L’Indopacifique et la sortie de l’accord de Nouméa, articulation des calendriers parlementaires et des contextes locaux (2/2)

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Thucyblog n° 277 : L’Indopacifique et la sortie de l’accord de Nouméa, articulation des calendriers parlementaires et des contextes locaux (2/2).

Par Marcello Putorti, le 30 mars 2023

Pour lire la première partie : Thucyblog n°276 : L’Indopacifique et la sortie de l’accord de Nouméa, articulation des calendriers parlementaires et des contextes locaux (1/2) – Centre Thucydide (afri-ct.org)

Dans ses vœux adressés aux armées, le 20 janvier dernier, le Président de la République a présenté les orientations générales et les montants financiers qui seront consacrés aux armées dans la prochaine loi de programmation militaire (LPM). Après la volonté de « réparer » les armées à l’aide d’un budget de 295 milliards d’euros, consacré par la LPM 2019-2025, la LPM 2024-2030 vise à les « transformer » en mobilisant 413 milliards d’euros.

Des ambitions aux moyens

Le général de brigade Valéry Putz, commandant supérieur des Forces armées de la Nouvelle-Calédonie (FANC), écrivait en 2021 : « En cohérence avec l’importance accrue de la stratégie régionale, des évolutions capacitaires sont attendues dans les prochaines années. L’inédit effort de défense de l’actuelle loi de programmation militaire a ainsi permis de confirmer le renforcement prochain des moyens de patrouille maritime, avec l’arrivée à partir de 2023 de deux bâtiments modernes, et le remplacement d’ici à 2025 des avions de surveillance maritime. Équipées en 2021 de nouveaux véhicules blindés, les forces terrestres ont également entamé une évolution de leurs capacités. Avec d’autres modernisations à venir d’ici à 2030, ces évolutions capacitaires permettront aux FANC de répondre aux enjeux régionaux ». Ces enjeux s’attachent au cadre général de l’Indopacifique et au sous-ensemble parfois qualifié de « Sud-Ouest Pacifique » qui recoupe la zone de responsabilité permanente (ZRP) des FANC. Ces enjeux comprennent quatre piliers ou objectifs : (1) la sécurité et la défense, (2) l’économie, la connectivité, la recherche et l’innovation, (3) le multilatéralisme et les règles de droit et (4) le changement climatique, la biodiversité, gestion durable. Autour de la Nouvelle-Calédonie, ces enjeux ne se réduisent pas à l’usage qui peut être fait des FANC mais le rôle multidimensionnel de ces dernières (surveillance et dissuasion sur les espaces, vitrine commerciale des équipements militaires mobilisés, partenariats et coopérations engageant les forces armées, projection d’assistance en cas de catastrophes naturelles, etc.) est intrinsèque à la crédibilité de la France pour chacun de ces piliers. C’est pourquoi outre le renouvellement, la modernisation et le renforcement de l’existant, l’augmentation considérable des sommes accordées aux armées, le récit que la France engage vis-à-vis de l’Indopacifique et la place centrale qu’y occupe la Nouvelle-Calédonie, constituent les ingrédients d’une future rupture stratégique. Rupture stratégique au sens où, par ses effets, elle vise précisément à « transformer profondément la sphère de sécurité et de défense » (C’est nous qui soulignons). Il ne s’agirait toutefois pas ici seulement d’anticiper les ruptures introduites par d’autres acteurs pour ne pas les subir mais bien d’être à l’initiative d’une rupture stratégique régionale qui, intervenant dans le premier des quatre piliers – domaine traditionnel et intuitif des forces armées – rejaillirait sur les trois autres.

Cette idée apparait à propos des infrastructures des FANC, d’abord en filigrane, dans les évaluations qui sont faites de la concrétisation de la stratégie indopacifique de la France. Le Sénat soulève explicitement la question en janvier 2023 : « en pleine concertation avec les pouvoirs locaux, le renforcement de la base navale de Nouméa doit être étudié́, en liaison avec les autorités calédoniennes, dans le cadre de la prochaine LPM ». Comme l’indiquait le général Putz cet effort a été engagé par la précédente LPM, notamment, pour l’arrivée imminente des nouveaux patrouilleurs d’Outre-mer (POM). Concrètement, la base navale de Nouméa s’est dotée de nouveaux quais pouvant accueillir ces bâtiments, pour un coût de 12,57 millions d’euros. Il ne s’agit toutefois que d’un renforcement de l’existant. Conformément aux ambitions qu’affiche la France, le chercheur Antoine Bondaz préconise le « déploiement permanent d’un navire d’assaut amphibie de classe Mistral dans la région [qui] changerait radicalement la situation ». Admettant que « la quantité se convertit en qualité », la rupture renvoie ici au saut capacitaire d’un tel outil, pouvant embarquer des forces de projection terrestre (60 véhicules blindés ou 13 chars, 400 à 900 soldats), aériennes (capacité de 16 hélicoptères), d’aide (hôpital et blocs opératoires) et de surveillance (radars, leurres, système de transmission satellitaire).

L’importance de la rupture stratégique potentielle qui se profile nécessite de s’envisager au-delà du seul rapport des ambitions et des moyens, dans un double contexte historique et régional, qui la conditionne et s’impose donc à la réflexion.

Des moyens à l’aune d’un contexte historique

Cette contextualisation nous reporte au cœur de l’enjeu institutionnel calédonien. Durant la période de violence des Évènements, le gouvernement tente de résoudre la contradiction fondamentale des aspirations opposant les partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France à ceux de l’indépendance, sur cette question statutaire. La formule trouvée par Edgard Pisani, délégué sur l’archipel pour trouver une solution, d’« Indépendance-Association » vise à octroyer l’indépendance en apportant des garanties de coopération et de maintien d’une présence française, afin de ménager tous les intérêts. L’une de ces garanties, annoncée par le président de la République François Mitterrand lors d’une visite surprise sur l’archipel effectuée le 17 janvier 1985, est le renforcement de la base militaire de Nouméa. « L’annonce de l’implantation d’une importante base militaire française à Nouméa veut, d’ores et déjà, avoir, à l’intention des Canaques, valeur de dissuasion, et, à l’intention des caldoches [À l’époque, il s’agit de la désignation générique des anti-indépendantistes, depuis la métropole], valeur d’engagement ». La lecture de l’époque inscrit donc le projet dans cette recherche d’équilibre interne. Il faut alors rappeler que, à l’époque et parallèlement, la Polynésie française est aussi engagée dans un processus d’autonomisation. Or, pour l’État, les enjeux stratégiques en Océanie sont principalement ordonnés par le Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP), dont les essais nucléaires effectués sur l’archipel des Tuamotu, en Polynésie française, sont indispensables à la crédibilité de la dissuasion nucléaire nationale, en pleine crise des euromissiles. Le renforcement de la base de Nouméa s’envisage donc à l’époque aussi et peut-être principalement pour sécuriser les essais nucléaires. Toutefois, le projet concernant la base navale fut balayé par l’alternance politique nationale de 1986 et la reprise locale des violences.

Cette profondeur historique permet de comparer les enjeux d’aujourd’hui à ceux d’hier, en considérant les moyens pour y répondre. Alors que la Nouvelle-Calédonie était, dans les années 80, un enjeu stratégique périphérique, dont la trajectoire semblait indiquer l’indépendance imminente, un choix de renforcement structurel de la présence militaire y a été envisagée. Le projet impliquait notamment un bassin de carénage dans la base navale pour y stationner un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA). Le coût de ces travaux était estimé à 400 millions de francs (français), soit – en tenant compte de l’inflation de 1985 à 2022, donnant une indication toute théorique – 118 millions d’euros. Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie est au centre géographique du dispositif français de projection dans le Sud-Ouest Pacifique et la plus proche du point chaud que constitue, par exemple, la mer de Chine méridionale, où la France a déployé un SNA pour la première fois dans le cadre de la « mission Marianne », en 2021, afin de promouvoir la liberté de circulation, conformément au droit de la mer.

Des moyens à l’aune d’un contexte régional

Cette comparaison historique, compte tenu des moyens et de l’ambition de la prochaine LPM, semble encourager une initiative analogue, dont il faut toutefois froidement envisager les effets à l’aune du contexte régional. À l’issue de l’accord AUKUS, l’Australie a souhaité améliorer qualitativement sa dissuasion conventionnelle navale, au détriment du projet précédant, contracté, notamment, avec la France. Toutefois, l’effet immédiat de AUKUS est de retarder le renouvellement de la flotte sous-marine australienne à l’horizon de la décennie 2030 pour l’achat de sous-marins prélevés sur la flotte américaine, 2040 pour les premières livraisons ad hoc et 2050 pour un renouvellement complet, si toutefois les temps estimés sont respectés. Ce qui signifie que la propre rupture qu’a souhaité réaliser l’Australie n’appartient pas au contexte stratégique actuel. La France pourrait, en revanche, très rapidement réaliser, à des coûts incomparablement inférieurs, le même effet souhaité par les Australiens. Cela aurait pour conséquence de crédibiliser la présence française, éventuellement accompagnée d’accords pour accueillir des bâtiments alliés – si les normes techniques le permettent – et de constituer une vitrine commerciale. Ce, notamment à destination d’autres puissances intéressées à la technologie sous-marine française et ayant fait de la projection navale le cœur de leur stratégie. C’est le cas de la Poros Maritim Dunia (« Point d’appui/Axe Maritime Global ») : la ‘’grande stratégie’’ structurant les ambitions de l’Indonésie.

Il ne faudrait toutefois pas que cette rupture stratégique ravive des tensions historiques ou soit le creuset de malentendus, pouvant nuire au rayonnement de la France. Le SNA est un sous-marin à propulsion nucléaire, se distinguant des Sous-Marins Nucléaires Lanceurs d’Engins (SNLE). Ces derniers constituant la composante océanique de la dissuasion nucléaire française. Toutefois, dans le Pacifique, la France a été longtemps associée aux essais nucléaires du CEP, pourrissant ses relations avec les petits États et territoires insulaires mais aussi l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’imaginaire du nucléaire est donc à double tranchant, pouvant crédibiliser la France et tout autant rebuter de potentiels partenaires ou interlocuteurs, y compris en Nouvelle-Calédonie elle-même. En 1985, l’annonce du renforcement de la base navale de Nouméa est intégrée dans les éléments discursifs de certains indépendantistes, dont un des slogans est : « Non au nucléaire dans le Pacifique ». Comme le rappelle le général Putz : « les perspectives concernant les moyens de la stratégie régionale française ne peuvent être complétement détachées de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie qui sera déterminant ». Inversement, cela vaut aussi vis-à-vis de nos partenaires extérieurs. L’Australie s’est activement engagée dans une Indigenous Foreign Policy, impliquant la promotion des Aborigènes dans sa diplomatie mais aussi la considération des « peuples premiers » par ses partenaires internationaux. Les États et organisations de la région répondront aux initiatives françaises aussi en rapport avec les développements internes de la Nouvelle-Calédonie.

C’est à la lumière de ce contexte que l’ouverture du corps électoral (Voir  la première partie de l’article) doit être envisagée avec la plus grande délicatesse et ingéniosité. Car elle se charge du double impératif de réussir la sortie de l’accord de Nouméa et la concrétisation de la stratégie indopacifique de la France. Les processus constitutionnels et législatifs qui se profilent sont donc conditionnés à la politique et à la diplomatie, deux pratiques amenées à n’en former qu’une, comme l’a illustré, peut-être un peu vite, la récente tournée de Gérald Darmanin.

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