de sa minorité ouïgoure du Xinjiang, participant au contrôle puis au rapatriement forcé d’étudiants ouïgours présents sur son territoire.

La Chine voit également dans le marché égyptien une main-d’œuvre attractive pour ses entreprises, ainsi qu’une plate-forme pour atteindre d’autres marchés (Europe, Afrique) avec un atout stratégique majeur : le canal de Suez. C’est dans ce contexte que les deux pays optent pour un « partenariat stratégique global ».

Un partenariat stratégique au cœur du Moyen-Orient ?

Ce développement ne se limite pas aux mots. En élevant leurs relations à l’échelon le plus haut dans la hiérarchie des « partenariats » établie par la diplomatie chinoise, Pékin et Le Caire s’engagent à coopérer dans tous les domaines pouvant relever des relations bilatérales, et cela sur le long terme. L’esprit sous-jacent à ce type de partenariat est que, même en cas de tensions occasionnelles, la coopération entre les deux pays doit être maintenue. Une sorte de promesse de soutien et de loyauté croisée.

Depuis plusieurs années, le commerce bilatéral a continué de croître et de se diversifier, avec environ 11 milliards de dollars d’échanges en 2017. En outre, l’Égypte a officiellement déposé sa candidature pour devenir membre observateur de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le Caire a également été invité par Pékin à participer aux sommets des BRICS de Xiamen en 2017 puis à Johannesbourg, en Afrique du Sud, en 2018.

Que la relation bilatérale porte sur le domaine culturel et académique (développement des Instituts Confucius et programmes importants d’échanges avec des étudiants égyptiens) ou sur les technologies et les récentes livraisons de matériel médical, Le Caire voit en la RPC un partenaire politique alternatif à l’Occident, Washington en tête.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi assiste à une table ronde lors de la dernière journée du Forum de la Ceinture et de la Route à Beijing, le 27 avril 2019. Alexey Nikolsky/AFP

Cette coopération sino-égyptienne s’est concrétisée par l’organisation de manœuvres navales communes au large d’Alexandrie et la signature d’importants contrats d’armements entre Pékin et Le Caire, dans les domaines des avions transporteurs de troupes ou de la livraison à terme de sous-marins. Depuis 2016, l’armée égyptienne a déployé des drones armés Wing Loong I dans le Sinaï pour lutter contre l’État islamique. Enfin, Pékin a diversifié ses exportations d’armes sur le continent africain et au Moyen-Orient en ciblant le client égyptien par la livraison de plusieurs types de corvettes.

Au sein du monde arabe, Le Caire demeurera longtemps l’interlocuteur privilégié des autorités chinoises. L’intérêt des deux parties réside dans l’affirmation d’un monde multilatéral « post-occidental » avec d’un côté un pôle de puissance majeur et inévitable, la Chine, de l’autre le leader (mythifié), du monde arabe, l’Égypte.

Favorable à la construction d’un corridor de Mazar-ê-Charif à Peshawar, l’Ouzbékistan souhaite se proposer comme acteur diplomatique régional de l’Asie centrale et du sud. Entre le réengagement diplomatique et stratégique de l’Inde, les discussions avec le Pakistan, les liens avec l’ancienne tutelle soviétique – aujourd’hui la Russie –, la question chinoise et les dossiers de l’Iran et de l’Afghanistan, l’Ouzbékistan est au cœur d’un grand jeu où les démocraties occidentales auront à discerner les enjeux entre géopolitique et les demandes de participation accrue des populations dans un contexte post-pandémique.


Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC

Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 21/06/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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