Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot.
Si l’énergie et la coopération commerciale figurent parmi les priorités du jour, la relation sino-iranienne, amorcée sur le plan diplomatique dès 1971, s’est intensifiée durant la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988 (la Chine fournissant alors des armes aux deux parties).
Le rétablissement des sanctions américaines après la dénonciation par Donald Trump en 2018 de l’Accord nucléaire de Vienne a plongé l’Iran dans une situation économique très difficile (chute de 9,5 % du PIB en 2019) et l’a incité à se rapprocher de la Chine. De manière spectaculaire, le commerce bilatéral est passé de 4 milliards de dollars en 2003 à 51,8 milliards en 2014, faisant de Pékin le premier partenaire économique de Téhéran (25 % du total des échanges en 2019-2020).
Cette relation privilégiée s’est traduite par la signature, en mars 2021, d’un accord commercial de 400 milliards de dollars pour une période de 25 ans entre les deux pays (accord stratégique surnommé « Lion-Dragon deal »). Elle s’est également matérialisée dans le domaine militaire avec des ventes d’armes déjà réalisées ou en voie de l’être ainsi que des manœuvres navales communes aux côtés de la Russie. Cette nouvelle proximité sino-iranienne rebat les cartes au Moyen-Orient, en passe de devenir un nouveau terrain de la confrontation opposant la Chine aux Occidentaux. Elle pèse également sur relation chinoise avec Israël, pays avec lequel Pékin avait intensifié ses échanges ses dernières années.
Une longue histoire commune
Avant que la Perse ne s’appelle l’Iran, ce sont des marchands khorezmiens et sogdiens, tous de culture persane, qui se chargent du commerce entre l’Asie centrale et la Chine. Au VIIe siècle, c’est en Chine que le dernier souverain perse sassanide, Péroz, vient se réfugier pour échapper aux envahisseurs arabes et à leur nouvelle religion, l’Islam. La langue persane deviendra l’une des langues parlées à la cour de Chine plusieurs siècles durant.
À ce patrimoine immatériel que conservent encore à ce jour nombre de peuples centrasiatiques vivant à la lisière de la Chine, s’ajoutent ces témoignages historiques bien plus tangibles encore que sont les miniatures – des écoles de Tabriz ou d’Hérat – et les porcelaines qui, toutes, attestent d’échanges pluriséculaires de techniques et de savoir-faire. L’irruption brutale de la modernité européenne à partir du XIXe siècle aussi bien dans l’espace impérial persan que chinois fait naître un ressentiment très largement partagé aujourd’hui à l’encontre des Occidentaux.
Sur le fond, et malgré leurs différences idéologiques, les régimes iranien et chinois partagent de nombreux points communs. Tous deux issus d’une « révolution », ils se considèrent comme des pays en développement, conscients de leur grandeur historique, et ne relevant pas de la sphère occidentale. Ils sont l’un comme l’autre méfiants à l’égard de l’ordre international dominé par les Occidentaux et partagent donc la volonté de le « multipolariser ». L’Iran, comme bon nombre de pays musulmans, se voit proposer une coopération avec la Chine dans les domaines éducatif et culturel. Ainsi, au cœur même du centre artistique de Dashanzi dans la capitale chinoise, un centre culturel iranien a ouvert ses portes, tandis qu’un premier Institut Confucius a été inauguré à Téhéran avec la coopération de l’université du Yunnan, en 2009. Mais, plus fondamentalement, c’est avant tout la relation économique et stratégique qui prévaut.
Le rapprochement économique et stratégique
Pékin, qui avait déjà, en 1988, construit la première ligne de métro à Téhéran, a proposé en 2019 à son partenaire iranien 2 milliards de dollars pour le financement de l’électrification de la ligne ferroviaire qui reliera Téhéran à Mashad. Symbole de la participation iranienne aux « Nouvelles Routes de la Soie » promues par Pékin, un premier train de marchandises a relié la ville chinoise de Yiwu (au Zhejiang) à Téhéran, via l’Asie centrale, au début de l’année 2016.
Pékin a par ailleurs à cœur de diversifier ses approvisionnements énergétiques. Rappelons à cet égard que la finalisation, en mars dernier, du Lion-Dragon deal, qui était en négociation depuis 2016, articule toutes les dimensions économiques, de l’énergie à l’industrie en passant par le militaire et les infrastructures (dont la 5G).
Cet accord, inscrit dans le projet des « Nouvelles Routes de la Soie », doit garantir une fourniture continue à la Chine de pétrole et de gaz – les compagnies chinoises CNPC et Sinopec sont solidement implantées en Iran. Ce pacte renforce d’autant plus la dépendance de Téhéran à l’égard de Pékin que la République islamique est isolée avec les sanctions américaines et affaiblie par la pandémie de Covid-19.
Asymétrie des relations, intérêts de Pékin et isolement iranien
À ce stade, l’approche pragmatique mise en œuvre par Pékin outrepasse la tension chiite-sunnite. La Chine se rapproche ainsi à la fois de l’Arabie saoudite et de l’Iran, même si elle importe près de deux fois plus de pétrole d’Arabie.
Toutes provenances confondues, la Chine était devenue avant la pandémie de la Covid-19 la première importatrice de pétrole avec 10 millions de barils par jour. Mais dans le même temps, dans le cadre d’un mémorandum signé en 2004, elle s’est engagée à acheter à l’Iran près de 250 millions de tonnes de GNL (gaz liquéfié naturel) sur 30 ans pour un montant évalué à 100 milliards de dollars. Elle modernise également les infrastructures pétrolières iraniennes, notamment en mer Caspienne, et dans la région stratégique de Nekâ.
Sur l’épineux dossier du nucléaire, la Chine soutient les propositions du Conseil de Sécurité de l’ONU et appelle les principaux acteurs à rallier les accords de Vienne (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA). Plus généralement, Pékin assure un soutien militaire discret au régime de Damas, en lien étroit avec Moscou et Téhéran, sans pour autant se substituer à la puissance militaire iranienne ou russe dans le dossier Syrie/Irak.
La présence militaire chinoise au Moyen-Orient est amenée à croître du fait même du renforcement de ses projets liés aux « Nouvelles Routes de la Soie ». Leur sécurisation, ainsi que les risques récurrents de voir le détroit d’Ormuz victime d’un blocus en cas de crise majeure entre Téhéran et les principales capitales occidentales demeurent, pour la Chine, les principaux points de cristallisation des tensions régionales.
Aussi, et pour subvenir à ses besoins énergétiques, Pékin cherche à diversifier autant que possible ses fournisseurs pour ne pas se trouver en situation de vulnérabilité dans la région. La diplomatie chinoise veille scrupuleusement à ne s’aliéner aucun acteur de la région : le ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, a effectué le déplacement en Iran en mars dernier et le président Xi Jinping s’y était rendu en janvier 2016. Au reste, les tournées diplomatiques de dignitaires chinois de haut rang sont toujours suivies de très près dans la région.
Ainsi, à Ankara comme à Téhéran, est-on très attentif aux propositions chinoises de voir un jour s’ouvrir l’un des principaux corridors terrestres de connectivité mondiale, le CCWAEC (China-Central West Asia Economic Corridor), passant par l’Asie centrale, l’Iran et la Turquie. Que ce soit dans le domaine stratégique ou économique, les initiatives chinoises sont d’ailleurs coordonnées par un envoyé spécial pour le Moyen-Orient (actuellement Zhai Jun, diplomate chevronné, arabisant, ancien ambassadeur en France), lequel est la courroie de transmission entre l’ensemble des ambassadeurs chinois opérant sur la zone et Xi Jinping lui-même. Preuve s’il en fallait que le chef de l’État chinois accorde une priorité à cette région comme à ses prolongements géographiques.
Il s’agit d’assurer à la Chine, bien sûr, un maintien de ses approvisionnements énergétiques, mais d’éviter aussi que le monde musulman chinois ne soit impacté à son tour par l’essor des mouvements djihadistes. La pénétration économique chinoise s’est accompagnée d’une présence humaine, avec un accroissement important de la communauté chinoise sur place qui est passée de 45 000 personnes en 2002 à plus de 70 000 ressortissants aujourd’hui. En outre, en ces temps de fortes tensions entre Téhéran (ou Pékin) et les États-Unis, cette coopération s’inscrit dans une alliance de revers contre la puissance américaine.
Convergence et rejet de l’« impérialisme américain »
L’Iran est utile à la Chine pour augmenter son influence dans la région (contre l’Inde et les États-Unis) mais aussi pour se positionner comme médiateur entre l’Iran et les États-Unis à l’ONU et souligner le rôle de « déstabilisateur » de Washington au Moyen-Orient.
En Iran, la doctrine « look to the East » connaît, dans ce contexte, une dynamique nouvelle. Téhéran, isolée et exsangue, compte sur le développement international de l’Inde et de la Chine pour améliorer sa situation diplomatique et économique. Les divers projets du port de Chabahar relèvent de ce jeu diplomatique à plusieurs niveaux entre l’Iran, la Chine, l’Inde et, dans un deuxième cercle, le Pakistan et les pays du Golfe.
Si l’Iran était le troisième client pour le matériel de guerre de la Chine entre 2000 et 2014 et si les deux pays participent à plusieurs manœuvres et exercices militaires conjoints sur terre et sur mer, Pékin a diversifié sa clientèle au Moyen-Orient (notamment pour la vente de drones). Malgré la signature du contrat de coopération avec Téhéran, Pékin reste réticente à la livraison d’armements, notamment d’avions de combat (J-10), et ce pour plusieurs raisons : ne pas s’aliéner les voisins arabo-sunnites (Arabie saoudite et Émirats Arabes unis par exemple), risque de difficultés de paiement de la part de l’Iran, risque de sanctions à l’ONU dans le cadre de la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act).
Plus discrètement, le dossier des ressources halieutiques dans les eaux iraniennes a connu un profond bouleversement ces trois dernières années. À la suite des sanctions américaines, Téhéran a autorisé les pêcheries chinoises (du chalutage profond aux senneurs…) à puiser du poisson au large de ses côtes. Rapidement, les pêcheries locales et les écosystèmes marins ont été ravagés.
La grande asymétrie des relations n’est pas sans susciter de vives inquiétudes au sein de la population iranienne, ainsi que dans le clan des réformateurs du régime. Les Iraniens ont en mémoire le traité de 1919, signé à l’époque des Qadjars, par lequel leur pays avait été divisé en sphères d’influences entre les Britanniques et les Russes. Si les relations sino-iraniennes trouvent un essor dans la dégradation des relations avec les États-Unis, il n’en demeure pas moins que la forte dépendance de l’Iran à la Chine et l’inquiétude d’une population iranienne paupérisée (40 millions d’Iraniens sont sous le seuil de pauvreté absolue)) peuvent aboutir à la remise en cause d’une relation peut-être moins solide qu’il n’y paraît.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 31/05/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.