L’homme à la colombe : voyage au bout de l’ONU

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Le FDBDA republie les textes publiés par ThucyBlog tout au long de l’été.


Par ThucyBlog, le 28 juillet 2021

L’on connait bien l’écrivain Romain Gary écrivain, deux fois récompensé par le prix Goncourt (en 1956 pour Les racines du ciel et en 1975 pour La vie devant soi publié sous le pseudonyme d’Emile Ajar). L’on connait moins le diplomate Romain Gary qu’il fut de 1945 à 1960, ayant intégré le Quai d’Orsay par le canal du cadre complémentaire, réservé aux résistants et anciens de la France libre titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur[1]. Durant sa Carrière qui s’achève en 1960 comme consul général de France à Los Angeles[2], Romain Gary occupera la délicate fonction de porte-parole de la Mission permanente de la France auprès de l’ONU à New York de 1952 à 1954. À cette époque, la France apparaît affaiblie tant par l’instabilité de la Quatrième République sur la scène intérieure que par les critiques qu’elle essuie pour sa politique coloniale sur la scène internationale, en particulier au sein de l’ONU. À la manière d’un peintre impressionniste, par touches successives, le diplomate-écrivain, Romain Gary nous livre, à travers un roman de fiction, un guide du fonctionnement de l’Organisation des Nations Unies, vu de l’intérieur en pleine période de Guerre froide, plus vrai que nature. La réalité dépasse souvent la fiction. De manière arbitraire, nous avons sélectionné quelques extraits de son ouvrage intitulé L’homme à la colombe publié sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi[3], devoir de réserve du fonctionnaire oblige. Ainsi, nous convions nos lecteurs à ce voyage au bout de l’ONU[4]. Sept décennies plus tard, a-t-elle vraiment beaucoup changé alors que le multilatéralisme traverse une crise structurelle ?

*   *   *

Par une belle journée de septembre 195., vers les onze heures du matin, la grande cage de verre du gratte-ciel de l’Organisation des Nations Unies étincelait dans le soleil d’automne, s’acquittant de sa mission pacifique, celle d’un grand centre d’attraction touristique américain.

Des milliers de visiteurs, qu’un flot ininterrompu d’autocars déversait devant l’entrée Nord, s’engouffraient à l’intérieur sous la direction des guides, s’arrêtaient un moment devant la Salle de Méditation, observaient les quatre-vingt-deux chaises vides qui indiquaient que les quatre-vingt-deux délégués des pays membres avaient d’autres préoccupations, puis partaient résolument à l’assaut du bâtiment principal, d’où ils revenaient éblouis par les réalisations du génie humain dans l’art abstrait (page 11).

Au-dessus de la tribune, d’immenses boucliers de cuivre, tournés vers la salle, donnaient à l’Assemblée une ambiance inquiétante non dépourvue d’une certaine grandeur guerrière. Les couleurs verte et bleue des fauteuils et des pupitres contribuaient à créer une atmosphère de tension et de désaccord, provoquant dès l’entrée chez les natures les plus paisibles un léger grincement de dents (page 13).

Un couple de diplomates de la vieille école, graves et grisonnants, debout, leur tasse de café à la main, s’entretenaient d’une voix confidentielle, comparant les charmes respectifs des postes de Bucarest et de Budapest en 1927, et disaient rapidement « pardon » lorsqu’on les bousculait. (pages 13 et 14).

À l’autre bout de longs couloirs qui unissaient le bâtiment de l’Assemblée à l’immense tour rectangulaire du Secrétariat, trois mille cinq cents fonctionnaires de toutes les races, couleurs et croyances, continuer à résoudre tranquillement, jour et nuit, pour leur propre compte, tous les problèmes d’amitié entre les peuples, de coexistence pacifique et de coopération internationale dont leurs chefs débattaient en vain depuis plus de dix ans, dans les salles de conférence et les réunions de l’Assemblée (pages 14 et 15).

C’était en somme une journée comme une autre dans la vie de l’Organisation. Les rouages bien huilés continuaient à tourner avec leur ronron habituel (page 15).

Je vois très bien ce que ces messieurs les journalistes diraient si l’on commençait à parler du « fantôme des Nations Unies ». Ils évoqueraient le fantôme du petit homme perdu, oublié, noyé, enterré dans cette immense organisation bureaucratique, cette machine à faire de l’abstraction (page 21).

La preuve est faite que rien ne peut discréditer les Nations Unies (page 22).

Une organisation comme la nôtre qui, il faut bien le dire, n’a encore résolu aucun des grands problèmes en vue desquels elle a été créée, n’a qu’une excuse, et c’est l’efficacité (page 26).

Mais il s’agit pour nous moins de résoudre les problèmes que de durer plus longtemps que ceux-ci. Notre but suprême c’est la survie. Si, sans résoudre les problèmes, nous arrivons tout simplement à leur survivre, au bout de cinquante ans on commencera à dire que les Nations Unies ont accompli de grandes choses. Si nous demeurons là, solides au poste, malgré les guerres, les famines, les terreurs policières, et les injustices sociales, tout le monde sera convaincu de notre puissance. Si au contraire nous usons nos forces et notre prestige à nous mesurer avec ces problèmes, nous n’arriverons qu’à donner au monde un exemple d’impuissance et de stérilité. Les Nations Unies doivent être une très grande dame. Cela demande beaucoup de dignité, beaucoup d’éloignement et une certaine façon de traiter le monde de très haut. Nous sommes très exactement ce qu’on appelle une puissance spirituelle. Il serait absurde de la gaspiller à vouloir résoudre les problèmes pratiques et immédiats, de problèmes de rencontre que nous croisons sur notre chemin (page 28).

Autrement dit, je ne fais rien ? demanda Traquenard, avec espoir. C’est la meilleure attitude que les Nations Unies peuvent adopter dans les circonstances historiques difficiles que nous traversons. Durer, regarder tout cela tranquillement sans se laisser tenter par les sollicitations et les tentatives de diversion qui cherchent à nous détourner de notre but. Lorsque nous serons une institution millénaire, nous pourrons jeter un regard de fierté sur le chemin parcouru malgré toutes les guerres, les famines, les catastrophes, toutes ces embûches qu’une humanité folle essaie de jeter sur notre route… C’est ce qu’on appelle très exactement acquérir de la patine (page 29).

Notre Organisation existe pour élever les âmes, pas pour faire de l’épicerie (page 30).

D’une manière générale, dans une organisation internationale, entièrement vouée aux sentiments élevés, à l’idéalisme, aux théories et à l’abstraction, les pieds étaient entourés d’une réputation quasi légendaire (page 34).

Les meilleurs articles d’exportation et de consommation, les Nations Unies l’ont bien prouvé, ce sont les pieux mensonges, les grands mots creux, les belles idées sans contenu pratique, les missions spirituelles, les escroqueries morales – là, il n’y a pas de prix de revient, le marché est illimité, il n’y a pas de saturation, les peuples sont toujours preneurs – il n’y a qu’à dire liberté, égalité fraternité – ils se présentent tout de suite, le cœur à la main, il n’y a qu’à tout ramasser… (page 47).

Les ambassadeurs les plus chevronnées venaient là pour se renseigner sur ce qui se passait aux Nations Unies et pour connaître avec trois jours d’avance les instructions qu’ils allaient recevoir de leurs mémoires… On voyait donc des ambassadeurs qui faisaient directement le trottoir devant la porte adressant des sourires engageants aux journalistes, ou qui prenaient, au contraire, des airs mystérieux et secrets, suggérant ainsi aux plus blasés qu’ils étaient en mesure de leur procurer des sensations inédites et rares, pourvu qu’on acceptât de les suivre (page 54).

Vous êtes sûr au moins que c’est un salopard ? demanda-t-il avec méfiance. Il n’est pas sincère, au moins ? S’il se fout du monde, on est de tout cœur avec lui : il y a longtemps qu’on attend quelqu’un qui dise aux Nations Unies leurs quatre vérités. Mais si c’est encore quelque chose de pathétique et d’inspiré, on n’en veut pas, on ne mange pas de ce pain-là (page 64).

Depuis quarante-huit heures, nous savons que l’Organisation des Nations Unies n’est plus une mécanique anonyme, un immense moulin à discours, mais qu’elle est enfin habitée comme l’âme habite le corps. Désormais, nous ne pourrons plus passer à côté du gratte-ciel sans sentir notre cœur se serrer (page 75).

Cet épisode ne mériterait pas d’être signalé si ce n’est pour faire remarquer le profond désarroi dialectique d’une Organisation obligée parfois de défendre la paix les armes à la main (page 105).

On a demandé aux déléguées de faire quelque chose, mais ils ont dit qu’ils doivent d’abord des instructions à leurs gouvernements et qu’il faut d’abord élucider qui est avec qui, et quelle est la position des États-Unis là-dedans, et puis celle des Russes, pour ne pas se trouver tous par hasard du même côté (pages 110-111).

Nul n’ignore en effet qu’il existe entre les États-Unis et l’URSS, un gentlemen’s agreement qui permet à ces deux grandes puissances de ne jamais être d’accord sur rien et de ne jamais adopter le même point de vue sur les affaires du monde, ceci afin de ne pas donner à leurs opinions publiques respectives l’impression d’un « Nouveau Munich » et de ne pas créer un état d’affolement et d’insécurité dans leurs populations ni parmi leurs divers alliés et satellites. Ceci exige naturellement des deux partenaires des contacts étroits et beaucoup de souplesse dans la manœuvre. Si les contacts diplomatiques sont en effet maintenus entre les deux pays, c’est précisément pour éviter aux deux parties d’adopter, par manque de liaison et de coordination, la même position sur un problème quelconque, ce qui ne manquerait pas d’inquiéter profondément les opinions publiques des deux camps en présence, lesquelles croiraient, l’une, à la pénétration en URSS des idées capitalistes, et l’autre, à une infiltration communiste dans les milieux dirigeants des États-Unis. Seuls des rapports diplomatiques étroits, des réflexes rapides et une grande vigilance exercée sur leurs presses respectives permettent à ces deux grandes puissances de maintenir un front cohérent : leurs différends restent intacts, leurs alliés rassurés et leurs caractéristiques nationales à l’abri de toute fâcheuse conclusion. Tout cela, naturellement, impose aux deux partenaires une subtilité et une agilité peu communes dans la manœuvre : en effet, celui des deux gouvernements qui est le premier à adopter une position sur un problème donné force immédiatement l’autre à adopter une position exactement opposée, ce qui, en langage diplomatique, s’appelle « prendre l’initiative » (pages 115 et 116).

Au cours d’une réunion confidentielle avec ses collaborateurs, le secrétaire général Traquenard, à présent tout à fait rassuré, étudia la possibilité d’augmenter encore le nombre d’entrées en installant une patinoire dans la salle du Conseil de Sécurité et une piste circulaire dans la salle de l’Assemblée. Les délégués pourraient s’ébattre librement sous les yeux du public sans être gênés par les dimensions restreintes de la tribune (page 139).

Le 24 octobre est, aux Nations Unies, un jour traditionnellement consacré par les délégués et les membres du secrétariat aux ablutions, au jeûne et à la récitation en famille des versets du Coran et de la Charte, et la Boujhivata (page 150).

Et oui, que veux-tu, c’est une chose qui arrive fréquemment aux Nations Unies. Les choses les plus concrètes deviennent ici des abstractions – le pain, la paix, la fraternité, les droits de la personne humaine – les choses les plus solides se volatilisent et deviennent des mots, de l’air, une tournure de style – on en parle, on en parle et à la fin, tout cela devient une abstraction, on peut passer la main à travers, il n’y a plus rien. C’est la méthode classique qu’emploie l’Organisation pour se débarrasser des problèmes, et voilà la méthode qu’elle a employée pour se débarrasser de Johnnie (page 161).

[1] Paul Dahan, Romain Gary : un diplomate non conformiste, Les portraits, Questions internationales, n° 33, septembre-octobre 2008, pp. 113 à 120.

[2] Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary Consul général de France, 1919 Outpost Drive. Los Angeles 28, California, Gallimard, 2021.

[3] Romain Gary (Fosco Sinibaldi), L’homme à la colombe, L’imaginaire Gallimard, 1984

[4] Alain Dejammet, Supplément au Voyage en Onusie, Fayard, 2003.


Cet article a été initialement publié sur le site ThucyBlog le 28/07/2021. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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