Annexions russes en Ukraine : la victoire Potemkine de Vladimir Poutine

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Cyrille Bret, Sciences Po

Image – AFP.

À première vue, l’annexion illégale de quatre nouveaux territoires ukrainiens semble donner au régime russe bien des raisons de crier victoire. En effet, par cette quadruple prise de guerre que Vladimir Poutine a officialisée le 30 septembre en grande pompe, la Russie porte vers l’Ouest sa ligne de contact avec les Occidentaux ; elle divise et affaiblit durablement l’Ukraine ; elle paralyse l’opposition intérieure au nom de l’union sacrée ; et, ultime succès, elle sanctuarise ces conquêtes en les plaçant sous l’ombre de son parapluie nucléaire tout en rompant avec un Occident présenté comme « colonisateur ».

En réalité, ce triomphe officiel est un faux-semblant digne de ceux qui ont fait passer à la postérité le prince Potemkine. En 1787 le favori de Catherine II (1729-1796) avait fait édifier de véritables décors de carton-pâte le long de la route de l’impératrice lors d’un voyage de celle-ci – précisément dans les régions qui viennent d’être aujourd’hui annexées par Moscou, et qu’elle venait alors de conquérir une première fois ! – afin de donner l’illusion que ces zones étaient prospères et leurs habitants satisfaits.

L’impérialisme russe se trouvait ainsi justifié, du moins aux yeux de Catherine, protectrice de Diderot et férue des Lumières françaises. Le despotisme éclairé s’aveuglait lui-même sur son expansionnisme armé, tout comme aujourd’hui l’illusion est créée par les pseudo-référendums tenus à la va-vite dans les régions arrachées à l’Ukraine – et que la Russie ne contrôle d’ailleurs pas entièrement.

Les célébrations martiales sur la Place rouge, le discours de Vladimir Poutine et la couverture médiatique russe tentent de créer une impression de victoire. À y regarder de plus près, les limites de la scénographie sont évidentes.

Mission accomplie ?

On aime parfois à considérer, à Washington, Londres ou Paris, que l’armée russe est proche de la déroute, que la présidence Poutine est minée par la contestation intérieure et que l’effondrement stratégique est imminent. Le bilan des sept mois d’invasion de l’Ukraine est moins tranché, si on l’observe du point de vue du Kremlin : celui-ci a bel et bien réussi à atteindre certains de ses objectifs cardinaux. Prendre en compte ces succès tactiques – et, bien entendu, les défaites stratégiques – est indispensable pour comprendre le nouveau cours de la politique russe pour la décennie qui vient, et les risques qui en découlent pour l’Union européenne.

Si l’on évalue les résultats obtenus par le Kremlin à l’aune de ses propres critères, plusieurs acquis apparaissent substantiels.

De fait, l’annexion et son corollaire – un état de guerre durable avec l’Ukraine – permettent à la Russie de Poutine d’atteindre des objectifs militaires anciens et explicites. Avec cette guerre, la Russie vient de stopper la dynamique d’expansion de l’OTAN dans l’espace post-soviétique. Il s’agissait d’un fil rouge des présidences et des primatures Poutine : les adhésions à l’Alliance des anciennes démocraties populaires (Pologne, Hongrie, Roumanie, etc.) et de trois ex-Républiques socialistes soviétiques (Estonie, Lettonie et Lituanie) avaient déjà été considérées à Moscou comme autant de provocations contre la puissance russe.

Aujourd’hui, les candidatures de la Géorgie et de l’Ukraine sont devenues des casus belli. Et, à l’intérieur, Vladimir Poutine peut imposer l’idée qu’il est en guerre avec l’OTAN – conflit qu’il annonce depuis les années 2000. Avec ses formules violemment anti-occidentales du discours du 30 septembre, il rompt définitivement avec la dynamique pro-occidentale des années 1990 et consacre le divorce de son pays avec l’Europe tout entière.

Par ailleurs, ce recul illégal de la frontière russo-ukrainienne vers l’Ouest offre à la Russie un gain démographique dont elle a besoin. Surtout, il ruine durablement l’Ukraine, rend sa convergence avec l’UE bien plus difficile encore, anéantit presque l’espoir de reconstituer la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays.

En outre, du point de vue du Kremlin, cette guerre et ces annexions adressent un message à toutes les communautés russophones – et russes par distribution de passeports – qui vivent hors du territoire de la Fédération : la Russie est susceptible d’intervenir militairement là où se trouvent ces populations. Moscou se dote ainsi d’un levier de pression efficace sur les États qui abritent une communauté russophone en Baltique et en Asie centrale. Le « monde russe » théorisé par le Kremlin n’est pas qu’un nation branding : c’est un concept stratégique réel qui déstabilise l’étranger proche de la Russie.

La Russie réoriente ainsi sans retour sa posture diplomatique et géoéconomique vers l’Est : c’est l’Eurasie qui est désormais son champ d’action. La Fédération se recentrera sur l’Union économique eurasiatique dont la Biélorussie et l’Arménie sont membres pour éloigner ces États de l’orbite européenne. Elle pousse d’ailleurs la Biélorussie à engager ses troupes sur le front ukrainien. Elle renforcera également l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC). Enfin, elle renonce à sa coopération tendue avec l’UE pour se tourner presque exclusivement vers ses partenaires asiatiques au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai, au premier rang desquels la République populaire de Chine et l’Union indienne, ainsi que le Vietnam.

Le 26 septembre, Vladimir Poutine reçoit à Sotchi son homologue biélorusse, Alexandre Loukachenko. Gavriil Grigorov/AFP

Sur le plan économique, les résultats ne sont pas à négliger. En déclenchant la guerre et en annexant les régions de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson, la Russie a renforcé son statut de price maker sur les marchés de l’énergie, des minerais et des denrées agricoles.

Amplifiant l’inflation issue de la reprise consécutive à la pandémie de Covid-19, la pénurie organisée a permis à la Russie de reconstituer ses fonds souverains, ses réserves de devises et ses réserves en or. Autrement dit, ces annexions interviennent dans un contexte économique bien différent de celui de l’annexion de la Crimée en 2014 : celle-ci avait été suivie de deux années de récession due à la combinaison de la baisse des cours du pétrole et des sanctions occidentales. Si les sanctions de l’UE frappent l’économie de guerre russe, elles se portent sur un pays qui a jusqu’ici jugulé les risques d’inflation et reconstitué ses réserves financières gelées en partie.

À l’intérieur, enfin, le régime a reconnu des « erreurs » et des « difficultés ». Toutefois, ce régime est capable de tourner la fuite des réservistes mobilisables et les manifestations anti-mobilisation en avantage pour lui-même : ces mouvements serviront de justification à une reprise en main encore plus vigoureuse du corps social russe au nom de l’union sacrée, du patriotisme et de la réunification des Russes.

Plus de mille personnes ont été arrêtées pour avoir protesté contre la « mobilisation partielle » décrétée par Vladimir Poutine le 21 septembre. Ici, Moscou, le 21 septembre au soir. Alexander Nemenov/AFP

L’annexion des territoires ukrainiens à l’abri de l’arme nucléaire constitue, pour la Russie, une affirmation de son statut international. En rappelant sa force militaire, en insistant sur son statut de puissance nucléaire, en se posant comme étant en guerre avec l’OTAN, en renforçant ses liens avec les puissances asiatiques, et surtout en remettant en cause les frontières de 1991, la Fédération de Russie revendique avec fracas le rôle de chef de file de la désoccidentalisation du monde. Le président russe l’a martelé dans son discours du 30 septembre : il considère que l’Occident est la principale menace pour la Russie.

On aime souvent, en Occident, rappeler la formule du président Obama selon laquelle la Russie est une puissance régionale dangereuse non pas par sa force mais plutôt par sa faiblesse. Il faut aujourd’hui prendre conscience – sans les accepter – des succès que la Russie a obtenus de son propre point de vue. Sous-estimer ces gains nourrirait un triomphalisme béat à l’Ouest. Exactement comme surestimer le bilan stratégique de cette guerre conduirait à négliger les faiblesses réelles de la Russie – et les forces de ses adversaires.

Des succès tactiques au prix de revers stratégiques

Les résultats de la campagne d’Ukraine doivent en effet s’apprécier sur la longue durée et avec une focale large. À cette échelle, les succès sont moins évidents. Et les revers structurels, incontestables.

Concernant l’Ukraine elle-même, intégrée à l’empire au XVIIe siècle, à l’URSS en 1921 et indépendante depuis 1991, les succès tactiques russes ne doivent pas éclipser les revers stratégiques. En 2022, le but explicite de la Russie était bel et bien d’envahir l’intégralité du territoire de l’Ukraine, de remplacer son gouvernement élu et de l’empêcher de dériver davantage vers l’UE et l’OTAN. Le succès est partiel et l’échec patent.

Après l’annexion et après la guerre, il existera une Ukraine mutilée mais indépendante, solidement attachée à son identité nationale, à son rapprochement avec les Occidentaux et structurellement hostile à la Russie. En d’autres termes, les annexions remplacent la politique d’influence. Des annexions auxquelles le président Zelensky a immédiatement réagi… en signant une demande d’adhésion accélérée de son pays à l’OTAN.

Si la Russie est contrainte d’envahir et d’annexer un pays pour conserver son influence, c’est que cette influence peine à s’imposer autrement. La « défense de la Grande Russie » proclamée le 30 septembre consacre en réalité le rétrécissement de l’influence et de l’aire d’influence de la Russie. Au lieu d’occuper l’Ukraine et de « réunir » les Ukrainiens aux Russes, la Russie a définitivement fracturé les relations entre les deux peuples. Au lieu de souligner les proximités culturelles entre Ukraine et Russie, le Kremlin a conduit l’identité ukrainienne à se définir en opposition avec la Russie. Si l’identité nationale ukrainienne était contestée par certains avant l’invasion, elle est aujourd’hui solidifiée dans la résistance à Moscou.

Concernant les relations avec l’OTAN, là encore, les résultats structurels sont en réalités mitigés. Certes, malgré la demande symbolique que vient de signer Zelensky, les futures adhésions seront sans doute paralysées par la guerre en Ukraine. Mais, surtout, la Russie a « réussi » à précipiter deux États pivots, historiquement attachés à la neutralité, le Royaume de Suède et la République de Finlande, dans l’OTAN. En d’autres termes, Moscou a changé en quelques semaines la donne stratégique en Baltique à son détriment. Désormais la mer Baltique est une « mer OTAN » qui enserre les deux débouchés maritimes russes de Kaliningrad et Saint-Pétersbourg.

Le pivot eurasiatique de la Russie constitue enfin un revers pour Moscou sur le long terme. Dans le tête-à-tête Pékin-Moscou, la Russie est structurellement un junior partner. Elle l’était déjà avant la guerre en raison de son faible poids économique et elle le sera encore plus après la guerre en raison de l’absence d’alternative pour elle. Couper les ponts avec l’Europe condamne la Russie à un face-à-face déséquilibré avec la puissance véritablement mondiale qu’est la Chine. D’autant que le corollaire de ce divorce avec l’Europe est, évidemment, la réduction de la croissance potentielle de la Russie à moyen terme : privée des investissements, des technologies et des spécialistes européens, la Russie réduit sensiblement ses capacités à diversifier son économie. La guerre en Ukraine réduit le spectre de ses clients, limite la gamme de ses investisseurs et abaisse ses standards commerciaux.

Poutine, Potemkine de lui-même

En somme, le triomphalisme russe consécutif à l’annexion des territoires ukrainiens repose sur des succès tactiques de court terme. Mais il occulte plusieurs échecs structurels pour la Russie : celle-ci n’a pas réussi à diversifier son économie grâce à des échanges stables avec l’Europe ; elle n’est pas parvenue à défendre ses intérêts en Ukraine de façon pacifique ; elle a polarisé les relations européennes entre une OTAN renforcée et une Russie presque seule.

On aime à décrire le président russe soit comme un nouveau Docteur Folamour – fou de la bombe – soit comme un stratège hors pair – un génie maléfique. Il pourrait bien être tout simplement un nouveau Potemkine de lui-même. Sa campagne ukrainienne lui offre des succès immédiats. Mais ils sont obtenus au prix d’échecs durables.

Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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