Comment la Chine travaille à isoler l’Occident du reste du monde publié dans Aisalyst.
Le poids de la Chine dans l’économie mondiale et son ampleur diplomatique font se mouvoir les lignes de tensions et de fractures de l’ordre international. Sa manière d’amplifier la ligne de dislocation entre monde occidental et non occidental, plus que démocratie/autocratie, est toujours plus structurante. La promotion du modèle chinois auprès des ex-pays du Tiers-monde prend une valeur significative en parallèle du discrédit croissant des valeurs démocratiques portées par l’Occident et les oppositions politiques. Objectif de Pékin : neutraliser ces valeurs par l’isolement croissant de l’Occident.
Xi Jinping est conforté dans son pouvoir après un règne d’une décennie, et ce malgré les crises conjoncturelles et structurelles chinoises. Après trois années de pandémie de Covid-19, l’aura du président chinois connaît un regain de vigueur, en particulier à l’international, et renforce son image de leader puissant et influent, tenant tête à l’administration américaine.
De la fin de l’année 2022 à aujourd’hui, la période a été marquée par une succession de nouvelles offensives diplomatiques, identifiables comme tendances structurantes depuis plusieurs années, voire des décennies. D’abord, l’offensive internationale montre la volonté chinoise d’occuper un espace délaissé par diverses puissances. Puis, l’articulation entre politique étrangère et politique intérieure est essentielle pour comprendre les ambitions du Parti-État. Le régime « doit incarner, seul, la légitimité de la gouvernance » de la Chine dans un ordre international dégradé. La fermeture sur lui-même, vieux réflexe connu de la longue histoire impériale, prévaut, malgré la « réouverture » et la fin de la politique du « zéro Covid ». L’affichage d’une diplomatie pro-active contribue à légitimer le régime. Offensive et fermeture ne sont pas contradictoires. Il s’agit d’utiliser la masse critique de la puissance chinoise (temps/histoire, démographie, territoire) contre ses adversaires dans le système international et d’instrumentaliser leur épuisement et fragilités, pour vaincre sans combattre.
Depuis le sommet à Samarcande de l’Organisation de coopération et de sécurité (OCS, aussi appelée Organisation de Shanghai) en septembre 2022, la Chine a organisé une quarantaine de visites diplomatiques – réparties en tre Xi Jinping, le chef de la diplomatie du PCC Wang Yi et Qin Gang, le ministre des affaires étrangères – avec près d’une centaine d’États concernés,de l’Europe à l’Afrique, en passant par le Moyen-Orient, l’Asie et l’Amérique latine. C’est aussi à la fin de l’année 2022, la visite de Xi Jinping au Moyen-Orient, pierre angulaire de l’avancée des discussions entre la Chine, l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Ces derniers jours, Xi Jinping a organisé un ballet diplomatique à Pékin. La présidente hondurienne Xiomara Castro, venue inaugurer les relations avec la Chine au détriment de Taïwan, a précédé le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez, qui a tenu des propos conciliants alors que son pays prendra la présidence tournante de l’Union européenne le 1er juillet prochain. La visite d’Emmanuel Macron sera le prolongement de cette valse pékinoise la semaine prochaine. Le président français se rendra dans la capitale chinoise avec Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a tenu, elle, des propos fermes sur la nouvelle trajectoire des relations entre l’UE et la Chine, qui témoignent des recompositions commerciales et technologiques en cours. D’un côté, une partie de l’Europe réajuste son rapport à la Chine et de l’autre, Pékin cherche à poursuivre sa séduction de l’Union, pays par pays, comme contre-poids face aux États-Unis, misant sur des relations bilatérales très déséquilibrées.
PRIORITÉ DE PÉKIN : LA PLAQUE EURASIATIQUE
En septembre 2022, pour la première fois depuis le début de la pandémie, Xi Jinping sortait du territoire chinois pour se rendre au Kazakhstan, puis en Ouzbékistan afin d’assister au sommet de l’OCS. Visites d’État dans son environnement proche, rappelant celles de 2013, lors du lancement des « Nouvelles routes de la soie » à l’Université Nazarbayev. L’objectif de la diplomatie chinoise est de conforter dans la durée sa présence et son influence, de l’Asie centrale au Moyen-Orient, jusqu’en Europe, comme profondeur stratégique vassalisée. Pékin serait le vecteur de la politique internationale des mondes musulmans, persanophones, arabophones, turcophones. Ce dispositif a vocation à s’étendre à une Asie confucéenne et au pourtour historique de peuples tributaires de l’empire.
La visite de trois jours du président biélorusse Alexandre Loukachenko à Pékin confirme l’élargissement dans un futur proche de l’Organisation de Shanghai, non seulement à la Biélorussie, mais également à des pays arabes sunnites et du monde insulaire de l’océan Indien ().
2023 verra le premier sommet du rapprochement Iran-Arabie Saoudite sous la conduite de la République populaire de Chine (RPC). Après deux ans de travail diplomatique discret (et secret, les deux cohabitent) et le lendemain de la confirmation pour un troisième mandat de Xi Jinping à la présidence de la RPC, Pékin a affiché de manière inédite à la face du monde Wang Yi entouré de l’Iranien Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de la Sécurité nationale, et du Saoudien Musaad bin Mohammed Al Aiban, ministre d’État et conseiller à la sécurité nationale, le 10 mars dernier dans la capitale chinoise. La démarche aurait été accélérée à la demande de Riyad à Pékin de jouer l’intermédiaire, là où le Sultanat d’Oman et l’Irak ont joué un rôle non négligeable.
Xi Jinping a rencontré Vladimir Poutine les 20 et le 21 mars à Moscou. Les deux parties ont signé une déclaration sur « une nouvelle ère » russo-chinoise et ce dans un contexte où la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Poutine.
C’était la quarantième rencontre entre les deux présidents depuis 2012. La guerre en Ukraine montre combien les deux entités étatiques opèrent à un rapprochement diplomatico-stratégique. La visite d’État a permis de confirmer cette relation de connivences et de collusions anti-américaines, plus largement anti-occidentales. Cette visite d’État a confirmé la vassalisation accrue de la Russie dans l’orbite matriciel chinois. Pour autant, les récentes surenchères russes, notamment à propos des armes nucléaires (tactiques en Biélorussie et stratégiques par des exercices en Russie) montrent combien Poutine tente de rappeler « sa puissance » nucléaire et son autonomie vis-à-vis du suzerain chinois. Une Russie affaiblie, mais pas effondrée, est stratégiquement un atout pour la Chine. Il y a dans le prolongement stratégique de la plaque eurasiatique, le continent africain et l’Amérique latine : macro-géographie utile à la Chine pour isoler l’Occident et les démocraties.
UN PIED DE NEZ AUX ETATS-UNIS, UNE EUROPE ABSENTE, UN ORDRE INTERNATIONAL QUI CHANGE
La priorité stratégique de Pékin est la rivalité systémique de puissance avec Washington. Bénéficiant de la non-puissance politique et militaire de l’Europe, la Chine cherche à conforter sa position d’abord en direction des ex-pays du Tiers-monde, qualifiés de plus en plus aujourd’hui de « Sud global ». En effet, l’ensemble des États non occidentaux et par là même, les régimes autocratiques, constituent le plus utile des leviers – « pivot » (zhidian) et « ligne extérieure » (waixian) – de la Chine, pour discréditer la puissance américaine et imposer son narratif de puissance. Dans la continuité pure de la théorie des « Trois mondes » de Mao Zedong, Xi Jinping poursuit l’idée d’une Chine prééminente et d’une diplomatie multipolaire (duobian waijiao) qui à terme, la Chine au centre du jeu, ordonnera la hiérarchisation des différents pôles.
Une convergence avec le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) lui assurera l’assise de son influence au sein du Moyen-Orient. Objectif : réduire l’importance du G7, du G20, les principales réunions multilatérales dominées par la présence des États occidentaux et du Japon. Le discrédit porte également sur l’OTAN. La réunion du président Joe Biden et des deux Premiers ministres britannique et australien dans la base américaine de San Diego annonçant le contenu et le format de l’accord AUKUS sur des sous-marins nucléaires, rappelle les contours du front Indo-Pacifique et des priorités stratégiques des Etats-Unis et de leurs deux partenaires. Aussi, cet activisme chinois intervient l’année de la présidence indienne du G20. La rivalité stratégique durable des deux puissances antagonistes d’Asie, elle-même en concurrence en Asie centrale et au Moyen-Orient, demeure.
Ces rapprochements annoncent d’immenses recompositions stratégiques et géopolitiques : quid de la prolifération, quid des groupes armés terroristes, quid d’Israel et des Accords d’Abraham, quid de la gestion des enjeux environnementaux, quid de l’avenir des sociétés civiles régionales face aux autocraties…
Par ailleurs, la confirmation et le renforcement de ces cadres multilatéraux verront le confort de la percée chinoise en matière commerciale et militaire. La RPC assure la pérennisation de ses approvisionnements en pétrole et gaz, et un marché pour nombre de ses entreprises dans le cadre des grands projets d’infrastructures du Golfe (énergie, réseaux, télécommunication, digital, ou maritime). Ainsi, les offensives chinoises ne sont pas tant une mise en lumière de sa diplomatie et des liens plus étroits avec les mondes non occidentaux, que la volonté de transformer l’ordre international, ses règles et son droit.
PRÉPARER LA GUERRE ET VAINCRE SANS COMBATTRE
La culture stratégique impériale chinoise n’est pas évacuée des modalités d’action et de puissance du régime communiste. Pour reprendre l’une des citations les plus manifestes de l’Art de la guerre de Sun Zi, le Parti-Etat prépare la guerre, mais souhaite vaincre sans combattre.
Depuis 2033, la stratégie des « Trois guerres » (san zhong zhanfa), validée par le Comité central du Parti Communiste Chinois et la Commission militaire centrale se décline en trois temps. Une guerre psychologique qui vise à agir sur le moral d’un ennemi choisi. Une guerre de l’opinion publique pour influencer l’opinion publique. Enfin, une guerre juridique dont l’objectif est d’utiliser le droit international ou, le cas échéant, le droit chinois pour faire valoir les intérêts de la Chine.
L’annonce récente de la hausse du budget de défense (+ de 7,2 %), la modernisation de toutes les composantes armées et sécuritaires, mais aussi adossée à de très ambitieuses politiques de recherche et développement (IA, quantique, spatiale, cyber ou supercalculateur) sont les signes d’une militarisation accrue et du spectre de la guerre. La maîtrise des technologies de rupture entre les mains d’un régime qui a la possibilité de faire progresser les algorithmes, séduit les autres régimes autoritaires, qui voient en la Chine un client favorable contre l’idée de démocratie libérale. Les avancées technologiques chinoises servent leur cause, tant dans le commerce, que dans la convergence anti-occidentale.
Le régime chinois cherche à neutraliser ses adversaires en appuyant sur les faiblesses et fragilités des uns et joue d’asymétrie de puissance avec les autres. Seul prévaudrait un système où la Chine est au centre, entouré d’un environnement régional vassalisé. Hier, celui-ci correspondait à sa géographie proche, celle des frontières de l’Empire. Aujourd’hui, cette réalité s’est élargie à un pourtour plus lointain (« diplomatie du pourtour » ou zhoubian waijiao), constitué d’un réseau d’obligés et « d’amis » redevables.
La Chine, dans le temps long, redoute les conflits armés, les pertes et les destructions, qui à terme induiraient la fragilisation du régime et sa perte. En revanche, la militarisation massive (« armée de classe mondiale ») assure une forme de dissuasion et de polarisation. Condition sine qua non de la puissance, le domaine militaire modernisé et complet impressionne et induit chez l’adversaire, l’obligation de surpasser ses capacités, sinon de se dissuader. De surcroît, le recours à la force (à la fois récurrent dans les discours et dans les choix) fait partie des options possibles du régime qui privilégiera des actions indirectes. Le Livre Blanc sur la Défense chinoise le rappelle.
Le vague plan de la Chine pour l’Ukraine (qui n’est pas un plan de paix) ne vise pas à mettre fin à la guerre. Il est destiné à impressionner le monde en développement et à réfuter les accusations selon lesquelles Pékin est devenu un complice silencieux de Moscou. Présenter la Chine comme un acteur de la paix relève d’une intoxication, non complètement organisée par Pékin. En revanche, le régime souhaite apparaître comme la puissance et capitaliser sur l’idée d’une médiation. Le contexte stratégique du Moyen-Orient (Iran-Arabie Saoudite) n’est pas celui de l’Ukraine. À ce titre, la frilosité chinoise à tendre la main à Kiev est révélatrice d’un ensemble géopolitique éloigné de ses préoccupations et trop difficile à maîtriser.
Ce document sur le conflit ukrainien est apparu après la publication du nouveau « concept » de politique étrangère appelé « Global Security Initiative » (GSI), balayant à grands traits des éléments de langage standardisés de la politique internationale de la Chine. La publication de ces deux documents est concordante avec le renouvellement de Xi Jinping et ses thuriféraires (réseaux et obligés) au pouvoir. Une nouvelle phase politique articulée à une nouvelle phase de politique étrangère. Le Parti-État opère un glissement de la rhétorique des « Nouvelles routes de la soie » (officiellement la Belt and Road Initiative ou BRI) vers une appréciation devenue globale : la « Global Development Initiative » (quanqiu fazhan changyi) et la « Global Civilization Initiative » (quanqiu wenming changyi).
Le poids de la Chine dans l’économie mondiale et son ampleur diplomatique font se mouvoir les lignes de tensions et de fractures de l’ordre international. Sa contribution a amplifié la ligne de dislocation entre monde occidental et non occidental, plus que démocratie/autocratie : elle est toujours plus structurante. La promotion du modèle chinois auprès des ex-pays du Tiers-monde prend une valeur significative en parallèle du regain de discrédit des valeurs démocratiques portées par l’Occident et les oppositions politiques. L’objectif de Pékin réside dans une neutralisation de ces valeurs par l’isolement croissant de l’Occident.
APOGÉE PRÉCOCE ?
Avant la militarisation et le recours à la force, c’est bien par le commerce que la Chine a su répandre son influence autoritaire. D’un côté, elle poursuit aujourd’hui cet effort en soulevant des interrogations structurelles et en engageant une contre-offensive dans les démocraties. De l’autre, elle poursuit cette dynamique avec moins de contraintes dans les régimes non démocratiques. Le monde se disloque aussi par la recomposition internationale du commerce, de la vertu et de la force.
Le Parti-État évoque à l’envi le point culminant de la puissance chinoise en 2049, un siècle après la proclamation de la RPC. Au regard de la célérité des affaires internationales, de la personnalité de Xi Jinping, n’y aurait-il pas parmi ses intentions cachées, la volonté que cet apogée arrive bien avant 2049 ? Quid de Taïwan ? Quid de la « dédollarisation » ? Les récentes annonces russes, de l’Arabie Saoudite (autant que son rapprochement de l’OCS), comme du Brésil d’échanger davantage en yuan sont un signal fort de l’extension des capacités chinoises contre le dollar. Quid aussi des questions globales ? Quid de l’humanisme ? Quid d’un monde sans leader ? Spécificité de notre temporalité, la marche vers le chaos sans véritable précédent.
Par Emmanuel Véron
« Cet article a été publié initialement sur Asialyst.com, site d’information et d’analyse sur toute l’Asie [insérer le lien : https://asialyst.com/fr/2023/03/31/comment-chine-travaille-isoler-occident-reste-monde/]. »