Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
Relation ancienne que celle entre les communautés juives et la Chine (notamment à Kaifeng, dans le centre du pays, où réside depuis 1 000 ans une communauté juive). Une relation encore complexifiée par les enjeux, hier, de la guerre froide, aujourd’hui, de la rivalité sino-américaine, avec en toile de fond un problème récurrent et fréquemment soulevé par la diplomatie chinoise : la question palestinienne, ce dernier sujet étant aussi ancien que la politique chinoise du monde arabe.
Toutefois, l’été dernier, Pékin a explicitement proposé sa médiation dans le conflit qui oppose les Palestiniens à l’État hébreu. Une façon, diront ses détracteurs, de détourner l’attention et les critiques occidentales des exactions commises par les autorités de la RPC à l’égard des musulmans ouïgours dans le Xinjiang…
Ce qui est sûr, c’est que le poids croissant de la Chine au Moyen-Orient fait d’elle un acteur de plus en plus notable sur le plan politique, et que la part des échanges économiques israélo-chinois n’a cessé de croître au cours de ces dernières années, suscitant inquiétudes à Washington et, aussi, parmi les services de sécurité et de renseignement israéliens.
Une histoire ancienne et singulière
Nombre de survivants des camps de la mort se souviennent que la Chine a été pour de nombreux Juifs une terre de refuge durant la Seconde Guerre mondiale (et même dès les années 1930, notamment à Shanghai). C’est dans le sillage de la présence britannique, bientôt suivie d’un afflux de réfugiés d’Europe de l’Est, que Shanghai, principalement, reçut une vague importante d’immigrés juifs. La plupart fuyaient la montée de l’antisémitisme. Ils furent une vingtaine de milliers originaires d’Autriche, de Pologne, de Russie ou de Lituanie à s’installer dans le district de Hongkou à Shanghai, jouxtant la présence japonaise.
Les autorités chinoises pratiquaient alors une politique de la main ouverte vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes que l’Europe persécutait. Malgré l’occupation japonaise de Shanghai, ces communautés surmontèrent les difficultés de la période. Elles durent d’abord leur survie à un extraordinaire réseau d’entraide et à la générosité de puissants hommes d’affaires établis dans la ville depuis plusieurs décennies. D’entre tous, Victor Sassoon (1881-1961) joua le rôle le plus important. Bien qu’issu d’une famille sépharade de Mésopotamie (Irak actuel), ses relations à travers la ville s’avérèrent d’un précieux recours pour ces familles ashkénazes ayant fui la révolution bolchévique puis le nazisme.
De simples anonymes ou de grandes personnalités comme le violoniste Alfred Wittenberg (1880-1952) ou le compositeur Wolfgang Fraenkel (1897-1983) se réfugièrent à Shanghai. Ils furent à l’origine de la formation d’un très grand nombre de musiciens au conservatoire de Shanghai parmi lesquels Tan Shuzhen (1907-2002), Li Minqiang (1936) ou Sang Tong (1923). D’autres, comme la journaliste Ruth Weiss (1908-2006), par sympathie marxiste, s’engagea aux côtés d’Agnes Smedley (1892-1950) dans la défense des communistes chinois. Elle s’établit à Shanghai où elle rencontra Song Qingling (1893-1981), la veuve du révolutionnaire Sun Yat-sen (1866-1925) – ainsi que l’écrivain Lu Xun (1881-1936). Plus radical fut le médecin Jacob Rosenfeld (1903-1952), qui rejoignit l’Armée Populaire de Libération et sauva dans le nord-ouest du pays des centaines de vies humaines. On le surnomma le général Luo. Un hôpital situé dans la province du Shandong et inauguré par l’ancien président Hu Jintao, en 2006, porte désormais son nom.
Dès la proclamation de la République populaire de Chine (1949), l’ébauche d’une relation diplomatique entre Pékin et Tel-Aviv est esquissée. En dépit des démarches de l’ambassadeur David Hacohen auprès de son homologue Yao Zhong-ming à Rangoon, capitale de la Birmanie, la guerre froide entrave la concrétisation de cette reconnaissance entre les deux États. La guerre de Corée, conjuguée aux fortes réticences de l’administration Truman, bloque les négociations. Il faudra attendre près de quatre décennies pour qu’elles reprennent enfin.
Entre-temps, la Chine de Mao Zedong entendra promouvoir une « troisième voie » contre les puissances coloniales française et britannique, mais aussi contre Israël, vigoureusement critiqué pour son intervention à Suez en 1956. L’intégration de la Chine au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU (1971) d’une part, la normalisation des relations sino-américaines (1979) de l’autre contribuent largement à un changement de cap diplomatique. En 1992, fin de la guerre froide aidant, Pékin normalise ses relations diplomatiques avec Israël. Les deux pays développeront dès lors ses relations commerciales, mais aussi des interactions dans le domaine des technologies. La Chine y perçoit une possibilité de diversifier ses partenariats technologiques, tandis qu’Israël verra l’occasion d’étendre une forme singulière de son influence en Asie.
Partenariat commercial et technologique et inquiétudes de Washington
La normalisation des relations entre Israël et la Chine a été portée par un personnage aussi discret qu’important, l’homme d’affaires Saul Eisenberg. Ce dernier opéra à un rapprochement entre Pékin et Tel-Aviv dès la fin des années 1980 et participa à initier le développement des échanges commerciaux entre les deux pays.
Dès lors, ces échanges n’ont cessé de s’amplifier : ils dépassaient 11 milliards de dollars en 2019 contre 50 millions de dollars en 1992. La Chine est actuellement le troisième partenaire commercial d’Israël (avec près de 5 milliards de dollars de biens exportés en 2019). Rapidement, dans une logique de rattrapage technologique, les intérêts chinois pour Israël vont se concentrer sur l’écosystème de l’innovation. Les échanges vont aller assez loin, au point d’inquiéter les services spéciaux israéliens mais aussi le partenaire américain.
L’enjeu est évidemment considérable pour l’avenir des relations sino-israéliennes. Plus de 1 000 entreprises israéliennes sont impliquées dans la coopération technologique avec la Chine. Les entreprises chinoises ont massivement investi en Israël dans de nombreux domaines allant des transports et des infrastructures portuaires à l’agroalimentaire ainsi que dans les télécoms, les puces ou encore le cloud.
L’aménagement des tunnels du Carmel, le développement des ports de Haïfa et d’Ashdod ou la construction du métro léger de Tel-Aviv comptent parmi les réussites chinoises les plus visibles dans l’État hébreu. Bien qu’Israël ne soit pas un partenaire officiel du projet des « Nouvelles Routes de la Soie », les autorités israéliennes ont adhéré à la Banque asiatique des Investissements pour les Infrastructures dès 2015 tandis que des start-up chinoises ont investi dans ce haut lieu de la haute technologie promu par Israël qu’est la « Silicon Wadi ».
D’après certains experts, depuis 2010, la Russie et Israël constituent les principaux exportateurs de systèmes d’armes pour des missiles balistiques destinés à la Chine. Un fait qui ne cesse d’inquiéter Le Pentagone. Déjà en l’an 2000, l’administration américaine s’était fermement opposée à l’exportation de son système Phalcon, obligeant Tel-Aviv à compenser cette interdiction par des largesses financières. Cinq ans plus tard, ce sont les drones Harpy killer que Washington interdisait à Tel-Aviv d’acheminer vers Pékin.
Dans les faits, cette coopération sino-israélienne n’a cessé de prendre de l’ampleur et tout particulièrement dans le domaine civil (par l’intermédiaire des grandes sociétés chinoises – Huawei, Alibaba… mais aussi de sociétés articulées à des provinces chinoises).
Que ce soit dans le secteur des télécommunications ou celui de l’agriculture, ces relations répondent à des besoins très réels comme les techniques d’irrigation des sols pour limiter l’assèchement et la dégradation des terres arables, un problème bien connu dans les agricultures des deux pays.
Comment ces relations vont-elles évoluer dans le contexte post-Benyamin Nétanyahou ? Elles font débat au plus haut niveau de l’État hébreu. Ainsi, Yosef Meir Cohen, directeur du Mossad (2016-2021), déclarait récemment :
« Je ne vois pas ce que les Américains veulent des Chinois. Si quelqu’un le sait, qu’on me le dise… La Chine n’est pas opposée à nous et nous ne sommes pas son ennemi. »
La stratégie du lotus
Concernant la Chine, Israël semble faire preuve d’un solide pragmatisme. Après tout, le gouvernement israélien sait que Pékin entretient des relations étroites avec l’Iran, ennemi juré de l’État hébreu. La signature d’accords entre Téhéran et Pékin confirme les choix stratégiques d’Israël au Moyen-Orient : recomposition des relations (affichées ou plus discrètes dans le cadre des Accords d’Abraham), rapprochement avec l’Azerbaïdjan (et la Turquie) et maintien de la relation spéciale avec Washington, tout en entretenant des rapports étroits avec la Russie et l’Inde. Israël sait aussi que l’Arabie saoudite a opéré un rapprochement important avec la Chine et que Riyad n’est pas insensible au sort des Palestiniens…
Côté chinois, la volonté d’établir des relations de proximité avec des partenaires proches des États-Unis, que ce soit Israël ou la Turquie, s’apparente fort à la « stratégie du lotus ». Cette parabole, pour les disciples de Sun Zi, désigne la capacité d’un chef de guerre avisé à positionner ses troupes d’élite au cœur même du dispositif adverse, là où l’ennemi est vulnérable par orgueil, et de les faire éclore, tels les pétales de la fleur de lotus, pour le submerger et sanctuariser ainsi les zones convoitées. L’évincement de Huawei et de la 5G du marché israélien il y a quelques mois serait-il déjà le signe toutefois d’un revirement ? Paradoxalement, et plus que jamais, la relation sino-israélienne semble dépendre chaque jour davantage des tensions entre les deux puissances rivales du siècle.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.