Par Marcello PUTORTI, le 28 mars 2023
Le 5 mars dernier Gérald Darmanin, accompagné d’une délégation calédonienne, se rendait au Vanuatu, frappé par deux cyclones successifs, afin de médiatiser l’aide apportée par la France et de réaliser des annonces de coopérations multidimensionnelles. Cette visite constitue un message d’attention et d’intérêt adressé à la Mélanésie, vivement attendu par les observateurs de la stratégie indopacifique française, qui s’inquiétaient de « l’absence persistante de visites d’un ministre des Affaires étrangères dans les États insulaires du Pacifique ». Toutefois, Gérald Darmanin est ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer et sa visite de trois jours concernait avant tout le processus institutionnel calédonien, qui connait d’importants développements. Ce double agenda rappelle que les deux enjeux – indopacifique et calédonien – poursuivent des trajectoires entremêlées s’affectant subtilement.
Les incertitudes de la sortie de l’accord de Nouméa
À la veille de son retour en métropole, le ministre a marqué une rupture sans précédent, depuis les 35 dernières années, concernant le rôle de l’État dans le processus institutionnel calédonien, en annonçant : « Nous ne convoquerons pas les électeurs calédoniens aux provinciales avec un corps électoral restreint ».
L’élection en question concerne le renouvellement des assemblées provinciales et du Congrès de la Nouvelle-Calédonie (l’assemblée délibérante de la collectivité de l’archipel), qui devrait potentiellement se tenir au printemps 2024, à l’issue de la cinquième mandature depuis l’adoption de la Loi n°99-209 organique du 19 mars 1999, qui organise les institutions de la Nouvelle-Calédonie, dont cette restriction à son article 188. Elle découle des accords de Matignon-Oudinot de 1988, puis de l’accord de Nouméa de 1998. L’exclusion du corps électoral provincial d’une partie des citoyens français, établis en Nouvelle-Calédonie, est fondée par la volonté de constituer une citoyenneté calédonienne, dans le but de résorber les antagonismes fondamentaux entre Calédoniens par la formation d’une identité commune locale.
Le 12 décembre 2021, à l’occasion de la dernière consultation d’autodétermination prévue par l’accord de Nouméa, si l’indépendance l’avait emportée, cette citoyenneté devait servir de base pour organiser une « nationalité » calédonienne. Eu égard aux compétences des provinces (sous-ensembles administratifs territoriaux au sein de l’archipel) et de la Nouvelle-Calédonie (collectivité de l’ensemble de l’archipel), renforcées par l’accord de Nouméa, durant la période des quatre mandatures prévues par cet accord pour préparer les consultations d’autodétermination, cette restriction se justifiait par le caractère « transitoire »du processus de décolonisation, tout en dérogeant aux droits civiques octroyés par la nationalité et protégés par la Constitution et le droit international. Mais compte tenu de la constitutionnalisation des dispositions de l’accord de Nouméa, bien que ce dernier soit arrivé au terme de son calendrier, les règles en vigueur « demeurent applicables » aux élections postérieures à l’échéance de l’accord : à la fin de la quatrième mandature. Ce fut le cas aux élections provinciales de 2019 et donc aussi, en l’état, pour 2024. La contradiction consubstantielle des dispositions transitoires mais constitutionalisées de l’accord de Nouméa avec d’autres dispositions constitutionnelles et le droit international, d’un point de vue juridique, implique donc une révision de la Constitution.
D’un point de vue politique, toutefois, dans l’accord de Nouméa, la question du corps électoral était envisagée dans le cadre général plus large de la « nouvelle organisation politique » devant se substituer à celle issue de l’accord de 1998. En ce sens, à l’issue de la troisième consultation, il était envisagé de réaliser un référendum de projet local avant le 30 juin 2023, en substituant l’accord de Nouméa par un nouvel accord, dont découlerait une révision de la Constitution, impliquant un nouveau corps électoral pour vraisemblablement – si le nouvel accord ne remettait pas en cause la segmentation administrative provinciale et son articulation avec le Congrès de la Nouvelle-Calédonie – assurer le renouvellement des représentants locaux, aux élections du printemps 2024. Or, les indépendantistes ayant manifesté ne pas vouloir négocier d’autre chose que de l’indépendance – bien qu’à travers des nuances remarquées, entre les différents partis– l’obtention d’un accord, la tenue d’un référendum de projet, une réforme de la Constitution et le vote d’une nouvelle loi organique, avant les échéances électorales locales de 2024, rendaient improbable de tenir ce calendrier.
Décorrélation des sorties de l’accord de Nouméa
Le gouvernement semble alors avoir décorrélé la question du corps électoral de celle d’un accord politique général sur les institutions avenirs de la Nouvelle-Calédonie, dont la détermination pourrait se faire après les élections provinciales de 2024. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que « la réforme constitutionnelle d’ensemble » – concernant le tout autre sujet, selon les termes du Sénat et du président de la République, de la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse » – soit l’occasion d’une modification de l’article 77, qui contient les dispositions concernant le corps électoral calédonien, indépendamment d’un consensus local sur cette question. Il s’agit d’une rupture sans précédent depuis 35 ans car depuis les accords de Matignon-Oudinot, l’État est à la fois partie des accords et acteur « impartial ». Cette impartialité était plus précisément rappelée au titre des 12 mois, suivant la signature de l’accord de 1988, durant lesquels l’État voyait ses pouvoirs locaux renforcés afin de préparer les trois nouvelles provinces et le Territoire de la Nouvelle-Calédonie à exercer les nouvelles compétences que leur a ensuite transféré l’État. Toutefois, cette impartialité s’articulait à la vision selon laquelle, au-delà de la seule question de l’indépendance, l’organisation statutaire de l’archipel devait provenir d’un consensus local et non plus être imposé à l’une ou l’autre des parties de l’accord. En Nouvelle-Calédonie, l’État devenait un « arbitre ».
Une décorrélation de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie dans son ensemble et la question spécifique du corps électoral constitue une réponse à l’exigence de réduire l’incertitude concernant le scrutin de 2024. Pris dans la tension juridique et calendaire, l’État tranche la question du corps électoral en laissant aux Calédoniens le temps de dialoguer sur d’autres questions clivantes, telles que l’organisation administrative interne, la répartition des compétences et des budgets, la place de la coutume kanak dans les institutions, le modèle économique, etc. Ce choix revient à sortir de l’accord de Nouméa en plusieurs fois.
Réduire les incertitudes au risque d’en créer
Néanmoins, le corps électoral n’est pas simplement une question importante parmi d’autres, elle est, sans aucun doute, la question la plus importante du processus institutionnel calédonien. Lors de son congrès fondateur, du 22 au 24 septembre 1984, le FLNKS se structure explicitement contre le risque de voir le peuple kanak devenir « minoritaire chez lui ». C’est cette crainte qui préside le boycott actif des élections territoriales du 18 novembre 1984, le boycott du premier référendum d’autodétermination du 13 septembre 1987 et le boycott actif des élections régionales du 5 juin 1988, qui ponctuent la période de violence, dite, des « Événements ». Compte tenu de l’ethnicisation des clivages politiques locaux, constatée aux élections locales et aux consultations d’autodétermination, la démographie est scrutée à l’aune des antagonismes politiques. Aux élections provinciales de 2019, 169 635 électeurs (citoyens calédoniens, donc) étaient inscrits. Aux élections présidentielles de 2022, convoquant l’ensemble des citoyens français inscrits en Nouvelle-Calédonie, la liste électorale générale comportait 218 781 personnes. La différence étant de 49 146 personnes, il s’agit du nombre d’électeurs potentiels que la réforme constitutionnelle pourrait faire accéder au scrutin des élections provinciales : soit une augmentation potentielle maximale de 29% du corps électoral, pour déterminer les équilibres du spectre politique local de 2024.
Le Gouvernement a déclaré ne pas envisager une ouverture totale et les représentants politiques calédoniens, favorables à une telle ouverture, parlent plus précisément d’une ouverture « glissante », intégrant les électeurs après une période de présence sur le territoire des intérêts matériels et moraux, située entre 3 et 5 ans. La portion d’électeurs effectivement intégrée pour les élections de 2024, déterminera dans quelles mesure le paysage politique sera bouleversé. À défaut de faire l’objet des négociations plus générales de « l’avenir institutionnel », si la réforme constitutionnelle est vécue ou en tout cas dénoncée comme un acte unilatéral de l’État et que les élections provinciales – comme l’a été la dernière consultation d’autodétermination du 12 décembre 2021 – est boycotté avec succès, la Nouvelle-Calédonie se retrouverait dans une situation politique analogue à celle des statuts éphémères, rejetés de part et d’autre, ayant ponctué les Évènements.
Si cette ouverture du corps électoral est une opportunité de dépasser les clivages ayant structurés les accords, il ne faudrait pas qu’elle soit le ferment d’un retour à l’expression violente des antagonismes locaux les ayant rendus nécessaires. L’élaboration de ce calendrier est d’autant plus importante qu’elle côtoie d’autres échéances parlementaires déterminantes pour la place que pourrait occuper la Nouvelle-Calédonie dans la stratégie indopacifique de la France mais dont la concrétisation est liée, à plus d’un titre, à ces développements institutionnels.
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