Un débat pour ou contre la République

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ThucyBlog n° 236 – Un débat pour ou contre la République.

Crédit photo : Museum of Modern Art, New York.

Par ThucyBlog, le 3 août 2022

Anatole France (1844-1924) est un auteur que l’on ne lit plus guère, en dépit de son grand intérêt littéraire, politique et sociologique. Il a pourtant une très grande vogue à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Il est l’un des modèles de Bergotte, l’écrivain admiré par Marcel Proust pour ses qualités de styliste et l’atticisme de son esprit. Erudit, sceptique, il n’en a pas moins été aussi un homme de convictions, dreyfusard, républicain, qui a terminé sa vie en soutien du parti communiste naissant après le Congrès de Tours (1920). Dans les quatre volumes qui constituent L’histoire contemporaineL’Orme du Mail (1897)Le Mannequin d’osier (1897)L’Anneau d’améthyste (1899) et M. Bergeret à Paris (1901), il décrit les mœurs politiques et sociales de son temps, et notamment, avec faveur, le combat anticlérical ou antiboulangiste de l’époque. M. Bergeret, universitaire en province puis à la Sorbonne, est son double. Le scepticisme profond d’Anatole France ne l’empêche pas d’avoir des convictions fortes. L’auteur qui est, à la fin de sa vie, honni et insulté par les Surréalistes a aussi écrit Les Dieux ont soif, roman qui évoque les excès arbitraires et sanglants de la Terreur révolutionnaire.

Dans cette quadrilogie, qui ne se départit jamais d’un humour efficace et discret, il prend le contrepied des écrits contemporains de Maurice Barrès, auteur contemporain, clérical et nationaliste, boulangiste, antidreyfusard. Cette œuvre est un peu le contrepoint et la critique du Roman de l’énergie nationale, composé de trois volets, Les Déracinés, l’Appel au soldat, Leurs figures, manifestes anti-républicains et réactionnaires. Ses adversaires politiques, et par exemple Léon Blum, ne cachaient pas leur admiration pour les qualités littéraires de Barrès. Il est lui aussi tombé dans un oubli profond. Leurs textes croisés méritent mieux, et il faut leur souhaiter de sortir du purgatoire.

L’extrait qui suit présente un dialogue entre l’abbé Lantaigne, prêtre honnête et convaincu et M. Bergeret a propos de la République. Une caractéristique d’Anatole France, qui pourrait rapprocher de lui Albert Thibaudet, est de ne pas caricaturer ses adversaires, de leur laisser la parole et d’exposer leur argumentation – ce qui ne l’empêche pas d’exprimer ses choix.

L’Orme du Mail, XIII
par Anatole France (1844 – 1924)

M. LANTAIGNE : « Fût-elle respectueuse de la religion et de ses ministres, je haïrais encore la République. »

M. BERGERET : « Pourquoi ? »

M. LANTAIGNE : « Parce qu’elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise. »

M. BERGERET : « Je ne vous entends pas bien, monsieur l’abbé. »

M. LANTAIGNE : « Cela tient à ce que vous n’avez pas l’esprit théologique. Autrefois les laïques eux-mêmes en recevaient quelque empreinte. Leurs cahiers de collège, qu’ils conservaient, leur fournissaient les éléments de philosophie. Cela est vrai principalement pour les hommes du XVIIe siècle. Alors tous ceux qui avaient des lettres savaient raisonner, même les poètes. C’est la doctrine du Port-Royal qui soutient la Phèdre de Racine. Mais aujourd’hui que la théologie est retirée dans les séminaires personne ne sait plus raisonner, et les gens du monde sont presque aussi sots que les poètes et les savants. M. de Terremondre ne me disait-il pas hier, croyant bien dire, que l’Eglise et l’Etat doivent se faire des concessions réciproques ? On ne sait plus, on ne pense plus. De vaines paroles se croisent dans l’air. Nous sommes à Babel. Vous, monsieur Bergeret, vous avez pratiqué Voltaire beaucoup plus que saint Thomas. »

[…]

« La diversité est détestable. Le caractère du mal est d’être divers. Ce caractère est manifestement dans le gouvernement de la République, qui plus qu’aucune autre s’éloigne de l’unité. Il lui manque, avec l’unité, l’indépendance, la permanence et la puissance. Il lui manque la connaissance, et l’on peut dire de lui qu’il ne sait ce qu’il fait. Bien qu’il dure pour notre châtiment, il n’a pas la durée. Car l’idée de durée implique celle d’identité, et la République n’est jamais un jour ce qu’elle était la veille. Sa laideur même et ses vices ne lui appartiennent pas, vous avez vu qu’elle n’en était point déshonorée. Des hontes et des scandales qui eussent ruiné le plus puissant empire l’ont recouverte sans dommage. Elle n’est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal. »

M. BERGERET : « Parlez-vous de la République en général, ou seulement de la nôtre ? »

M. LANTAIGNE : « Évidemment, je ne considère ni la République romaine, ni la batave, ni l’helvétique, mais seulement la française. Car ces gouvernements n’ont en commun que le nom, et vous ne croirez pas que je les juge sur le mot dont on les nomme, ni même sur ce qu’ils semblent opposés les uns comme les autres à la monarchie, opposition qui n’est pas condamnable en soi ; mais la République en France n’est qu’ un manque de prince et un défaut d’autorité. Et ce peuple était trop vieux lors de l’amputation pour ne pas craindre qu’il n’en meure. »

[…]

« Depuis un siècle, la France, blessée à mort, traîne dans des alternatives de fureur et d’abattement un reste misérable de vie. Et ne croyez pas que je flatte le temps passé ni que je suspende mes regrets aux images trompeuses d’un âge d’or qui ne fut jamais. La condition des peuples m’est connue. Leurs heures sont marquées par des périls, leurs jours par des malheurs. Et il est juste et nécessaire qu’il en soit ainsi. Leur vie, comme celle des hommes, si elle était exempte d’épreuves, ne se comprendrait pas. L’histoire antique de la France est pleine de crimes et d’expiations. Dieu châtia sans cesse cette nation avec zèle d’un infatigable amour, et sa bonté ne lui épargna, dans le temps des rois, aucune souffrance. Mais, étant chrétienne alors, ses maux lui étaient utiles et précieux. Elle y reconnaissait le caractère auguste du châtiment. Elle en tirait des leçons, des mérites, le salut, la force et la gloire. Maintenant ses souffrances n’ont plus de sens pour elle ; mais elle ne les comprend ni ne les consent. En subissant l’épreuve, elle s’y refuse. Et l’insensée veut être heureuse ! C’est qu’en perdant la foi en Dieu, on perd avec l’idée de l’absolu l’intelligence du relatif et jusqu’au sentiment de l’histoire. Dieu seul forme la suite logique des événements humains, qui, sans lui, ne se succèdent plus d’une manière intelligible et concevable. Et depuis cent ans l’histoire de France est une énigme pour les Français. »

[…]

« En vingt ans, quel progrès dans la décomposition ! Un chef de l’Etat dont l’impuissance est l’unique vertu et qui devient criminel dès qu’on suppose qu’il agit ou seulement qu’il pense ; des ministres soumis à un Parlement inepte, qu’on croit vénal, et dont les membres, de jour en jour plus ignares, furent choisis, formés, désignés dans les assemblées impies des francs maçons, pour faire un mal dont ils sont même incapables, et que surpassent les maux causés par leur inaction turbulente; un fonctionnarisme sans cesse accru, immense, avide, malfaisant, en qui la République croit s’assurer une clientèle et qu’elle nourrit pour sa ruine; une magistrature recrutée sans règle ni équité, et trop souvent sollicitée par le gouvernement pour n’être pas suspecte de complaisance; une armée que pénètre sans cesse, avec la nation tout entière, l’esprit funeste d’indépendance et d’égalité, pour rejeter ensuite dans les villes et les campagnes la nation tout entière, gâtée par la caserne, impropre aux arts et aux métiers et dégoutée de tout travail; un corps enseignant qui a mission d’enseigner l’athéisme et l’immoralité; une diplomatie à qui manquent le temps et l’autorité et qui laisse le soin de notre politique extérieure et le conclusion de nos alliance aux débitants de boissons, aux demoiselles de magasins et aux journalistes; enfin tous les pouvoirs, le législatif et l’exécutif, le judiciaire, le militaire et le civil, mêlés, confondus, détruits l’un par l’autre; un règne dérisoire qui, dans sa faiblesse destructive, a donné à la société les deux plus puissants instruments de mort que l’impiété ait jamais fabriqués: le divorce et le malthusianisme. Et tous les maux dont j’ai fait une rapide revue appartiennent à la République et sortent naturellement d’elle : la République est essentiellement mauvaise. »

[…]

M. BERGERET répondit sur le ton le plus affable à M. l’abbé LANTAIGNE :

« Monsieur l’abbé, vous venez de retracer, avec une éloquence qui ne subsiste plus que sur vos lèvres, les caractères du régime démocratique. Ce régime est, peu s’en faut, tel que vous le représentez. Et c’est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’Etat, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre, et une liberté qui détruisent malheureusement les tyrannies locales. La corruption sans doute y paraît plus grande que dans les monarchies. Cela tient au nombre et à la diversité des gens qui sont portés au pouvoir. Mais cette corruption serait moins visible si le secret en était mieux gardé. Le défaut de secret et le manque de suite rendent toute entreprise impossible à la République démocratique. Mais, comme les entreprises des monarchies ont le plus souvent ruiné les peuples, je ne suis pas trop fâché de vivre sous un gouvernement incapable de grands desseins. Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c’est le sincère désir qu’elle a de ne point faire la guerre en Europe. Elle est volontiers militaire, mais point du tout belliqueuse. En considérant les chances d’une guerre, les autres gouvernements n’ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix, qui est le plus grand des biens. »

« Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher. Il ne paie point de mine : il n’est pas fastueux. Il n’est brillant ni en femmes ni en chevaux. Mais, sous une humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d’amis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est qu’il vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne s’enrichit plus. Et le régime a grand besoin d’argent. Il s’aperçoit qu’il est embarrassé. Et ses embarras sont plus grands qu’il ne croit. Ils augmentent encore. Le mal n’est pas nouveau. C’est celui dont mourut l’ancien régime. Monsieur l’abbé, je vais vous dire une grande vérité: tant que l’Etat se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant qu’il a assez des subsides que lui assurent, avec une régularité mécanique, ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré; les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité; mais dès que ce malheureux État, pressé par le besoin, fait  mine de demander de l’argent à ceux qui en ont, et de tirer des richesses quelque faible contribution, on lui fait sentir qu’il commet un odieux attentat, viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et l’industrie, et écrase les pauvres en touchant aux riches. On ne lui cache pas qu’il se déshonore. Et il tombe sous le mépris sincère des bons citoyens. Cependant la ruine vient lentement et sûrement. L’Etat touche à la rente. Il est perdu. »

« Nos ministres se moquent de nous en parlant de péril, le péril financier. La République commence à s’en apercevoir. Je la plains, je le regrettai. J’ai été nourri sous l’Empire, dans l’amour de la République. “Elle est la justice”, me disait mon père, professeur de rhétorique au lycée de Saint-Omer. Il ne la connaissait pas. Elle n’est pas la justice. Mais elle est la facilité. Monsieur l’abbé, si vous aviez l’âme moins haute, moins grave et plus accessible aux riantes pensées, je vous confierais que la République actuellement, la République de 1897, me plaît et me touche par sa modestie. Elle consent à n’être point admirée. Elle n’exige que peu de respect et renonce même à l’estime. Les êtres les plus humbles tiennent à la vie. Comme le bûcheron du fabuliste, comme l’apothicaire de Mantoue, qui surprit si fort ce jeune fou de Roméo, elle craint la mort, et c’est sa seule crainte. Elle se défie des princes et des militaires. En danger de mort, elle serait très méchante. La peur la ferait sortir de son naturel et la rendait féroce. Ce serait dommage. Mais tant qu’on n’attente point à sa vie, et qu’on n’en veut qu’à son honneur, elle est débonnaire. Un gouvernement de ce caractère m’agrée et me rassure. Tant d’autres furent impitoyables par amour-propre ! Tant d’autres assurent par des cruautés leurs droits, leur prospérité ! Tant d’autres versèrent le sang pour leur prérogative et leur majesté ! Elle n’a point d’amour-propre ; elle n’a point de majesté. Heureux défaut qui nous la garde innocente ! Pourvu qu’elle vive, elle est contente. Elle gouverne peu. Je serais tenté de l’en louer plus que de tout le reste. Et, puisqu’elle gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. Je soupçonne les hommes d’avoir, de tout temps, beaucoup exagéré les nécessités du gouvernement et les bienfaits d’un pouvoir fort. Assurément les pouvoirs forts font les peuples grands et prospères. Mais les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu’ils y renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu’on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale. Si l’on découvrait enfin l’inutilité de tout gouvernement, la république de M. Carnot aurait préparé cette appréciable découverte. Et il faudrait lui en avoir quelque reconnaissance. Toute réflexion faite, je me sens très attaché à nos institutions. »

Ainsi parla M. BERGERET, maître de conférences à la faculté de lettres.

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