Et si les océans tropicaux piégeaient plus de CO₂ que prévu

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Sophie Bonnet, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Frédéric A.C. Le Moigne, Université de Bretagne occidentale

L’océan constitue un puits de carbone, porteur d’enjeux majeurs dans l’évolution du climat. Parmi les phénomènes impliqués dans ce piégeage de CO2 par l’océan, le plancton végétal (ou phytoplancton) absorbe le CO2 par photosynthèse, fabrique de la matière organique constituée de carbone, qui est transférée le long de la chaîne alimentaire marine. À la mort des organismes, une partie de cette matière carbonée sédimente au fond des océans soustrayant ainsi du CO2 à l’atmosphère. C’est ce que l’on appelle la pompe biologique de carbone en terme scientifique.

Les océans tropicaux et subtropicaux (environ 50 % de la surface de l’océan global) sont considérés comme peu efficaces pour piéger du CO2 par voie biologique car ce sont des zones pauvres en azote (nitrates) (Fig. 1A). L’absence de ce nutriment essentiel limite la croissance du phytoplancton, et par extension la pompe biologique de carbone. Ces vastes régions peu productives et donc dites « oligotrophes » (Fig. 1B) abritent pourtant un type de plancton particulier appelé « diazotrophe ».

Figure 1. A : Carte mondiale des concentrations en nitrates de surface, World Ocean Atlas. B : Concentrations en chlorophylle (une estimation du contenu en phytoplancton) de surface montrant les zones dites « oligotrophes » en bleu et violet, essentiellement en zone (sub)tropicale. World Ocean/NASA

Ces microorganismes fixent du CO2 comme le phytoplancton classique mais sont également capables de transformer l’azote gazeux dissous dans l’eau (le N2, une ressource inépuisable), en azote disponible pour le métabolisme.

Cet azote nouvellement apporté à l’océan soutient la photosynthèse et la chaîne alimentaire marine qui en découle, maintenant ainsi en partie la production biologique dans ces régions pauvres en nitrates. Parmi ces diazotrophes, l’espèce Trichodesmium est la plus étudiée à ce jour car elle est de grande taille (>100 µm) et peut former de vastes floraisons s’étendant sur plusieurs centaines de kilomètres, pouvant ainsi être détectée par satellite (Fig. 2).

Figure 2. A : Efflorescence de Trichodesmium détectée par satellite dans l’océan Pacifique subtropical Sud, NASA. B : Colonie de Trichodesmium erythraeum (x100). C : Diazotrophes unicellulaires (x400). Sophie Bonnet/NASA

D’autres diazotrophes de plus petite taille (1 à 8 µm), appelés unicellulaires, sont également omniprésents dans l’océan (sub)tropical, l’aire de répartition de certains groupes s’étendant même jusqu’aux régions tempérées et polaires. Mais alors, si ces organismes soutiennent la production biologique dans ces vastes régions océaniques, quel est leur rôle dans la pompe biologique de carbone ? Cette question est de la plus grande actualité car les simulations de l’océan du futur prédisent une expansion géographique de l’océan (sub)tropical, et avec elle une probable expansion de l’aire de répartition des diazotrophes. Malheureusement, les recherches sur ce sujet restent rares, et ce, pour plusieurs raisons.

Des diazotrophes dans l’océan profond ?

Tout d’abord, il est généralement admis que les diazotrophes ne sédimentent pas vers l’océan profond, mais sont recyclés dans la couche de surface, restituant leur CO2 à l’atmosphère. En effet, la taille et la densité des cellules ne seraient pas suffisantes pour pouvoir engendrer une chute vers les profondeurs océaniques (au-delà de 100 m)

Nos récentes études menées dans le cadre du projet TONGA (Pacifique Sud) viennent néanmoins de remettre en cause ce paradigme : en effectuant des mesures dans l’océan profond (entre 100 et 1 000 m) à l’aide d’un couplage d’outils collectant la matière carbonée qui sédimente, nous avons démontré que les diazotrophes chutent vers l’océan profond, contribuant à certains endroits à la majeure partie du flux d’export de carbone.

L’étude révèle en outre que les organismes sont peu dégradés (Fig. 3), voire quasi intacts à cette profondeur, suggérant une chute rapide et donc un faible recyclage en CO2 pendant la descente. Dans une étude complémentaire, nous révélons que certains de ces organismes (Trichodesmium) sont encore vivants à 1000 m de profondeur, confirmant leur chute rapide et donc leur export direct vers l’océan profond, où ce carbone sera piégé sur le long terme. Par des études en laboratoire, nous avons par la suite mesuré la vitesse à laquelle cette « neige marine » issue de diazotrophes coule (100 à 400 m par jour), confirmant les observations de terrain. Ces vitesses de chute relativement élevées seraient dues au fait que les petites cellules de diazotrophes (1-8 µm) ont la capacité de s’agglomérer pour former des agrégats de neige marine suffisamment grands (50-500 µm) et volumineux pour couler.

Diazotrophes (Trichodesmium sp. et unicellulaires) collectés dans les pièges à particules dans l’océan profond (170, 270, et 1000 m) dans le Pacifique Sud (Campagne TONGA). À, B, C : Photos prises en microscopie à épifluorescence. D, E, F : Photos prises en microscopie électronique à balayage. S. Bonnet, K. Leblanc, Fourni par l’auteur

L’inextricable lien entre diazotrophes et cycle du carbone

En plus de la sédimentation directe des diazotrophes, d’autres voies possibles de piégeage du carbone dérivées des diazotrophes existent (des voies indirectes), qui sont extrêmement complexes et difficiles à saisir avec les méthodes actuelles. En effet, dans ces régions où les diazotrophes soutiennent majoritairement la production biologique en surface, la neige marine résultante en profondeur peut être composée de diazotrophes (export direct), de phytoplancton non diazotrophe, de zooplancton, de détritus, de déjections ou d’un mélange de ces éléments, dont la taille varie de quelques µm à plusieurs cm.

À ce jour, il est impossible de déchiffrer ces différentes voies, de quantifier l’efficacité relative de chacune, et de savoir quels paramètres physico-chimiques et biologiques les contrôlent. Pour compliquer le tout, les processus biologiques qui contrôlent la production et la sédimentation de carbone dérivé des diazotrophes se produisent sur une large gamme d’échelles spatiales et temporelles, souvent difficiles à saisir dans l’océan. En particulier, les systèmes d’observation actuels manquent de résolution temporelle pour évaluer comment les changements environnementaux rapides (horaires, quotidiens ou saisonniers) influencent la communauté des diazotrophes en surface et, par conséquent, la quantité et la qualité du carbone exporté vers l’océan profond. Il est urgent de développer des approches appropriées pour déchiffrer ces voies si nous voulons comprendre comment et dans quelle mesure les diazotrophes exportent du carbone vers l’océan profond.

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Le projet HOPE financé par l’ERC à hauteur de 2,5 millions d’euros, a pour ambition de contribuer à lever ces verrous technologiques grâce à un couplage d’approches à l’interface entre l’océanographie microbienne, la géochimie et la technologie des capteurs autonomes, qui examinent les processus se produisant à différentes échelles spatio-temporelles, et sont capables de saisir les caractéristiques transitoires et saisonnières de la pompe biologique soutenue par les diazotrophes.

Dans sa phase finale, HOPE a pour ambition de produire des cartes globales et spatialement résolues de la contribution des diazotrophes à l’export global de carbone, et les métriques nécessaires pour alimenter la composante marine des modèles de climat. Ces modèles prévoient un océan du futur plus chaud et plus stratifié, dans lequel l’aire de répartition des diazotrophes pourrait encore s’étendre. Explorer en détail leur rôle dans la pompe biologique à carbone est donc de la plus grande actualité.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 7 au 17 octobre 2022 en métropole et du 10 au 27 novembre 2022 en outre-mer et à l’international), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Le changement climatique ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

Sophie Bonnet, Directrice de recherche IRD, Océanographe, Institut Méditerranéen d’Océanologie (M.I.O), Institut de recherche pour le développement (IRD) et Frédéric A.C. Le Moigne, Frédéric Le Moigne, Chargé de recherche CNRS, océanographe, Laboratoire des Sciences de l’Environnement Marin (LEMAR), Université de Bretagne occidentale

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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