Recension – De Gaulle, Pompidou et la province

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Par Marc-René Bayle.

Arnaud TEYSSIER, L’énigme Pompidou-de Gaulle, Éditions Perrin, Paris, 2021.

A la fin des années soixante, il était d’usage d’évoquer le « duel De Gaulle-Pompidou » : les désaccords survenus dans la gestion politique des événements de mai 68, le remugle de l’affaire Markovic, les déclarations d’intention publiquement lancées par le « Dauphin », début 1969, pour la succession du Général, alors que le référendum décisif sur la régionalisation et la réforme du Sénat approchait… oui, le sentiment qu’une rupture profonde était intervenue entre les deux hommes s’imposait presque naturellement. Il serait encore confirmé, à la fin de l’année suivante, par les querelles autour du testament et du cercueil. Pourtant, plutôt que d’un « duel », il faudrait parler d’un « désamour », tant la relation entre les deux hommes aura été proche, et forte, pendant près d’un quart de siècle. Cette relation est même une énigme, car « ils étaient faits pour ne pas s’entendre », comme l’a écrit Denis Tillinac. Nul doute que notre Corrézien fervent pensait ainsi à leurs origines, à leur milieu familial, à leur formation.

Il est fréquent, en effet, que l’on oppose la figure un peu solennelle, surplombante, du « Connétable » à celle du « terrien » de Montboudif, plus proche des Français. Dans ses écrits, et dès les premières lignes des Mémoires de guerre, le héros de la France libre semble se dresser comme une statue, une icône, il ne parle jamais de lui, ou presque, il se confond avec le principe, le récit, l’épopée. On a le sentiment que son attachement à son pays, s’il est évidement puissant et sincère, est surtout tissé de concepts, même si la France lui apparaît comme « la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs ». François Mauriac – écrivain si profondément enraciné – avait confié à son fils Claude (alors collaborateur du Général) le sentiment admiratif, et néanmoins mélangé, que lui avait inspiré l’homme du 18 juin – « un cormoran » – à l’issue de leur rencontre en février 1945 : « une impression assez effrayante. Ce qui m’a frappé, en lui, c’est sa force prodigieuse de mépris, c’est son côté « officier noble » […] Très courtois, certes, et poli, mais de cette façon qui est celle des hommes d’une autre race […] De Gaulle se sait sans doute irremplaçable. Sans doute aussi voit-il beaucoup plus loin que nous et c’est peut-être à la suite d’un plan bien établi et fort sage qu’il fait si délibérément le contraire de ce que nous aurions fait, nous, à sa place… ».

A l’inverse, dans un article de Notre République daté du 22 novembre 1963, le même Mauriac portera une appréciation bien différente sur « la causerie du coin de l’écran » que vient de pratiquer Georges Pompidou, qu’il a rebaptisé « Raminagrobis ». Il évoque « ce ton d’un père qui comprend bien des choses et qui pardonne tout d’avance parce qu’il croit les enfants incapables de rien faire de pire que de mettre un peu de désordre mais sans rien casser ; on m’assure que les syndicats n’en ont pas été contents ». Mais le Premier ministre, dit Mauriac, ne visait pas les syndicats : son public-cible, à la télévision, « c’était la masse du public paysan, artisan, petit bourgeois », qui ont soif de « stabilité ». A un certain moment « les gros sourcils se froncent », « la patte montre un peu (très peu), mais enfin montre ses griffes ». Il ajoute : « elles sont vite rentrées. N’importe, on les a vues. »

Il faut dire que l’existence même de Pompidou offre un contraste saisissant avec celle de l’homme qu’il a si longtemps servi. Il est né en 1911, vingt ans après de Gaulle, à Montboudif (« on croirait, écrit encore Denis Tillinac, un nom de lieu imaginé par la malice de Vialatte »), en Auvergne, dans le département du Cantal, un village de 600 habitants. Il racontera luimême sa propre histoire : « Je suis né dans un petit village de la HauteAuvergne, à mille mètres d’altitude, dans une maison qui appartenait à mes grands-parents paternels ». Son grand-père est agriculteur, son père et sa mère sont instituteurs. Ces derniers exercent à Albi, et le petit village natal est surtout réservé aux vacances du petit Georges. Léon, son père, est devenu professeur d’espagnol. Comme ses parents, qui iront de poste en poste sans jamais oublier leurs racines, le futur Premier ministre est attaché à son village natal. Son image publique en restera inséparable, et résistera à d’autres dimensions ultérieures de sa carrière : l’homme de culture, amateur d’art contemporain, le financier de chez Rothschild, le mondain…

De Gaulle, lui, est né à Lille (sa famille maternelle est du Nord), mais se décrit surtout– pour ne plus y revenir – comme l’homme d’un « milieu » : « Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. Ma mère portait à la patrie une passion intransigeante à l’égal de sa piété religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même, avions pour seconde nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays. Petit Lillois de Paris, rien ne me frappait davantage que les symboles de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de Triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides ».

La suite de leurs existences ne fera que confirmer la différence des postures et le décalage des destins. Pendant l’entre-deux-guerres, de Gaulle est tendu tout entier vers les échéances terribles qu’il voit se dessiner. Pompidou est le jeune normalien projeté vers son destin, et qui hésite entre de multiples voies : enseigner, écrire, peut-être aller vers les carrières d’Etat. C’est la guerre, la seconde, ou plutôt son issue, qui fait en sorte de croiser leurs destinées : Pompidou se porte candidat, à la Libération, pour servir l’homme qu’il a appris de loin à admirer, même s’il n’a pas combattu dans la Résistance. Peu à peu, en dépit de leurs différences d’âge, de formation, de parcours et de caractère, une entente surprenante – un compagnonnage même, selon un terme dont de Gaulle le gratifiera – va se nouer entre eux dans cette période de transition que vont représenter la IVème République et la période du Rassemblement du peuple français. Lors du retour au pouvoir de De Gaulle en 1958, Pompidou est à ses côtés et ne va plus guère le quitter, malgré une brève et demi-interruption entre 1959 et 1962. Leurs modes de vie sont restés opposés : Pompidou et sa femme Claude aiment la vie sociale et intellectuelle, les expositions, les dîners en ville, les voyages en Italie ou sur la Côte d’Azur, mais sans jamais renoncer aux replis sur les terres de la tranquillité et du repos – Cajarc, dans le Lot, Orvilliers, dans les Yvelines. Pour de Gaulle, la seule thébaïde qui vaille, c’est la Boisserie, petite maison nichée en HauteMarne dans un pays froid et austère et dont la décoration intérieure rappelle celle d’une très modeste sous-préfecture. Ni peintures de prix, ni belles reliures, mais les portraits (sans exclusive) des géants de la guerre, une bibliothèque historique et littéraire abondante où l’homme d’Etat-écrivain puise une part de son inspiration et de ses résonances… mais aussi un alignement de lampes de mineurs qu’il rapportait régulièrement de ses voyages dans le Nord.

Car c’est là qu’il faut corriger un peu les images toutes faites. Comme l’a si bien montré Marc Fosseux dans son récent ouvrage Nous autres, gens du Nord, publié en 2020 (l’expression – l’interpellation, plutôt – est de De Gaulle), le fondateur de la Vème République a gardé tout au long de sa vie un lien affectif puissant avec la terre où il est né et l’esprit de ceux qui y habitent. Il faut voir la remarquable websérie, inspirée du livre et consacrée par la région Hauts-de-France, à l’occasion de l’année de Gaulle, à cette dimension plus enracinée d’un personnage jugé surtout national et universel. Les nombreux voyages qu’il y fit après la guerre et sous la Vème République ont tous eu pour lui une importance particulière. Le propos, le ton étaient souvent singuliers. Comme si le Nord – qui avait particulièrement souffert pendant la guerre – était une sorte de prolongement de la patrie au plus profond des choses : une région réelle, charnelle, mais aussi une terre transcendée par le rêve, par l’imagination et par l’Histoire. On sait que de Gaulle n’a cessé de voyager en France, non pour « communiquer » superficiellement avec les médias comme on le fait aujourd’hui, mais pour entrer en communication profonde avec le peuple lui-même. Il en tira une connaissance intime de la France, un peu à la manière d’un Vauban, l’ingénieur, le poliorcète, qui avait appris ainsi à comprendre le royaume de Louis XIV dans toute sa diversité et dans toute sa densité parfois douloureuse.

De Gaulle aimait profondément nos provinces, sans jamais que cet amour, imprégné d’histoire, remît jamais en cause pour lui l’impératif absolu de l’unité nationale. Il n’aimait pas mettre un « s » au mot « territoire ». Le janséniste, mettant la France toujours « au-dessus des Français » ? Contre un Pompidou voulant laisser le souvenir d’un prince heureux, et soucieux avant tout du bonheur de son peuple ? Il y a du vrai, bien sûr, mais il manque un certain détail à la toile. Ecoutez ce que dit de Gaulle lors d’un voyage dans le Nord en 1966. Il a le visage étrangement détendu, serein, apaisé : « Si l’œuvre que j’ai pu non pas accomplir, car je ne l’ai fait que pour le pays et avec le pays, mais l’œuvre que j’ai pu représenter, si cette œuvre aboutit de ces malheurs et de ces abîmes, à la tranquillité, à la prospérité et à la paix, j’aurai gagné ma vie. » Et c’est bien dans le Nord, où il se sent chez lui, qu’il fait cette belle confidence à la foule rassemblée. Car selon ses propres mots encore, qu’il avait prononcés après la guerre à Lille, « n’est-ce pas, nous autres Lillois, ce sont les vérités que nous regardons en face beaucoup plutôt que nous ne goûtons les formules ».

De Gaulle et Pompidou avaient en réalité une conviction, et même une foi communes, que dissimulaient leurs différences de style et de personnalité : celles que la France était une terre chargée d’histoire sans égale, riche de ses régions, de ses pays et de ses terroirs qui formaient autant de tissus cousus ensemble. Le ciment de cette grande aventure collective ? L’Etat.

Que dira, d’ailleurs, Georges Pompidou devant le Conseil d’Etat, le 28 avril 1970 ? « Depuis plus de mille ans, il n’y a eu de France que parce qu’il y a eu l’État, l’État pour la rassembler, l’organiser, l’agrandir, la défendre, non seulement contre les menaces extérieures mais également contre les égoïsmes collectifs, les rivalités de groupes. Aujourd’hui plus que jamais sa force n’est pas seulement indispensable à la nation pour assurer son avenir et sa sécurité, mais aussi à l’individu pour assurer sa liberté. Je souhaite que le premier Corps de l’État qui ne peut pas ne pas en avoir une claire conscience, continue de s’en inspirer dans ses avis comme dans ses arrêts. »

Pourquoi, dès lors, ont-ils donné le sentiment de s’éloigner, de se séparer, à la fin des années 60 ? Pour de multiples raisons liées aux circonstances, aux malentendus, au jeu des entourages, mais surtout parce qu’ils avaient depuis toujours une perception différente du temps, du passé, du présent et de l’avenir qui prit soudainement une importance cruciale avec les premiers signes de crise qui se profilaient. Le regard « bergsonien » de De Gaulle portait plus loin, il voyait se dessiner le monde difficile, le progrès et la modernité chargés de pièges et de nouvelles aliénations, qui nous étaient promis avec quelques décennies d’avance. Pompidou, personnalité remarquable, si proche de lui, avait pourtant décroché à un certain moment et cessé de le comprendre.

Mauriac nous donne une fois de plus la clef. Il fera un jour cette observation en voyant de Gaulle devant les tombes du Vercors : « Comme il me semblait froid, comme il passait vite ! Et puis je songeais que de Gaulle est l’homme de vigie, qu’il regarde au loin, par-dessus les têtes et les tombes. Il ne perd pas son temps à s’attendrir ni à se souvenir. Il ne cherche pas à nous émouvoir. Le révolu ne l’intéresse que dans la mesure où il y déchiffre une réponse qu’il cherche pour le destin en train de se forger. »

Vers la fin de son mandat, interrompu par une terrible maladie, Georges Pompidou comprendra pleinement ces vérités à nouveau, et, comme en l’espace d’un éclair, rejoindra la vision âpre et chargée de défis de Charles de Gaulle, communiant avec lui dans une même angoisse par-delà la mort.

Marc-René Bayle


Cet article a été initialement publié dans la Revue des Provinces, n°45 en 2021.

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