Conflit en Ukraine Quel rôle pour la justice pénale internationale 2/2

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Par le Pôle Justice pénale internationale du Centre Thucydide (Sandrine de Sena, Andréa Feuillâtre, Insaf Rezagui, Johann Soufi et Marie Wilmet)

Source: thucyblog n°208

Le crime d’agression, qui avait pourtant été pensé dès l’adoption du Statut de Rome en 1998, a fait son entrée tardive dans la sphère internationale pénale. On se souvient des crimes contre la paix, faisant référence à la guerre d’agression, qui faisaient partie de la compétence du Tribunal militaire international de Nuremberg.

C’est en décembre 2017 que l’Assemblée des Etats parties, réunie à New York, décidait d’« activer » la compétence de la Cour pour ce crime à partir du 17 juillet 2018. Cela, 20 ans après l’adoption du Statut, soit à la suite de la Conférence de révision de Kampala qui avait eu lieu en 2010. C’est à ce moment-là que les Etats parties avaient « débloqué » la situation laissée en suspens à Rome. Dans la pratique, le crime d’agression est reconnu comme étant « le crime des crimes », ce dernier étant, finalement, au cœur des autres crimes pour lesquels la Cour a compétence.

C’est vers l’article 8 bis qu’il faut se tourner pour une définition de ce crime, et vers les articles 15 bis et 15 ter pour sa mise en œuvre. Le crime d’agression est composé de cinq éléments. Trois impliquent le comportement de l’individu et deux celui de l’Etat. Celui de l’individu se caractérise de trois manières. Un acte d’agression doit avoir été planifié, préparé, initié ou exécuté, par une personne qui était « effectivement en mesure d’exercer un contrôle ou de diriger l’action politique ou militaire d’un Etat »[1] et qui possédait la mens rea nécessaire. Le comportement de l’Etat exige, quant à lui, un acte d’agression. Ce dernier est défini par l’article 8 bis-2 comme étant « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies ».

Il y a trois manières pour la CPI d’exercer sa compétence. Soit un Etat partie défère une situation à la Cour, soit le Procureur ouvre une enquête de sa propre initiative, soit le Conseil de sécurité de l’ONU renvoie la situation. Sauf dans ce dernier cas, les Etats non parties sont exclus — en ce qu’il s’agit uniquement du crime d’agression — de la compétence de la Cour, qu’ils soient « agresseur » ou « victime » (voy. article 15 bis-5). La question des « acteurs » susceptibles d’être concernés par la compétence de la Cour pour ce crime a fait l’objet de nombreux débats. En toute hypothèse, il est clair aujourd’hui, et a contrario des autres crimes pour lesquels la Cour a compétence, que même si celui-ci intervient sur le territoire d’un Etat partie, le crime d’agression ne permet pas de poursuivre un accusé dont la nationalité est rattachée à un Etat qui n’aurait pas ratifié le Statut de Rome. Mais pas seulement. Rappelons que la résolution de l’AEP, adoptée par consensus le 15 décembre 2017, prévoit que les amendements au Statut concernant le crime d’agression entrent en vigueur pour les Etats parties qui ont accepté les amendements. La Russie n’est pas partie au Statut et si cette dernière l’avait été, encore aurait-il fallu qu’elle ait accueilli favorablement les amendements. Bien que la situation en Ukraine constitue, sans que le doute ne soit permis, un acte d’agression, force est de constater que le Procureur, s’il souhaite enquêter sur les crimes perpétrés, devra davantage se tourner vers le crime de guerre.

De la nécessité d’un Tribunal ad hoc pour juger le crime d’agression ?

Dans le milieu politique, diplomatique et juridique occidental, plusieurs voix appellent à la création d’une juridiction internationale d’exception pour compléter les actions en cours devant la CPI et la Cour internationale de Justice (CIJ). Ainsi, dans une déclaration commune relayée par plusieurs journaux internationaux dont Le Monde, des personnalités telles que l’ancien Premier ministre britannique Gordon Brown, les professeurs Philippe Sands et Jean-Marc Thouvenin ou les anciens Procureurs Benjamin Ferencz et Richard Goldstone se sont prononcés en faveur de la création d’un « Tribunal pénal spécial pour juger le crime d’agression commis contre l’Ukraine ». Cet appel a fait l’objet du soutien de plusieurs personnalités publiques, notamment des « Global Elders ». Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a formulé une demande similaire.

Si les modalités de création (par un traité international ou par l’Assemblée générale des Nations Unies) et les bases juridiques de ce tribunal demeurent floues, ses partisans souhaitent qu’il soit « habilité à poursuivre et à juger les principaux auteurs du crime d’agression et tous ceux ayant contribué à son exécution, y compris ceux ayant fourni les fonds, les conseils juridiques et le soutien opérationnel pour le mettre en œuvre ». Selon eux, la création d’une telle juridiction serait le seul moyen de dépasser le régime dérogatoire de l’article 15 bis du Statut de Rome concernant le crime d’agression et les difficultés pratiques, politiques et juridiques de poursuites nationales au titre de la compétence universelle (notamment les immunités fonctionnelles des gouvernants et diplomates russes devant les juridictions étrangères). Elle permettrait également d’affirmer solennellement la prohibition du recours à la force contre un autre État en dehors du cadre prévu par la Charte des Nations Unies.

Toutefois, au-delà des préoccupations traditionnelles sur la légitimité et la sélectivité d’une telle juridiction d’exception (pourquoi l’agression de la Russie en Ukraine et pas celle des États-Unis en Irak, pourquoi les crimes en Ukraine et pas ceux en Syrie, au Yémen ou en Palestine ?),  d’autres considérations plus pratiques et juridiques soulèvent le débat. On peut ainsi s’interroger sur l’intérêt d’un tribunal qui serait incapable de mener une quelconque opération (enquête ou arrestation) sur le territoire russe ou dans la partie occupée de l’Ukraine. Une possibilité serait d’instaurer un procès par défaut, sur le modèle du Tribunal Spécial pour le Liban, comme le plaide l’ancien chef du Bureau de la Défense de ce Tribunal, François Roux. Néanmoins, comme l’a montré l’expérience du Tribunal, une telle procédure serait forcément longue, coûteuse et à la portée limitée. Par ailleurs, si Vladimir Poutine venait à tomber, il pourrait alors faire l’objet d’un procès en Russie, en cohérence avec l’esprit du Statut de Rome et le principe de complémentarité (Voir notamment des réserves sur ce projet ici ou ).

La CPI et l’Ukraine : processus de légitimation ou instrumentalisation politique ?

Depuis le début de la guerre, l’Ukraine déploie des moyens militaires, diplomatiques et politiques importants pour répondre à l’invasion de son territoire par l’armée Russe. En parallèle de ces manœuvres, elle recourt également aux instruments du droit international, moins pour obtenir la fin des opérations militaires de la Russie que pour l’isoler davantage sur la scène internationale. L’Ukraine mène ainsi une guerre juridique, ou Lawfare, en parallèle d’une guerre conventionnelle contre son voisin Russe.

La CPI se trouve, avec la Cour Internationale de Justice, au cœur de cette stratégie. Pour l’accompagner dans son entreprise, l’Ukraine peut compter sur le soutien de nombreux pays, notamment occidentaux, qui pour la première fois dans l’histoire de la CPI, ont massivement soutenu une « plainte » à l’encontre d’un autre État et se sont engagés à mettre à disposition du Bureau du Procureur des ressources supplémentaires. Ces démarches font également du nouveau Procureur de la Cour, Karim Khan, un acteur clé du conflit, dont les mots et les actes sont scrutés et relayés.

Cet intérêt soudain pour la Cour et ses enquêtes doit être accueilli de manière positive. Il renforce indiscutablement sa légitimité et son poids sur la scène internationale. Il doit également être pris avec précaution, tant il révèle les risques d’instrumentalisation de la Cour à des fins politiques. Il faut, à cet égard, se rappeler que les États-Unis, qui appellent aujourd’hui à soutenir le Procureur de la Cour, avaient sanctionné il y a peine un an son prédécesseur pour son enquête sur les crimes commis en Afghanistan… Il reviendra au Procureur de la CPI de démontrer, dans la situation en Ukraine comme dans les autres situations, son indépendance et son impartialité. La crédibilité de son Bureau et de la Cour en dépend.

[1] Article 8 bis-1 du Statut de Rome.

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