Le déploiement des forces collectives de maintien de la paix au Kazakhstan : le baptême du feu de l’Organisation du traité de la sécurité collective (2/2)

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Vladimir Poutine et Kasym-Jomart Tokaïev lors des négociations russo-kazakhstanaises, Moscou, avril 2019. Crédit photo : Kremlin.

ThucyBlog n° 189 – Le déploiement des forces collectives de maintien de la paix au Kazakhstan : le baptême du feu de l’Organisation du traité de la sécurité collective (2/2).

Par Aleksandra Bolonina, le 7 février 2022 

Lire le début (Partie 1/2)

Le déploiement des forces collectives de l’OTSC au Kazakhstan : mission accomplie, mais laquelle ?

Par contraste avec l’inaction dont elle a fait preuve jusque-là, l’implication de l’OTSC au Kazakhstan impressionne autant par la rapidité de sa mise en œuvre que par brièveté. Quelques heures seulement ont suffi pour que la décision d’intervenir soit prise le 6 janvier suite à la demande formulée la veille par le président kazakhstanais Kasym-Jomart Tokaïev. D’après lui, la nécessité d’activer le mécanisme de l’OTSC était conditionnée avant tout par la présence de « bandes terroristes » formées à l’étranger. La référence faite à une « menace extérieure » et a fortiori à une « menace terroriste » (danger ultime) était censée légitimer l’appel à l’OTSC et son intervention. Ironie du sort, c’est Nikol Pachinyan, assumant la présidence tournante du Conseil de la sécurité collective qui a fait la déclaration sur le déploiement des forces de maintien de la paix au Kazakhstan, débuté le lendemain même. Cependant, cet engagement militaire a soulevé plusieurs questions.

Premièrement, la présentation des manifestations et des émeutes comme des actes commis par des « bandes terroristes » semble négliger la réalité complexe des événements. Pour rappel, la vague des manifestations a eu comme point de départ la ville de Janaozen, une ville de l’oblast de Manguistao à l’ouest du Kazakhstan, principale région productrice de gaz naturel. Le mécontentement populaire avait été provoqué par l’augmentation du prix du gaz de pétrole liquéfié (GPL), lequel a quasiment doublé au 1 janvier, sachant que la majorité des habitants utilisent le GPL pour se déplacer. Ce n’était pas la première fois que Janaozen est devenue la scène des protestations de masse. On pense notamment à la répression brutale des manifestations de 2011 quand les employés de l’industrie pétrolière ont demandé des augmentations de salaires et l’amélioration de leurs conditions de travail, provoquant un traumatisme majeur chez la population. Pour éviter la répétition de ce scénario, les autorités gouvernementales ont cette fois-ci répondu à certaines demandes des manifestants en obligeant les compagnies pétrolières à baisser les prix du GPL. Or, la vague de colère s’est rapidement étendue à d’autres villes, se dirigeant désormais contre le gouvernement et le régime politique corrompus, mais aussi contre Noursoultan Nazarbaïev, l’ancien président alors actif dans l’ombre de son successeur désigné Tokaïev. Ainsi, les demandes économiques et sociales sont rapidement devenues politiques, alors que la violence s’est accrue comme en attestent de nombreuses vidéos partagées sur les réseaux sociaux. Toutefois, c’est à Almaty que la situation était à la fois la plus critique et la moins claire, puisque selon divers témoignages, la ville aurait été abandonnée par les forces de l’ordre et serait tombée momentanément sous le contrôle de bandes de maraudeurs. Emerge alors l’hypothèse d’un coup d’Etat dirigé contre le président Tokaïev par certains membres du « clan Nazarbaïev », idée confirmée par le caractère visiblement orchestré d’une partie des actes de violence à Almaty mais aussi par une série d’arrestations visant l’entourage de Nazarbaïev, notamment celle de Karim Masimov, l’ex-chef du Comité de la sécurité nationale (KNB). De même, après avoir disparu pendant presqu’un mois, Noursoultan Nazarbaïev n’a réémergé dans l’espace médiatique que pour se déclarer comme « retraité » politique.

Si Kasym-Jomart Tokaïev semble aujourd’hui sortir gagnant de cette crise politique, il doit encore faire face à des problèmes sociaux et économiques importants. Ainsi dans un entretien paru le 29 janvier, il a reconnu que les manifestations initiales étaient « pacifiques » et a proclamé comme sa mission la « transformation politique de la société et les réformes économiques ». Nous pouvons dès lors constater que les événements ayant eu lieu au Kazakhstan au début de l’année 2022 peuvent difficilement être tous mis sur le même plan et, à plus forte raison, qualifiés d’« actes terroristes » venant de l’étranger. Ce sont les piliers même du régime politique corrompu et néopatrimonial dans le contexte d’une de facto dyarchie du pouvoir qui ont posé les bases de cette irruption de violence tenant en échec l’idée de la transition politique pacifique « à la kazakhstanaise ». Dans ce contexte, le déploiement des forces de l’OTSC se présente davantage comme une opération de sauvetage du régime politique en place (tout en épargnant Nazarbaïev) plus qu’une riposte à une menace extérieure.

De surcroît, la nécessité objective de l’engagement des forces de l’OTSC peut également être interrogée. En effet, leur déploiement débuté le 7 janvier a eu pour objectif principal la garde des sites stratégiques, y compris les aéroports et les édifices gouvernementaux tandis que la répression des « bandes » criminelles a été effectuée par les forces de l’ordre locales. De ce fait, il semble que sur le plan opérationnel la présence des troupes de l’OTSC n’était pas indispensable alors que son engagement visait à remplir une fonction davantage symbolique. Dans cette optique, l’Etat kazakhstanais et surtout le président Tokaïev et ses partisans ont pu transmettre un message adressé à leurs adversaires politiques à l’intérieur du pays, tout en démontrant qu’ils bénéficient du soutien politique de la Russie. De même, pour la Russie l’activation de ce mécanisme a constitué une opportunité de marquer l’efficacité et la pertinence de l’OTSC, mais aussi de renforcer son image de principal garant de la sécurité dans son voisinage immédiat mais non pas uniquement. Après le retrait des forces armées américaines de l’Afghanistan en été 2021, l’engagement militaire de l’OTSC prend une importance toute particulière et sert potentiellement de démonstration de ses capacités du déploiement rapide en temps de crise.

Le retrait de l’OTSC aussi bienvenu que son déploiement

Toutefois, la présence de l’OTSC s’est terminée aussi rapidement qu’elle a été décidée. Le 11 janvier, le président Tokaïev a déclaré que la mission des forces de l’OTSC avait été accomplie et que la situation dans le pays avait été stabilisée. Réitérant la gravité de « l’agression armée du terrorisme international contre le pays », Tokaïev a souligné dans son annonce que sans le soutien de l’OTSC, le contrôle sur la ville d’Almaty aurait pu être perdu.

Force est de constater que si l’activation de ce mécanisme de défense a apporté des gains au gouvernement du Kazakhstan comme à la Russie, les deux parties se sont toutefois précipitées à y mettre un terme. En effet, la présence de soldats russes sur le territoire kazakhstanais implique des risques tangibles pour les deux gouvernements.

D’une part, elle nuit à l’image internationale du Kazakhstan, en remettant en cause sa souveraineté – et cela peu après les célébrations du 30e anniversaire de son indépendance le 16 décembre 2021, ainsi que sa capacité à mener une politique multivectorielle. Cette stratégie en matière de politique étrangère orientée vers la diversification des partenariats extérieurs est adoptée par la majorité des Etats d’Asie centrale, qui essaient tant bien que mal de contrebalancer les intérêts locaux des puissances extérieures. Ainsi, le Kazakhstan avait jusqu’alors réussi à développer un réseau de coopération avec de multiples acteurs extérieurs, lui assurant une marge de manœuvre assez large en matière de politique extérieure. Dans cette perspective, l’implication de la Russie par le biais de l’OTSC dans la résolution de cette crise intérieure ne fait à l’inverse qu’accentuer la dépendance du Kazakhstan et semble rendre président Tokaïev personnellement redevable envers celle-ci.

De l’autre, la présence militaire russe, en particulier dans le contexte où le conflit larvé dans l’est de l’Ukraine n’est toujours pas résolu, est pour le moins mal perçue par la population kazakhstanaise. Cette désapprobation s’explique non seulement par sa perception potentielle comme une « occupation » mais aussi par le fait que le soutien est octroyé au régime politique, lui-même vu comme répressif et corrompu (rappelons ici que l’OTSC n’est pas intervenue lors des manifestations en Biélorussie en été 2020, violemment réprimées sur l’ordre du président Loukachenko).

Dans le cas du Kazakhstan, ce sont les prochains pas du président Tokaïev qui seront décisifs : si le discours de la présence d’une « menace extérieure », qu’on a également entendu ces derniers temps en Russie et en Biélorussie, persiste et est utilisé pour discréditer la demande populaire de réformes économiques et politiques, il est judicieux de présumer que la crise politique actuelle ne sera que la première d’une série de contestations. La capacité du président Tokaïev de rester au pouvoir reposera donc en partie sur sa capacité à réformer le système politique actuel et à réviser le contrat social, conçu actuellement au profit des élites politiques et de leurs proches. Cependant, il devrait également rassurer la population de sa capacité à garder les distances avec Moscou et à agir indépendamment, tâche particulièrement délicate après l’intervention de l’OTSC sur son territoire. C’est ainsi que dans son entretien du 29 janvier il a affirmé, s’exprimant en russe, ne pas avoir conclu un quelconque arrangement avec Vladimir Poutine. « Aucune condition préalable n’avait été posée », selon lui. Si on ne peut que s’interroger sur la sincérité de ces propos, on peut toutefois constater que président Tokaïev ressent bien la nécessité de réaffirmer sa légitimité auprès du peuple kazakhstanais mais aussi la souveraineté de l’Etat, maintenue avec succès depuis la chute de l’URSS par le régime politique en place.

Une interrogation plus large porte sur l’avenir de l’OTSC et sur le rôle qui lui est envisagé par la Russie dans un contexte inquiétant au sein de l’espace « post-post-soviétique ». Premièrement, on observe une fragilisation des régimes autoritaires qui les pousse soit à se réinventer (Ukraine, Arménie) ou à se durcir et se consolider (Biélorussie, Russie). Deuxièmement, c’est aussi la confrontation entre la Russie et les Etats-Unis qui prend un nouveau virage, enchevêtrant ainsi les problématiques d’opposition entre démocratie et autoritarisme et celle entre l’Occident d’une part et la Russie autour de leurs « zones d’influence » dans la région. Au moment où les tensions montent sur la frontière russo-ukrainienne et que le risque d’une nouvelle guerre plane sur l’Europe, on s’interroge sur le développement futur et sur le rôle des mécanismes de sécurité collective, dont l’OTSC. Dans cette situation complexe, l’OTSC se contenterait-elle d’assurer un rôle purement sécuritaire, celui d’un mécanisme de défense face à des situations de crise, et à répondre ainsi à un réel besoin de terrain ou bien deviendrait-elle un outil du maintien au pouvoir des élites politiques solidaires entre elles sous prétexte de la « sauvegarde de la stabilité socio-politique » ? De même, le fait qu’aucun Etat-membre n’ait reconnu la Crimée comme appartenant à la Russie et ne s’implique dans ses aventures politiques et militaires dans l’est de l’Ukraine, permet d’espérer que l’OTSC restera à l’écart de l’affrontement actuel entre la Russie et les Etats-Unis. Cependant, la question se pose de savoir si le caractère multilatéral de l’OTSC va servir à contrebalancer la Russie ou bien si l’association des acteurs multiples, ayant de bonnes relations avec les pays occidentaux, va être destinée à légitimer ses actions extérieures. La réponse à ces questions passe par l’observation de près de l’évolution politique de la situation intérieure de la Russie et des Etats de son voisinage immédiat, mais aussi du développement de leurs rapports avec les pays occidentaux.

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