« Deux États, une nation » : les relations entre Ankara et Bakou

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ThucyBlog n° 270 – « Deux États, une nation » : les relations entre Ankara et Bakou

Crédit photo : présidence Azerbaïdjan (licence CCA).

Par Albert Kandemir, le 22 février 2023 

“Bir millet, iki devlet”, cette formule aux oripeaux panturcs – prêtée à Haydar Aliyev, le père de l’actuel président azerbaidjanais – est souvent utilisée pour décrire les liens entre l’Azerbaïdjan et la Turquie. Ici, l’Etat représente la machine administrative, la nation quant à elle évoque l’appartenance à une identité commune, la turcité qui serait transfrontalière. Pour le dire autrement, il y aurait les frontières terrestres d’un côté et de l’autre les steppes de l’identité turcique, beaucoup plus vastes. C’est dans une perspective similaire que le président turc affirmait, en parlant des anciennes provinces de l’Empire ottoman, que : “Ces cités se trouvent physiquement à l’intérieur d’autres frontières mais les frontières de notre cœur sont assez vastes pour les contenir toutes” (Discours de Bursa 22/10/2016).

Mais les deux Etats légitiment-ils leurs relations en raison de leur ethnie commune ou bien par une convergence d’intérêts ? Comme souvent dans les relations internationales, les liens idéologiques et culturels servent souvent à justifier des relations avant tout fondées sur des intérêts substantiels. Le président Ilham Aliyev lui-même le reconnaît lorsque, dans le sillage de la signature du traité d’alliance azéro-turc de Choucha, il déclare que “l’amitié entre l’Azerbaïdjan et la Turquie s’est transformée en une relation d’alliés”.

Le Caucase est une région à la lisière de l’Europe et de l’Asie entourée de “poids lourds” géopolitiques, à savoir la Turquie, l’Iran et la Russie. Cette dernière pour l’Azerbaïdjan renvoie à une relation de dépendance pour ne pas dire de soumission, héritée de l’URSS, tandis que les relations entre Bakou et Téhéran sont fondées sur une suspicion réciproque, l’Azerbaïdjan, en plus d’être un allié d’Israël, est souvent accusé de promouvoir le séparatisme de la minorité azérie d’Iran. Par ailleurs, les relations cordiales pour ne pas dire amicales entre l’Iran et l’Arménie sont vues comme une alliance de fait entre Erevan et Téhéran. Ainsi, la Turquie offre à l’Azerbaïdjan des perspectives de désenclavement tandis que l’Azerbaïdjan alimente le rêve turc d’une percée politique, économique, militaire et culturelle outre-Caspienne.

Mais qu’en est-il de la pertinence de cet adage irrédentiste ? Qu’est-ce qu’une nation ? Ou plutôt qu’est-ce que la nation turque ? Penser la nation en Turquie c’est penser Atatürk et penser Atatürk, c’est penser le nationalisme (qui constitue l’une des six flèches du kémalisme). La nation en Turquie renvoie irrémédiablement au nationalisme – milliyetçilik en turc bien que ce mot puisse aussi se traduire par patrie – or le père fondateur, s’est fortement inspiré de l’exemple français. En atteste cette définition issue d’un manuel de collège :

“Depuis le début de la guerre de Libération, Atatürk a voulu que la nation vive dans l’unité et la concorde. […] Il pensait que la force naissant de l’unité serait la plus efficace. Dans la conception du nationalisme par Atatürk, l’intégrité de la patrie et l’indépendance de la nation sont placées au-dessus de tout. Elles sont opposées à la division et à la désunion dans la nation, quelles qu’en soient les causes”[1].

Unionintégritéconcorde, en somme toute une isotopie insistant sur l’indivisibilité qui repose sur une prétendue homogénéité ethnique, linguistique, et officieusement religieuse. L’Anatolie apparaît alors comme le sanctuaire de la nation turque. Comme le dit Atatürk dans le Nutuk (1933) – le discours fondateur de la nation – “En un temps très limité, nous avons achevé d’immenses travaux. Le plus estimable d’entre eux étant la République de Turquie qui est la base de l’héroïsme turc et de la glorieuse culture turque.”

Ainsi, aux premiers abords, la nation turque ne nourrit aucun irrédentisme, fût-ce par conviction (“paix dans le pays, paix dans le monde”) ou par pragmatisme. A ce titre, l’une des dissensions entre Mustafa Kemal et Enver Paşa- qui a alimenté leur adversité – étant l’épopée touraniste entreprise par ce dernier, Atatürk ayant compris que toute percée transasiatique serait inopérante suite à l’avènement de l’URSS.

De l’aube jusqu’au crépuscule de l’URSS, les flux de communication entre la Turquie et l’Azerbaïdjan ont été rompus. Dès 1991, Bakou et Erevan s’affrontent alors sur la question du Haut-Karabagh, région reconnue comme appartenant à l’Azerbaïdjan mais dans laquelle réside une écrasante majorité d’Arméniens. Ce découpage absurde mais insidieux pensé par le “père des peuples” en 1923 laisse alors des séquelles géopolitiques encore vives jusqu’à nos jours. En effet, jusqu’en 2023, les deux États caucasiens alternent entre conflits gelés et conflits armés, à partir desquels les relations entre Ankara et Bakou vont connaître leur essor.

En effet, l’espace post-soviétique semble fournir à la Turquie les chemins de sa quête identitaire, le président Süleyman Demirel parlait même “d’un monde turc de l’Adriatique aux murailles de Chine” (1992). Pourtant, l’idée d’un rapprochement sinon d’une alliance entre la Turquie et les nouveaux Etats indépendants d’Asie centrale autour d’une identité commune turcique ne va pas de soi : la Turquie est accusée de déstabiliser les régimes politiques post-soviétiques en fomentant des coups d’Etat et des attentats, d’autant que son économie moribonde n’en fait pas un modèle attractif. De plus, pour ces nouveaux Etats, y compris l’Azerbaïdjan, passer d’une dépendance politique à la Russie pour une dépendance à la Turquie ne fait pas sens. Même s’il faut reconnaître que les similitudes culturelles entre la Turquie et l’Azerbaïdjan sont plus prononcées qu’avec les pays d’Asie centrale. Notamment, le taux d’intercompréhension entre l’azéri et le turc est de 90% tandis que la population azérie est beaucoup plus homogène d’un point de vue ethnique, sans évoquer la proximité géographique immédiate.

Ainsi, l’Azerbaïdjan et la Turquie sont deux Etats quand il s’agit – pour Bakou – de revendiquer sa souveraineté, mais une nation lorsque cette union idéelle se matérialise par le désenclavement de l’Azerbaïdjan et par l’expansion de l’influence turque. Un désenclavement économique – deux des quatre principales pipelines azerbaidjanaises passent par la Turquie sans compter celles en projet – un désenclavement militaire – la Turquie est intervenue plus directement lors de la seconde guerre du Haut-Karabagh – et enfin un désenclavement diplomatique. En effet, dans la stratégie européenne de contournement des énergies russes, l’Azerbaïdjan apparaît comme un fournisseur alternatif. Or aucun accord ne peut se faire sans l’assentiment de la Turquie, confortant ainsi son équilibrisme diplomatique entre l’Occident et la Russie.

Il apparaît alors que du point de vue de la Turquie, l’Azerbaïdjan n’est que la première étape de sa poussée outre-Caspienne. En effet, l’Organisation des Etats turciques (OET) – dont le volume commercial est estimé à plus de 16 milliards de dollars[2] –, l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) et son souhait d’être intégré aux nouvelles routes de la soie, confirment cette tendance. Ainsi, comme avec l’Azerbaïdjan, la Turquie renforce sa coopération culturelle avec les Etats turcophones d’Asie centrale, là aussi pour légitimer les liens économiques, diplomatiques et militaires présents et futurs. Quelle seront les effets concrets de ces ambitieux projets ? Il est encore trop tôt pour le dire. En tout cas, la culture officielle continue à substituer au regard un monde qui s’accorde aux désirs : en janvier 2022, l’artiste kirghiz Turdakun Niazaliev a sorti une chanson intitulée « Altı devlet, bir millet », six Etats, une Nation…

[1] Orta Okullar için Türkiye Cumhuriyeti Inkîlâp Tarihi ve Atatürkçülük, vol. 3, Istanbul, Imprimerie de l’Éducation nationale, 1993, p. 183 (auteur anonyme).

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