Marianne Péron-Doise, Sciences Po
Vue d’Europe, l’annulation par l’Australie de la commande de douze sous-marins à propulsion diesel-électrique construits en partenariat avec l’industriel français Naval Group, suivie de l’annonce de l’acquisition de huit unités américano-britanniques à propulsion nucléaire fait débat, voire suscite le scandale. L’analyse des orientations stratégiques des protagonistes, de leur vision de l’Indo-Pacifique et de la place qu’y tient la Chine fournit quelques éléments d’explication.
Un partenariat de sécurité nouveau, l’AUKUS, rassemblant les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni, vient d’apparaître, avec l’objectif d’une coopération industrielle, militaire et technologique renforcée, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle et du cyber afin de faire contrepoids à l’expansion multidimensionnelle de la Chine dans l’Indo-Pacifique. La marginalisation délibérée de la France dessine les contours d’une stratégie exclusivement américaine de l’Indo-Pacifique, compris comme un espace de containment de la puissance chinoise.
Cette « sécuritisation » du concept d’Indo-Pacifique affaiblit la diplomatie coopérative et les partenariats alternatifs proposés tant par la France que par l’Union européenne qui, au lendemain de l’annonce de l’AUKUS, rendait publique sa Stratégie de Coopération pour l’Indo-Pacifique.
La naissance de l’AUKUS projette une image troublante : celle d’une alliance élitiste, occidentale et nucléaire dans laquelle une grande partie des États littoraux d’Asie du Sud-Est et d’Océanie ne se reconnaîtront pas. Plus encore, elle traduit une hubris américaine sur laquelle il convient de s’interroger.
L’Australie en quête d’une réassurance de sécurité américaine
Sous l’angle stratégique, la décision du gouvernement Morrison de se doter de plates-formes sous-marines plus performantes en termes de discrétion, de vitesse et d’endurance à la mer peut s’expliquer.
Les relations avec la Chine se sont notoirement dégradées ces deux dernières années. Mais au-delà de la protection des approches maritimes de l’île, ces futurs sous-marins sont dimensionnés pour des missions de dissuasion et de recueil de renseignements loin des côtes nationales et de l’Océanie.
Des patrouilles en mer de Chine du Sud et probablement dans le détroit de Taïwan sont également envisageables, ce qu’escompte sans doute le commandement américain. Sa stratégie semble en effet d’essayer de contenir la présence navale chinoise dans la première chaîne d’îles, c’est-à-dire du Japon aux côtes indonésiennes, en incluant Taïwan.
Même à propulsion nucléaire, ce qui aurait été techniquement réalisable, le Barracuda français ne pouvait apporter la garantie de sécurité traditionnelle octroyée par le grand frère américain à Canberra dont le parapluie nucléaire. Or, depuis la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, l’Australie est restée alignée sur les options stratégiques des États-Unis.
Le choix par Canberra d’un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) américain permettrait aux États-Unis de disposer d’une flotte de submersibles puissants, interopérables, équipés de missiles de croisière Tomahawk, à laquelle s’ajouteraient les moyens britanniques. Cela renforcerait considérablement la posture de dissuasion américaine face à la Chine, avec des capacités de frappe en profondeur supplémentaires. Les futurs SNA australiens pourraient également assurer des fonctions d’escorte et de protection lors de déploiements de groupes de combat américains.
Or, non seulement la France ne peut offrir cette garantie diplomatico-militaire américaine, mais elle propose une « troisième voie » à la région afin d’échapper au poids déstabilisant de la compétition sans merci que se livrent les États-Unis et la Chine – une troisième voie qui n’était pas acceptable pour Joe Biden. Elle est donc écartée d’emblée de la constitution de cette coalition de démocraties maritimes à laquelle sa qualité d’alliée transatlantique lui donnait pourtant un accès incontestable.
L’organisation d’une dissuasion maritime intégrée contre la Chine
Du point de vue américain, ce nouveau partenariat comble une vulnérabilité géopolitique. Depuis les années 1980, l’ANZUS (Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis), le système d’alliance mis en place par les États-Unis en 1951 pour contenir l’expansion communiste en Asie, était inactif, en raison de la posture antinucléaire de la Nouvelle-Zélande.
Pour autant, l’accord Five Eyes, issu de la Seconde Guerre mondiale et désignant l’alliance des cinq services de renseignement des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande, avait continué à fonctionner. Les échanges s’étaient intensifiés avec la lutte contre le terrorisme et désormais dans le suivi des activités de la Chine.
Des accords entre Canberra et Washington ont structuré la relation de défense bilatérale. Le « Force Posture Agreement », FPA, signé en 2015, prévoit un soutien logistique mutuel entre les deux armées, dont le positionnement d’équipements et la rotation annuelle de jusqu’à 2 500 marines américains à Darwin. Il vient d’être renforcé par la mise en place, dans la foulée de l’AUKUS, de la Enhanced Force Posture Initiative qui parachève cette intégration logistique.
L’administration Biden a relancé le QUAD, ce dialogue de sécurité créé en 2007 rassemblant quatre puissances maritimes indopacifiques (les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde). En deux réunions qu’il a lui-même présidées face à ses homologues, une en mars et l’autre en septembre 2021, Joe Biden a défini une feuille de route destinée à fournir une alternative au projet chinois de BRI, Belt and Road Initiative, en mettant l’accent sur des problématiques de sécurité élargie : production de vaccins, changement climatique, construction d’infrastructures, autonomie des chaînes d’approvisionnement, cybersécurité.
Ces thématiques sont très présentes dans la stratégie indopacifique européenne. Or, la France ne fait pas formellement partie du QUAD, ni même du format QUAD plus – un mécanisme complémentaire destiné à en élargir le réseau de partenaires – bien qu’elle participe activement à de nombreux exercices d’entraînement navals avec ses membres.
L’AUKUS marque l’ambition renouvelée des États-Unis dans le Pacifique avec la concrétisation du pivot vers l’Asie, ce redéploiement militaire et politique amorcé par la présidence Obama. L’actuelle administration y apporte le concept de dissuasion intégrée, c’est-à-dire la mise en réseau d’alliés, de partenariats et de capacités, et devrait par ailleurs diffuser une nouvelle stratégie pour l’Indo-Pacifique. Ce virage vers le « tout militaire » ne manquera pas de faire réagir, voire surréagir la Chine mais aussi l’Iran ou la Russie.
La marginalisation des approches indopacifiques française et européenne
Dans ce contexte de reprise en main américaine, la relégation française était prévisible. La France paie ici une revendication d’autonomie stratégique qui ne fait pas sens aux yeux de Washington, dont la priorité est de rééquilibrer le plus rapidement la balance des forces en présence dans l’Indo-Pacifique. Le fait qu’elle n’ait pas été associée à l’évolution de l’appréciation des besoins stratégiques de l’Australie, avec laquelle pourtant son partenariat se renforçait, en dit long sur l’alignement américain de Canberra, qui n’en demeure pas moins, pour Paris, un voisin avec qui la coopération reste inévitable.
La France est en effet un pays riverain de l’Indo-Pacifique et possède des intérêts stratégiques à défendre du fait de sa présence dans les bassins indien et océanien de la région. Elle y dispose d’une vaste Zone économique exclusive (ZEE) à contrôler et est elle-même confrontée à des menaces – trafics, pêche illégale, atteintes à la biodiversité, changement climatique – qui affectent ses voisins insulaires dans le sud de l’océan Indien et l’Océanie. Les opérations d’influence et la politique d’investissements chinoises dans l’ensemble du Pacifique préoccupent autant Paris que Canberra et Washington.
Les ambitions de puissance régionale de la France s’adossaient précisément à des partenariats avec des acteurs clés de la région, dont l’Inde, l’Australie et le Japon. Ce dernier, qu’inquiète l’agressivité des revendications maritimes chinoises, a d’ailleurs plutôt favorablement accueilli l’AUKUS.
Dès 2012, lors du forum du Shangri La sur la sécurité en Asie, la France évoquait déjà les défis stratégiques communs de la région, dont la sécurité maritime, point majeur de ses interventions suivantes. En 2016, soulignant l’importance d’y défendre le droit de la mer, elle s’était engagée à des déploiements réguliers de sa marine dans la région en proposant des patrouilles coordonnées des forces navales européennes afin d’y maintenir une présence visible et d’y entretenir l’usage approprié de la liberté de navigation.
L’AUKUS, et ce qu’il implique de conséquences stratégiques et militaires, affecte la France mais aussi l’UE. La France, seul pays membre de l’Union présent en Indo-Pacifique avait réussi à convaincre l’Allemagne, les Pays-Bas et d’autres États membres d’adopter une approche coordonnée vis-à-vis de cet espace maritime dont la stabilité est vitale pour la prospérité de l’Europe.
La création de l’AUKUS au moment où l’UE rend publique une approche de l’Indo-Pacifique basée sur la coopération, les partenariats et la recherche d’un dialogue politique avec la Chine met crûment en relief les divergences de fond entre les analyses américaines, européennes et françaises.
Plus encore, l’UE, en se présentant comme une puissance stabilisatrice, est jugée velléitaire par une administration américaine qui est en train de faire le tri parmi ses alliés, partenaires et soutiens. Pour Washington, elle ne constitue pas un acteur susceptible d’apporter une contribution visible à la sécurité régionale en dépit de certaines initiatives de renforcement des capacités maritimes littorales.
Autrement dit, l’Union est disqualifiée, si ce n’est exclue, au moment où, poussée par la France, elle cherche à conceptualiser son approche géopolitique globale et à se positionner comme une puissance stratégique, notamment dans le secteur de la sécurité maritime. Confrontée à l’obsession anti-chinoise de Joe Biden, la présidence française de l’UE prévue en 2022 s’annonce complexe.
Marianne Péron-Doise, Chercheur Asie du Nord et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.