Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine – La Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? (2/2)

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Thucyblog n°281 – Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine – La Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? (2/2).

Par Julian Fernandez, le 13 avril 2023

Un immense pari juridique et politique

La guerre porte traditionnellement le crime. L’offensive implique souvent la montée aux extrêmes et ce sont les civils présents, ceux de l’État agressé, qui peuvent plus particulièrement en souffrir. Il faut rajouter, en l’espèce, le poids des discours et du déroulé de cette guerre dans les violences observées. Sarah Fainberg et Céline Marangé ont bien montré ici comment la violence russe, « entre intentionnalité et inévitabilité », engendrait son cortège de crimes de guerre. Plusieurs rapports d’organismes à la réputation établie en attestent également, dénonçant les crimes systémiques commis par la Russie en Ukraine. Il est notamment question du recours à des armes explosives à large spectre, à des violence sexuelles et sexistes, à des traitements inhumains et dégradants, au ciblage délibéré de civils ou d’infrastructures civils, etc. Le Bureau du Procureur de la CPI a lui-même qualifié l’ensemble de la situation de « scène de crimes ». Dans les premiers mandats d’arrêts demandés et délivrés, le Procureur a toutefois choisi de cibler la déportation et le transfert illégaux d’enfants ukrainiens vers la Russie ou vers des régions occupées de l’Ukraine, en violation de l’article 8-2-a-vii et de l’article 8-2-b-vii du Statut de Rome (crimes de guerre). Cette priorisation est parfaitement compréhensible tant les faits paraissent en l’occurrence bien documentés. Elle renvoie aussi à une réalité cruelle et à une préoccupation de longue date de la Cour.

L’Ukraine alerte d’abord depuis le début du conflit : la Russie vole nos enfants, sans toutefois que le chiffre de plus de 14 000 mineurs déportés avancé par Kyiv ne puisse être encore établi. Une enquête substantielle de l’Observatoire des conflits de l’Université de Yale reconnaît qu’au moins 6 000 enfants ont bien été déportés et placés dans différents centres de rééducation. Le service des affaires familiales de Krasnodar aurait même ouvertement annoncé que plus de 1000 bébés de Mariupol auraient trouvé une « nouvelle famille » en Russie. En tout état de cause, le dernier rapport de la Commission d’enquête onusienne a étudié en détail la situation de 164 mineurs provenant initialement de Donetsk, Kharhiv ou Kherson et elle conclut sans hésitations à la commission en l’espèce de crimes de guerre. La Cour entend ensuite depuis toujours protéger les plus jeunes, les plus vulnérables. Les premières affaires jugées par la CPI avaient ainsi placé au cœur des procédures la question des enfants soldats. La lutte contre l’impunité des crimes contre les enfants a plus tard été érigée en priorité du Bureau du Procureur. Les mineurs ne sauraient être contraint à se battre ou être traités comme « butin de guerre ». En l’espèce, plusieurs « incidents » renvoyant à la déportation de centaines de mineurs enlevés à des orphelinats et ensuite donnés à l’adoption en Russie auraient été identifiés.

Fort de ces éléments, et compte tenu du standard de preuve exigé à ce stade de la procédure (l’existence de « motifs substantiel de croire que cette personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour » au sens de l’article 58 du Statut), la Chambre ne pouvait que faire droit à la requête du Procureur. Elle l’a fait dans un temps record, en moins d’un mois. La responsabilité de Vladimir Poutine est en l’état envisagée sur le fondement de la commission principale, pour avoir commis les actes directement, conjointement avec d’autres et/ou par l’intermédiaire d’autres personnes (article 25-3-a du Statut), et sur celui de la responsabilité du supérieur hiérarchique (article 28-b du Statut). Simplement, et la démarche est ici originale, la Chambre a décidé de ne pas dévoiler précisément le contenu des mandats délivrés afin de protéger les victimes et les témoins de l’affaire, tout en révélant l’existence de ces mandats, l’identité des suspects, les charges et les modes de responsabilités retenus. La formation considère que « les intérêts de la justice », un concept décidément élastique, commande de divulguer ces derniers éléments. Il s’agit sans doute de montrer à quel point la Cour est ici proactive et de parier sur l’effet dissuasif de la démarche. L’histoire jugera. En toute hypothèse, cette position n’a rien de définitif ou d’exclusif. Il est même probable que d’autres mandats aient pu être délivrés sous scellés comme c’est fréquemment le cas à la Cour ou que d’autres charges puissent être ensuite retenues contre Vladimir Poutine (crimes contre l’humanité voire génocide) – tant celles à ce stade retenues, aussi importantes soient-elles, ne couvrent pas les exactions massives commises par ses troupes sur le terrain. Le New York Times évoque finalement la perspective de nouvelles affaires sur l’« arme du froid », ces attaques russes menées contre des infrastructures civiles, notamment l’approvisionnement en eau et les centrales électriques et gazières, qui sont éloignées des combats et ne sont pas considérées comme des cibles militaires licites.

Après, savoir que des crimes sont commis, c’est une chose, démontrer au-delà de tout doute raisonnable qu’un chef de l’État a une part de responsabilité pénale dans ceux-ci, en est une autre. Plusieurs affaires devant la Cour n’ont pu satisfaire les exigences probatoires en matière d’identification précise du rôle de l’accusé dans la commission du crime. Et à chaque mode de responsabilité envisagé ses propres défis pratiques. L’espèce parait tout de même bien engagée tant les éléments rassemblés paraissent nombreux et tant les autorités russes elles-mêmes ont pu prendre publiquement des positions incriminantes. Comme l’évoque par exemple le Procureur dans sa déclaration, « the law was changed in the Russian Federation, through Presidential decrees issued by President Putin, to expedite the conferral of Russian citizenship, making it easier for them to be adopted by Russian families », ce qui démontrerait, entre autres, l’intention criminelle et la volonté de soustraire définitivement ces enfants de leurs États de provenance et de nationalité.

La principale difficulté sera, en l’absence de possibilités de poursuite in abstentia, une question que l’on sait discutée, de mettre simplement la main sur les deux personnalités mises en cause, et spécialement sur Vladimir Poutine. Il est des obstacles politiques et juridiques. En premier lieu, l’issue de la guerre et le maintien ou non du régime de Vladimir Poutine au pouvoir seront évidemment cruciaux. En l’état, la Russie n’a aucune obligation de coopérer avec la CPI puisqu’elle ne se compte pas parmi le cercle des parties au Statut de Rome. Et on peine à imaginer que le chef du Kremlin décide de comparaitre volontairement devant la Cour pour s’expliquer, même une fois le conflit terminé. Au contraire, il est probable que la Russie, qui a déjà considéré ces mandats d’arrêt comme « outrageous and unacceptable », prenne des actes de défiance supplémentaires à l’encontre de la Cour. Une sorte de Hague Invasion Act à la russe, la promesse de délivrer par tous les moyens nécessaires le président s’il venait à tomber entre les mains de cette juridiction. On se souvient déjà de la réaction des autorités russes quand un premier Rapport d’étape du Procureur (2016) constatait l’existence d’« un conflit armé international dans le contexte des hostilités survenues dans l’est de l’Ukraine depuis le 14 juillet 2014 au plus tard, parallèlement au conflit armé non international ». Moscou voyait ainsi son implication dans le Donbass dénoncée et la Russie rejoignit immédiatement le club très fermé des États (États-Unis, Israël et Soudan) ayant choisi de priver d’effets juridiques leur signature initiale du Statut de Rome afin de marquer leur opposition à l’existence même de la Cour ou à la politique pénale de son Procureur. Si Vladimir Poutine tombe en disgrâce, toutefois, les perspectives pourraient être différentes encore que l’on voit mal la Russie remettre à la CPI, une juridiction honnie, un de ses anciens chefs d’État, même devenu un paria. C’est un autre sort qui l’attendra probablement…

Il faut dans l’immédiat compter sur le bon vouloir des 123 parties au Statut pour exécuter le mandat d’arrêt si le maître du Kremlin venait à les visiter ou à se trouver sous leur juridiction. On peut douter de l’existence d’un élan commun en la matière. Quelle sera par exemple la position du « Sud Global » ? Comment l’Afrique du Sud ou le Brésil réagiraient, par ailleurs, si un sommet des BRICS se tenait sur leur territoire en présence de Vladimir Poutine ? Il en est justement un de prévu au mois d’août prochain à Durban. Quid aussi du prochain sommet du « G 20 » qui doit se tenir à Delhi, en Inde, en septembre ? Le précédent Omar Al Bashir n’incite finalement pas à l’optimisme. Lui aussi visé par un mandat d’arrêt de la Cour (2009), le dirigeant soudanais a néanmoins pu se rendre dans des dizaines d’États, y compris plusieurs parties au Statut de Rome, sans qu’il ne soit arrêté. Même aujourd’hui déchu, sa remise à la Cour se fait toujours attendre. Le Bureau du Procureur a d’ailleurs dénoncé dans nombre de rapports au Conseil de sécurité le manque de coopération de Khartoum et le refus de plusieurs parties d’arrêter le chef d’État.

En second lieu, la question des immunités dont peut se prévaloir Vladimir Poutine ne peut être balayée d’un revers de la main. On se rappelle, en effet, qu’il est un principe de droit universellement admis que les dirigeants participent de l’indépendance de l’État dont ils sont les représentants et qu’ils ne peuvent être soumis à aucune autre juridiction que celle de leur propre nation – du moins tant qu’ils sont en exercice (la chute de Poutine ouvrirait ici des perspectives supplémentaires puisqu’il ne pourrait au mieux que réclamer le respect de ses immunités fonctionnelles, largement mises à l’écart en ce domaine depuis l’affaire Pinochet). Faut-il cependant considérer que la gravité de l’interdit ici en cause ou bien la nature des juridictions en l’espèce compétentes écarteraient la protection normalement reconnue à certains individus-organes de l’État ? La Cour internationale de Justice a seulement affirmé que les immunités devaient être écartées devant certaines juridictions pénales internationales, c’est-à-dire que des exceptions pouvaient exister à la suite de renonciations par différents actes juridiques. Qu’en est-il devant la CPI ? Si l’article 27-2 du Statut de Rome exclut le jeu devant la Cour de l’immunité liée à la fonction officielle, l’article 98-1 du même instrument reconnaît toutefois ici de potentielles tensions avec les obligations des États parties en matière d’immunité de dirigeants d’États tiers.

Dans l’affaire Al Bashir, l’Afrique du Sud ou la Jordanie, pourtant parties au Statut de Rome, estimèrent en ce sens ne pouvoir contraindre le chef d’un État tiers au Statut et l’arrêter s’il venait à se trouver sur leur territoire et que la Cour le demandait. La Cour, après avoir beaucoup tâtonné, a défendu une autre lecture, pour le moins audacieuse. Pour la Chambre d’appel de la CPI, on ne saurait ainsi transposer à l’ordre des juridictions internationales une règle visant initialement les juridictions nationales. Pourtant, en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité, les États disposent-ils de l’autorité suffisante pour faire ensemble ce qu’aucun d’entre eux ne pourrait faire seul : lever l’immunité d’un pair ? Rien n’est moins sûr. Mais la Cour poursuit et considère que l’article 27-2 sur le « défaut de pertinence de la qualité officielle » ne fait en réalité que refléter l’état actuel du droit international coutumier. Soit. On comprend en tout cas la réaction embarrassée des Etats-Unis. Washington a toujours refusé « la conclusion radicale […] selon laquelle le droit international coutumier ne prévoit pas d’immunité des chefs d’État devant une juridiction internationale établie par deux États ou plus ». L’interprétation de la CPI semble bien méconnaitre les nombreuses déclarations étatiques reconnaissant un caractère temporaire mais absolu à l’immunité personnelle attachée aux chefs d’État. Elle ne saurait de toute façon obliger ceux qui ne sont nullement liés par les prises de position de la Cour. La disputatio offre en tout cas un boulevard pour justifier, même opportunément, le refus d’exécuter le mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, quand on sait déjà, pour reprendre la formule d’Olivier Corten, qu’« en droit, l’on peut a priori dire n’importe quoi, même si on ne peut pas le dire n’importe comment ». Simplement, ce que l’on s’accorde à soi, on finit toujours par devoir l’accorder à d’autres.

En fin de compte, l’avenir dira si ce pari juridique et politique s’est révélé opportun ou s’il ne fut qu’une illusion supplémentaire. Ses effets sur le terrain peuvent dans l’immédiat être discutés. Ils touchent tant aux personnalités qu’aux narratifs, mais ne sont pas sans biais.

Vladimir Poutine est d’abord et désormais un fugitif. Il en est marqué au fer rouge. La force du mandat d’arrêt réside aussi dans sa capacité de naming and shaming. Il apporte sa pierre à la marginalisation du régime russe et introduit de l’incertitude supplémentaire dans les déplacements de son chef d’État – ainsi que dans ceux de ses proches susceptibles de faire à leur tour l’objet de mandats d’arrêt. L’acte représente un coût supplémentaire dans la conduite d’une politique criminelle, contribue à son échelle à la mise à l’index du dirigeant russe dans les relations internationales. Pour le Procureur général ukrainien, Andriy Kostin, « les dirigeants mondiaux réfléchiront à deux fois avant de lui serrer la main ou de s’asseoir avec Poutine à la table des négociations ». Il reste à voir comment concilier cette épée de Damoclès avec la nécessité un jour de trouver une sortie de crise. On a aussi dit de Bachar el-Assad qu’il « est à l’origine du problème et qu’il ne peut pas faire partie de la solution » en Syrie. Aujourd’hui, pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour normaliser les relations avec son régime. Le mandat d’arrêt contre Poutine sera-t-il quant à lui un obstacle définitif lorsqu’arrivera le temps de la négociation ? On peut en douter. L’espoir de justice ne sera-t-il pas de nouveau sacrifié au profit d’un accord de paix ? L’article 16 du Statut de Rome prévoit que le Conseil de sécurité puisse en ce sens intervenir et suspendre les procédures engagées par la CPI, à condition bien sûr de trouver une majorité favorable au Conseil et le concours des membres permanents… Que retiendrait-on alors de toute cette affaire ?

Plusieurs narratifs sont ensuite indéniablement affectés par cet acte diruptif de la Cour pénale internationale. On songe spontanément au récit russe destiné à justifier son « opération spéciale », maintenant un peu plus discrédité qu’il ne l’était déjà. Il sera également plus difficile pour Moscou de présenter les transferts et déportations d’enfants comme une opération humanitaire et bienveillante. Le mandat d’arrêt donne des éléments supplémentaires à l’opposition et réclame un investissement encore plus grand dans la désinformation pour en limiter les effets. Mais on pense aussi aux enjeux pour la Cour elle-même. Le bénéfice immédiat est indéniable, la CPI se place au centre de l’échiquier. L’accusation portée contre Vladimir Poutine « démonétise » quelque peu l’intérêt d’une juridiction supplémentaire, par exemple. Mais n’y a-t-il pas péril à lancer publiquement un tel mandat d’arrêt quand ses perspectives d’exécution apparaissent aussi faibles ? Encore un sabre de bois ? La démarche pourrait aussi renforcer le discours de ceux dénonçant la sélectivité des enquêtes et procédures engagées par la Cour, sa difficulté à jouer du glaive comme de la balance, sa tentation de la carte et non du menu. La mise en cause de Vladimir Poutine renvoie en miroir à l’absence totale de poursuites contre d’autres dirigeants aux responsabilités pourtant manifestes dans un certain nombre de crimes commis en Afghanistan, en Irak, en Palestine, etc. Ne pas choisir une indignation, tenir tous les bouts, savoir penser contre soi-même : c’est aussi ici que les leçons de cette aventure en terre inconnue devront être tirées.

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