Par Emmanuel Véron et Emmanuel Lincot.
« Le Parti, le gouvernement, l’armée, la société et l’université, l’Est, l’Ouest, le Sud, le Nord et le Centre : le Parti dirige tout ».
Xi Jinping, Rapport au 19e Congrès du PCC, 2017.
Le 1er juillet, le Parti communiste chinois (PCC) fêtera son siècle d’existence, dans un contexte marqué par la spectaculaire montée en puissance de la Chine au niveau international, mais aussi par de nombreux problèmes inhérents à cette ascension et porteurs d’inquiétude : démographie en berne, inégalités sociales, difficile mais nécessaire transition vers un modèle industriel plus respectueux de l’environnement, fragilité de la croissance économique, rivalité avec les États-Unis et l’Occident au sens large, endettement très élevé, risques de conflits régionaux…
Un Parti omniprésent
Fort de plus de 92 millions de membres, le PCC irrigue toute la société, les entreprises, les villes comme les campagnes, les armées, l’éducation, la santé, les milieux d’affaires …
Le Parti a su établir et entretenir des relations avec un spectre très diversifié de partis politiques à travers le monde, dépassant largement les ambitions initiales du Congrès de Tours (1920). Il a même fait de la formule prêtée à Lénine « Sondez avec une baïonnette : si vous rencontrez de l’acier, arrêtez. Si vous rencontrez de la bouillie, poussez » un slogan discret, mais omniprésent dans son action tant en interne qu’à l’international. Recruter des sources, des agents d’influence, soigner son image et celle de la Chine sont autant d’actions qui ont largement participé à la modernisation de la RPC, à son urbanisation, à son internationalisation et au renforcement de son poids dans les affaires internationales.
Sans véritablement faire sa mue, le PCC a connu plusieurs phases de crises, de luttes intestines et d’intrigues qui restent trop méconnues en Occident. Secrets par définition, les décisions, les rôles et les rapports de force internes peuvent se lire à l’aune des générations successives du Politburo, de leurs parcours, ambitions, personnalités et, parfois, déclarations ou postures, hors du cadre et souvent contre toute attente ou pronostic politique attendu.
Des purges récurrentes
Les conflits internes sont fréquents et se règlent souvent de façon brutale ou à travers des intrigues sinueuses que seuls les caciques connaissent. Quelques exemples : en 1971, soit cinquante ans après la création du PCC, Lin Biao, dauphin présumé de Mao Zedong, disparaissait dans un crash aérien après que son complot contre le Grand Timonier eut été découvert. En 1989, le secrétaire général du Parti, Zhao Ziyang, est brusquement écarté et placé en résidence surveillée jusqu’à la fin de ses jours pour s’être opposé à la décision de Deng Xiaoping et du premier ministre Li Peng de réprimer dans le sang le mouvement de la place Tian’anmen. Plus récemment, en 2012-2013, la rivalité pour le pouvoir entre Xi Jinping et Bo Xilai s’est soldée par la condamnation de ce dernier à la prison (adaptée) à vie pour corruption.
Le PCC s’est maintenu par un système de purges régi par la quête inlassable d’ennemis, souvent invisibles, parfois nommés neigui (« traîtres » ou « taupes »). Ennemis de classe, suivant la phraséologie marxiste, de l’intérieur comme de l’extérieur lorsqu’ils sont accusés de collusion avec l’étranger. Toutes les charges peuvent être retenues contre l’accusé, l’acmé du délire ayant été atteint durant la Révolution culturelle, avant que, à la fin des années 1970, le régime n’entame un virage à 180 degrés dans ses options stratégiques en matière de politique étrangère et économique. Des réhabilitations d’anciens cadres auront lieu dès l’intronisation de Deng Xiaoping en 1978 et les architectes de la Révolution culturelle – y compris Jiang Qing, l’épouse de Mao Zedong – seront condamnés.
Le durcissement sous Xi Jinping
Deux inconnues majeures suscitent les interrogations à l’horizon du prochain plénum – qui aura lieu à l’automne – et, surtout, du prochain Congrès, prévu en 2022 : d’une part, l’avenir de Li Keqiang, l’actuel premier ministre, dont les profondes dissensions avec Xi Jinping sont bien connues ; d’autre part, la prochaine étape de la carrière politique de Wang Huning, éminent conseiller du président (on lui doit tous les slogans du régime et notamment celui de « Rêve chinois » (Zhongguo meng), qui a très certainement convaincu ce dernier d’engager une partie de bras de fer avec les Américains, contre l’avis d’un très grand nombre de hauts dignitaires. Il est probable que la « clique du Zhejiang »(c’est-à-dire les proches et fidèles de Xi) sera confirmée dans les plus hautes sphères du pouvoir.
Moins d’un an après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2012), ses proches approuvaient, en tant que membres du comité central, la mise en place d’un document appelé le Document n°9, qui est venu parfaire la paranoïa du système et institutionnaliser le ressentiment anti-occidental.
Ce document définit les sept sujets politiquement tabous en Chine (qi ge bujiang) : valeurs universelles, liberté de la presse, société civile, droits civiques, indépendance de la justice, « erreurs historiques du Parti » et « connivences entre les affaires et la politique ».
Dès sa révélation par des internautes et notamment par Wang Gongquan, activiste alors immédiatement arrêté, les velléités de promouvoir une libéralisation du système politique ont été définitivement suspendues et, avec elles, un impérieux travail de mémoire – une cécité volontaire qui obère sérieusement l’avenir de la société chinoise.
Mao Zedong ou Deng Xiaoping, deux pères tutélaires de Xi Jinping
Tout régime entretient une relation ambiguë avec sa propre mémoire, plus largement avec son histoire – celle de son pays, de son peuple et des relations à l’autre.
Pékin alterne successivement des séquences hypermnésiques (passé glorieux donc glorifié et amplifié) et d’autres amnésiques (un passé perçu comme dangereux pour la durabilité du régime et dont on n’ose parler, écrire ou débattre). Ces dernières sont bien souvent le fait des dérives totalitaires du régime : exactions, sacrifices et violences. La mémoire officielle est ainsi structurée. En ce sens, il n’y aura jamais de vérité avérée et distincte de la parole du régime sur le spectre large des traumas contemporains ou anciens. Au contraire, la maîtrise de l’information et, par extension, de l’histoire est une obsession. La mémoire ainsi « nettoyée » peut alors être comblée par un paysage historique et un récit créé par le régime.
En cela, la question du patrimoine que le PCC s’est acharné à détruire, au nom d’une certaine idée de la modernisation, trouve désormais grâce (pour ce qu’il en reste…) afin de glorifier la nation chinoise. Le tourisme mémoriel dit « tourisme rouge », déjà important au début des années 2000, structuré par les hauts lieux dans lesquels Mao Zedong a vécu et les faits marquants de l’histoire « héroïque » du PCC est en cela édifiant. Plus de 120 sites ont été classés par le Parti afin d’élaborer un paysage mémoriel de la « Chine nouvelle » (xinhua). Cet intérêt pour le tourisme rouge est déjà ancien. Il a redoublé dès l’après-crise de Tiananmen (1989), dans un contexte de « fièvre culturelle » (wenhua re), alors que le culte du souvenir du Grand Timonier commençait à se développer sous des formes inédites, notamment artistiques. Cette « Maomania », déjà instrumentalisée par le pouvoir, tendait à disculper le régime de ses crimes récents et à polariser l’opinion dans une vindicte nationaliste d’abord orchestrée contre le Japon, puis contre le monde occidental.
Mais c’est aussi avec le legs de Deng Xiaoping, le père des réformes, que Xi Jinping doit compter. Ainsi, le 31 mai, lors d’un séminaire du Bureau politique, le président a appelé les cadres de l’appareil à mieux communiquer pour améliorer l’image du pays à l’étranger et désarmer les critiques qui fusent contre la Chine à une fréquence et un niveau rarement observés depuis les années 1970.
« Humilité » (qianxun) est le mot qui, plus d’une fois, a été prononcé par Xi Jinping. L’ajustement du discours a-t-il été spontané ou est-il l’effet de pressions internes de l’appareil, inquiet de l’isolement de la Chine ? La cohésion derrière la volte-face du n°1 exprimée à l’occasion du séminaire politique du 31 mai pourrait bien n’être qu’une façade, un faux-semblant tactique. Les déclarations haineuses de l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye, quelques jours plus tard semblent montrer que cette stratégie est parfaitement coordonnée et vise à diviser les Occidentaux entre eux.
Rien ne doit « gâcher » les festivités, ni les soucis internationaux (tensions fortes avec les États-Unis, dégradation avec l’Occident d’une manière générale et responsabilité dans la crise du Covid-19), ni les difficultés intérieures (chômage, accidents industriels majeurs, pandémie, etc.). Si le Parti continue d’utiliser sa politique étrangère pour légitimer sa politique intérieure, la société chinoise dans son ensemble n’est pas en phase avec le régime et se sent toujours plus écrasée par le poids des obligations et frustrations.
Le centenaire est davantage destiné à être célébré par les caciques du régime qui s’enferment dans le scénario de la prophétie auto-réalisatrice irréalisable : faire de la Chine la première puissance mondiale sans chaos.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 30/06/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.