DISCOVER est un livre qui associe les photographies en argentique prises en Chine par François Daireaux, témoignages des mutations de cette société dans ses extrêmes et ses paradoxes, avec des poèmes écrits par Emmanuel Lincot, et traduits en anglais et en chinois.
A l’occasion de la publication de cet ouvrage, Emmanuel Lincot a accordé un entretien au FDBDA.
Professeur à l’Institut catholique de Paris et sinologue, Emmanuel Lincot est chercheur-associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Il est également membre du conseil scientifique du FDBDA.
Outre DISCOVER, il publiera en septembre avec Emmanuel Véron La Chine face au monde…Covid-19 et après ?, aux éditions Capit Muscas.
François Daireaux et Emmanuel Lincot, DISCOVER, Editions Loco, 260 p., 45€.
FDBDA : Cet ouvrage illustre le processus d’urbanisation frénétique, qui détruit, creuse et dénature des paysages pour certains encore vierges en Chine. Il fait ainsi jaillir du sol presque du jour au lendemain des immeubles de béton, identiques, froids et peu hospitaliers. Est-ce que ce phénomène est lié à une volonté de se hisser à tout prix et le plus rapidement possible à un certain degré de modernité, symbolisé par l’urbanisation ? Ou bien est-ce également lié à une volonté plus politique de détruire tout ce qui précède (traditions, patrimoine matériel) pour faire place neuve aux idées du parti ? En quelque sorte déraciner culturellement un peuple en détruisant ses repères matériels pour le rendre plus sensible aux idées nouvelles ?
Emmanuel Lincot : ce qui est posé en Chine, c’est bien la question du sens. Est-ce que cela a du sens que d’aménager la plus grande conurbation du monde – Chongqing avec ses 34 millions d’habitants – et de construire des barres de HLM en plein désert ; barres vides d’habitant et dont la construction est d’autant plus insensée qu’elle est énergivore ? Nous savons par ailleurs que sur le plan démographique la population chinoise aura, en quelques décennies seulement, diminué de moitié. L’utilité de ces constructions doit être sérieusement remise en cause même si cette urbanisation à marche forcée est pour le régime le signe d’une modernisation évidente. Elle n’est en définitive que très relative et elle se présente sur un mode qui nous paraît déjà anachronique. Nombre de thuriféraires de l’Etat chinois considéré comme un Etat stratège devront se rendre à cette évidence : aucun dirigeant chinois n’a su anticiper ces problèmes. Surtout, cette prétendue modernisation a un coût : la surface agricole utile diminue drastiquement et la Chine est à présent entrée dans une dépendance alimentaire qui pose aussi de graves problèmes de sécurité. C’est ni plus ni moins la première population du monde qu’il s’agit de nourrir. Or, la Chine n’en a plus les moyens et doit se conduire en prédatrice pour chercher des ressources à l’étranger. On peut bien sûr voir à travers les photographies de François Daireaux une collecte documentée de ce qu’est la Chine en ce début des années 2000. Et ces témoignages seront d’autant plus précieux que les Occidentaux seront de moins en moins nombreux à se rendre dans ce pays dans les années à venir. La Chine de Xi Jinping se ferme aux Occidentaux. Tout comme l’Occident se ferme à la Chine. Au reste, nous allons être confrontés à quelque chose que nous n’avions pas connu depuis les années Mao : l’absence d’images en provenance de ce pays. Ou, dit autrement, des images émanant d’autres photographes que ceux travaillant pour la propagande communiste. Même Marc Riboud, on le sait, dans les années 50, est passé à côté de la Chine des purges organisées par le Parti et aura fait un voyage « Potemkine », c’est-à-dire un voyage où l’on vous montre uniquement ce que les autorités veulent bien vous montrer. La Chine buissonnière comme nous l’avons connue pendant quarante ans, c’est fini. Les images rapportées par François Daireaux comptent donc parmi les dernières prises par un photographe indépendant dans ce pays. Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas de photoreportage. Déjà François Daireaux a recours à de l’argentique. Et François Daireaux est avant tout un artiste. A travers chacune de ces images, se déploie une autre dimension, poétique celle-ci, de la Chine. Elle donne accès au monde de l’invisible. Un monde plus grand que nous. Les poèmes que j’ai écrits et qui accompagnent ces images permettent de saisir le fait qu’au-delà de ces destructions dont la Chine est victime, une humanité continue à s’exprimer par la ruse, par toutes sortes de stratégies de résistance que sont les gestes du quotidien. Il y a là un patrimoine immatériel qui perdure et qui permet aux générations qui se succèdent dans ce pays, pourtant sujet à des ruptures profondes, de préserver une remarquable continuité dans ses arts de faire, d’agir, de penser. Sans cautionner les innombrables destructions que cette société a connues et subit encore, il y a de toute évidence un autre rapport à la mémoire que celui cultivé en Europe. On s’attache moins en Chine à la mémoire des pierres qu’à celle des gestes. Il y a plus d’un siècle le poète Victor Segalen parlait ainsi des Chinois en les qualifiant d’« hommes continuels »…
FDBDA : On peut voir dans les photographies de François Daireaux une humanité désespérée et bousculée par ces transformations massives. Pensez-vous que cette urbanisation forcée engendrera à terme une réaction antagoniste de la part de la population, qui se trouve ainsi progressivement et de manière irrémédiable coupée de ses racines ?
Emmanuel Lincot : ces destructions innombrables d’une société malmenée n’engendrent pas nécessairement une perte de repères, malgré les apparences. Les traditions se poursuivent par la transmission de la langue, des langages même, qui sont aussi ceux du corps. Malraux disait : « la culture est ce qui nous reste quand on a tout perdu ». Voyez le peuple juif ou le peuple chinois : on n’a jamais cessé de transmettre malgré les persécutions et les difficultés. Pas une seule conurbation du monde ou presque n’a son Chinatown aujourd’hui. Très peu de Chinois ont par ailleurs coupé les ponts avec le continent et continuent, quand ils en ont les moyens, de rapatrier le corps de leurs défunts ou de vénérer la mémoire des leurs dans des temples. Le geste, encore une fois, voire le rituel a plus d’importance que l’authenticité patrimoniale d’un lieu. Cette plasticité induit un autre rapport à l’espace et au temps. Et puis la culture toujours se recompose. Rien ne se perd, tout se transforme. Bien sûr, ces photographies nous disent l’enlaidissement de la Chine et du monde. Mais elles nous disent aussi, parfois avec humour, que l’insolite peut être notre quotidien et qu’un enchantement de nos vies est toujours possible. La Chine est à la fois baroque, surréaliste, dans sa cruauté, sa monstruosité…Discover nous la montre sous un angle qui n’aurait pas déplu à l’écrivain Lucien Bodard. C’est un pays où la violence est la règle et le rapport de forces est constant. C’est un pays où la moindre faille est aussi subrepticement exploitée. La faiblesse peut alors devenir une force, dans un chaos indescriptible, qui est aussi synonyme de vie. C’est en somme la meilleure école de la diplomatie et un antidote contre la sinistrose ambiante. La vie promet d’être difficile ? Qu’importe : il y a toujours pire. La preuve, par la Chine.
FDBDA : Pensez-vous que ce phénomène d’urbanisation destructrice est représentatif d’un modèle qui sera ou est déjà reproduit dans les autres pays émergents d’Asie ou bien est-il spécifique à la Chine ?
Emmanuel Lincot : point n’est besoin d’aller dans les pays émergents pour voir que cette urbanisation non maîtrisée existe aussi chez nous. Voyez les photographies prises par Raymond Depardon en France…Il faut quitter sa zone de confort et sillonner le 93, Cergy ou Trappes pour voir que la problématique est la même. On a construit sous De Gaulle et les Trente Glorieuses pour loger un prolétariat qui, pour la première fois, avait accès au confort matériel de l’eau courante et de l’électricité dans ces grands ensembles bétonnés. Cette urbanisation s’est systématisée par une destruction du patrimoine ancien sous Pompidou avec un saccage de nos littéraux et même si par des décrets de loi diverses on a tenté par la suite de ralentir le phénomène, la France est de plus en plus défigurée par la construction désordonnée de zones pavillonnaires en pleine campagne et l’aménagement de hangars de stockage d’une laideur sans nom. Des urbanistes ont beaucoup glosé sur le fait que cette anarchie urbaine avait concouru à casser le lien social. C’est sans doute vrai mais on oublie l’essentiel : en Chine, on ne connaît pas de problèmes de banlieue. Pas de zones de non droit où les forces de l’ordre n’osent pas aller, pas de vente de drogue ou de larcins… Pourquoi ? Parce que la culture – au sens le plus anthropologique et non-élitiste du mot, vous oblige. Elle vous donne un cadre moral, une éducation, et moins de droits que des devoirs (vous respectez vos aînés, vous devez travailler et faire de l’argent, vous devez aider votre famille…) Et surtout parce que la population travaille et s’organise pour que ces dérèglements n’aient pas lieu. Donc il faut relativiser ce qui pourrait s’apparenter comme un phénomène global et qui, d’un point de vue des réalités locales, ne l’est pas.