Le gentil requin du Pacifique

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ThucyBlog n° 247 – Le gentil requin du Pacifique // Par Françoise Thibaut, le 12 octobre 2022.

Par Françoise Thibaut, le 12 octobre 2022
Professeur émérite des universités, membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques

Le présent texte remonte à quelques mois, c’est pourquoi il ne traite pas de la crise de Taïwan de l’été. Tel qu’il est, il conserve cependant une pleine actualité dans le contexte du prochain Congrès du Parti communiste chinois

Certaines espèces de requins sont extrêmement gentilles avec les humains qu’elles rencontrent dans les eaux du Grand Océan. Elles ne les agressent pas, ne les dévorent pas, parfois même elles les accompagnent, à l’instar des dauphins, jouent un peu à les regarder, les renifler, puis s‘en vont, d’un rapide coup de nageoire. Comportement très rassurant, au sein du grand silence océanique, prélude à une observation réciproque prometteuse. C’est un peu l’attitude de la belle République Populaire de Chine dont l’objectif avoué et pratiqué, est d’entamer durablement et de détruire sur le long terme l’hégémonie nord-américaine dans la Zone Pacifique, laquelle est son incontestable pré carré depuis la Seconde Guerre Mondiale.

La Chine en difficulté

La Chine continentale et populaire, en ce début du XXIème siècle, est en difficulté : Après une modernisation et un développement accélérés dus aux judicieuses réformes[1] de Deng Xiaoping à partir de 1978, après avoir connu une croissance prodigieuse de plus de 10 % par an pendant plus de 20 ans, assortie de l’imprudente promesse faite au peuple d’une prospérité généralisée, elle connaît un certain « tassement » économique, ce qui est normal du point de vue strictement financier. L’aisance économique se fait avec des pauses, et plus elle s’internationalise, plus elle devient dépendante de la bonne santé du monde entier. Devenue « l’usine et la fabrique du monde », elle subit les aléas qui y sont liés, mais a pu développer des réseaux marchands planétaires assortis de relations diplomatiques, scientifiques, techniques et culturelles variées conduites avec lenteur et habileté. « La patience est une grande vertu ».

Toutefois, les difficultés internes – malgré une information lénifiante – restent présentes : dans un pays aussi immense, aux populations très variées, soumis aux aléas de terrain et de climat, l’uniformisation de la discipline et l’installation de l’aisance sont très inégales. Derrière les vitrines de l’opulente Shanghai se cachent des territoires agricoles d’une grande pauvreté où sévissent toujours un semi-esclavage, la vente de femmes et d’enfants surnuméraires. Par ailleurs, la réussite économique de nombreuses villes modernes crée une jeune bourgeoisie revendicatrice de plus de liberté, des ouvriers mieux nourris et informés, une demande plus péremptoire d’un alignement sur les modes de vie découverts sur smartphone ou en voyageant. Enfin, centre originaire de la pandémie du virus Corona 19, la bonne réputation de la Chine Populaire, bâtie à grands coups d’auto-publicité se trouve lourdement entachée, de même que la désastreuse politique vis à vis des minorités.

Ce printemps 2022 laisse aussi transparaitre – peut-être – des tensions au sein du pouvoir : si le souriant Monsieur Xi peut rester à la tête de l’État aussi longtemps qu’il le souhaite, en octobre prochain le Parti renouvellera son bureau et son secrétaire général, lequel a vocation au pouvoir suprême. Si Xi Jinping n’était pas renouvelé à ce poste clef, tout peut arriver, car la légitimité du pouvoir repose sur la constance de la prospérité économique.

Or la propagation foudroyante du Virus a « confiné » peuple et nation, ralenti, stoppé net les exportations vers l’Europe et l’Amérique du Nord, ses principaux clients. Le manque à gagner est considérable ; la croissance chinoise, d’abord évaluée à 6 ,5 % pour 2021 a été ramenée à 5,5 % par Pékin pour le premier semestre 2022. Le chômage est élevé, notamment dans des centres dont la prospérité dépend entièrement des exportations, par exemple à Guangzhou (Canton) capitale mondiale du textile et de la confection. Les ports marchands disséminés le long de la mer de Chine ont été plus ou moins à l’arrêt pendant des mois, de même que le transport aérien et celui, interne, des camions. La politique « zéro Covid » n’est plus tenable. Elle s’avère être une sorte de suicide économique et social. D’où la réouverture progressive de Shanghai depuis fin mai et celle de Pékin le 6 Juin. Le quart de la population a été réduit à « l’enfermement sanitaire » avec des pratiques d’une rigidité inhumaine ; cela laissera des traces, mais quelle est la véritable situation ?

Peut-on ajouter que la guerre en Ukraine n’a rien arrangé ? L’Europe essaie de reprendre une vie « normale » mais reste frileuse ; l’industrie nord-américaine essaie de profiter au maximum du conflit, mais reste fragilisée par une situation intérieure très instable. L’« opération spéciale » russe, déclenchée le 24 Février,  est observée depuis Pékin avec beaucoup de circonspection  même si un  Accord « fraternel » a été signé  entre les présidents russe et chinois. Jusqu’à quel point la Chine est-elle active dans cet affrontement absurde, devenu « guerre d’usure » ? Ou pas du tout ? Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a exprimé la « désapprobation » de son gouvernement, ce qui, dans le contexte, est exceptionnel.

Attentisme diplomatique et montée en puissance maritime

La Chine se tait. C’est très chinois. Le silence est son meilleur atout : « la vie est une longue patience », et la situation peut être une opportunité formidable pour la relance de son économie : Si la Russie sort gagnante, la Chine se précipitera pour l’aider à relancer une économie russe au bord de l’asphyxie ; si la Russie perd, elle sera affaiblie et la gentille Chine viendra à son secours en tous domaines, investira hommes et moyens dans cette immensité peu douée pour la rentabilité de ses entreprises. Tant pis pour l’idéologie fraternelle, la réserve affichée sur « l’opération spéciale » permet de jouer sur plusieurs tableaux, y compris avec les Occidentaux[2].

Il reste de nombreux atouts : admis tardivement dans l’économie de marché international (OMC et Banque), les Chinois ont beaucoup appris, connaissent désormais tous les mécanismes, et sont avant tout soucieux de leurs intérêts. D’où l’attentisme politique compensé par une active réorientation de sa politique commerciale : « puisque les Occidentaux sont en repli, et moins rentables, regardons ailleurs ». La façade Pacifique entre en jeu, l’immensité maritime devient un atout.

Il y a d’abord et depuis longtemps les installations artificielles en Mer de Chine, surtout au Sud, sous 2 formes : soit des aménagements d’iles et ilots, soit la création d’iles artificielles, telles des porte-avions géants stratégiques qui terrifient Corée du Sud et Japon. Par ailleurs il y a l’aménagement d’un chapelet de ports le long de la Côte Pacifique, suivant en cela l’exemple américain, qui de tous temps préfère des ports de moyenne dimension, interchangeables, aptes à une adaptation au gré des aléas maritimes. La constitution et le renforcement d’une flotte marchande qui distribue les conteneurs de marchandises dans le monde entier, jusqu’au Pirée, Valence, Marseille, Hambourg, Rotterdam, Durban, Darwin, Melbourne, et tant d’autres…

Enfin, il y a le déploiement depuis moins de 10 ans d’une flotte de guerre, destinée à concurrencer celle des USA, notamment dans le Pacifique : tous types d’unités y sont intégrés, et la formation du personnel nécessaire accompagne cet effort colossal. Enfin, malgré les soucis générés par les pandémies et la fermeture partielle de certains pays, la Chine n’a pas du tout renoncé au tourisme maritime de masse, puisque la commande aux chantiers de Saint Nazaire de 4 super géants pouvant embarquer chacun plus de 3.000 passagers est maintenue. Le premier devrait être livré fin 2022.

Tout cela, malgré le gigantisme des différentes entreprises reste dans une certaine « normalité » de développement. Mais depuis avril 2022 une nouveauté stratégique et commerciale (les deux sont liés) enfreint les règles internationales établies et sidèrent par leur audace.

Les « décideurs » de Chine ont très souvent fait leurs études en Europe, notamment en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. Ils y ont intégré dans leurs réflexions économiques « l’empire des mers » britannique ainsi que la stratégie maritime des Etats-Unis pour reconquérir le Pacifique à partir de 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils pensent aussi au grand amiral Zheng He qui mena au début du XVe siècle son armada de jonques géantes jusqu’en Mer Rouge, et en ramena des connaissances et des richesses jusque-là inconnues[3].

Ils en ont déduit que « la puissance vient de la mer », et les marchés européens et américains étant défaillants ou en repli, il fallait se tourner vers l’Océan le plus proche (« leur » Océan) et tenter de l’apprivoiser. Le ministre Wang Yi, après une négociation réussie avec l’Archipel des Salomon, a donc entrepris une « tournée » auprès de plusieurs petits États insulaires du Pacifique Sud dans le giron du Commonwealth ou des USA : Les Samoa, Fidji, proches de l’Australie, Vanuatu proche de la Nouvelle Calédonie, plus au nord Tonga, Papouasie Nouvelle Guinée. Toutes populations rassemblées, disséminées sur des centaines d’iles, cela ne dépasse pas 10 à 11 millions d’habitants, aux modes de vie simples (mais désormais informés) et aux savoirs faire limités. Ils sont fort opportunément situés dans une zone peu protégée par les « puissances » où la Chine souhaite étendre son influence. Pour l’instant les zones sous autorité française ne sont pas concernées.

Quel est l’intérêt ? Avoir de nouveaux « clients dévoués » : un seul container annuel, intelligemment rempli à ras bords peut satisfaire une population enchantée de nouveautés industrielles. Les ressources locales peuvent être une intéressante monnaie d’échange. Mais ce sont surtout les fonds marins de ces régions, recelant des richesses minérales très recherchées que visent les leaders chinois. L’Accord conclu avec les Salomon est sur le modèle des Accords conclus d’assez longue date en Afrique de l’Est : il prévoit une assistance économique pour développer les ressources et activités locales, un prêt à des conditions avantageuses, la construction par des acteurs chinois, de routes, ponts, installations portuaires, sanitaires (eau potable), d’écoles et centres médicaux. Donc un développement généraliste et rapide. L’exemple emblématique est celui du train qui relie Dar El Salam à la Zambie enclavée mais dont les ressources minières potentielles sont remarquables « le Bernina Express » qui met 56 heures pour couvrir 1.800 kilomètres, assorti d’installations modernes tout au long du trajet. La proximité de Durban au sud et Djibouti au nord-est (eux aussi sinisés) est un atout.

Pour les Salomon, l’Accord économique et technique se double d’un projet d’Accord stratégique comprenant la formation d’officiers de police, la présence de militaires destinés à « encadrer » les progrès de la construction de pistes aériennes à plus forte capacité et l’amélioration des ports notamment à Rabaul et Heniara. Cela se fait -bien sur – dans le cadre très généraliste de l’Accord de Libre Échange (RCEP) de novembre 2020 de 15 États riverains, mais le laxisme des termes employés pour mettre à peu près tout le monde d’accord permet de telles adaptations. D’autant que les « puissances » occidentales ont pour l’instant la tête ailleurs.

C’est le nouveau gouvernement australien d’Antony Albanese, très engagé dans la protection sans partage de la Zone Pacifique, qui a tiré la sonnette d’alarme en dévoilant une partie des projets d’installations militaires chinoises proches de ses côtes. En rappelant aussi que la manœuvre économique présentait des dangers déjà connus : en effet, en ce qui concerne les aides au développement accordées par le gouvernement et les entreprises chinoises en Afrique, très souvent, les États concernés n’arrivent pas à rembourser les prêts : il y a donc une quasi immédiate mainmise sur les installations et les activités, en évinçant les acteurs locaux remplacés par des Chinois et un début de tracasseries d’ordre idéologiques notamment vis à vis de l’appartenance à l’Islam.

Donc le pacte de Sécurité conclu avec les Salomon a mis le feu aux poudres et ouvert les yeux sur une stratégie de long terme visant surtout les espaces maritimes, en vue d’une exploration certes scientifique mais surtout économique de leurs ressources. On peut y intégrer aussi les éventuelles ressources halieutiques. Les dirigeants des petites Républiques du Pacifique ont désormais les yeux ouverts sur ce qui leur est proposé tant sur le plan commercial que sécuritaire. Le Président des Etats fédérés de Micronésie a emboité le pas de l’Australie en adressant une virulente mise en garde à ses collègues, soulignant les avantages et les inconvénients durables des « moyens d’acquérir un contrôle sur notre région ».

On en est là, tandis que la Chine s’extrait lentement de la gangue des interdits dus au Covid, que son attitude vis à vis de « l’opération spéciale » en Ukraine reste indéterminée, que les travaux de la Nouvelle Route de la Soie continuent vers le Moyen Orient, mais que l’objectif européen s’il reste présent, est ralenti. Il faut bien savoir qu’« un État n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts ».

[1]La désastreuse Révolution Culturelle qui a duré grosso modo plus de 10 années à partir de 1966, avait fait de la Chine un des pays les plus pauvres du monde, assorti d’un nombre incalculable de victimes. La pire année fut 1977.

[2]La crise actuelle qui sévit dans le domaine des céréales, notamment du blé produit en Ukraine, vient en majeure partie de la demande énorme de la Chine pour alimenter sa propre population, et éventuellement se faire re-exportatrice…

[3]Zheng He (1405-1433) favori de l’Empereur Ming, amiral de la flotte des jonques de haute mer, ouvrit, pendant 30 ans et 7 expéditions, la Chine continentale au monde extérieur, jusqu’aux côtes africaines. Mais cette remarquable expérience, jugée trop couteuse, ne dura pas. Les jonques furent brûlées et la Chine se replia sur ses bases continentales (lire Gavin Menzies ou Paul Rozario, SNP International éditions sur ce sujet).

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