Retour sur le potentiel effondrement du méga-courant de l’Atlantique

via University of Copenhagen - P.Ditlevset S.Ditlevsen

Peter Ditlevsen, University of Copenhagen et Susanne Ditlevsen, University of Copenhagen

Fin juillet, une étude publiée dans Nature Communications a mis en garde contre le risque d’effondrement d’un système océanique essentiel qui fait remonter les eaux chaudes dans l’Atlantique Nord. Nommée le plus souvent par son abréviation anglaise d’AMOC, la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique était déjà connue comme étant ralentie de manière inégalée depuis 1600 ans.

Ces dernières recherches envisagent son possible effondrement entre 2025 et 2095, avec une estimation centrale de 2057 si une réduction drastique et rapide des émissions de gaz à effet de serre n’advient pas. Ce scénario, s’il s’avère exact, pourrait entraîner un climat européen dramatiquement froid avec des conséquences dévastatrices pour la vie telle que nous la connaissons. The Conversation s’est entretenu avec le physicien Peter Ditlevsen et sa sœur, la statisticienne Susanne Ditlevsen, pour discuter de leurs résultats et des controverses qu’ils n’ont pas manqué de susciter.

Comment décririez-vous l’AMOC pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler ?

Peter Ditlevsen : l’AMOC fait partie d’une sorte de tapis roulant presque mondial qui transporte les eaux autour de la planète.

Au sud du Groenland, dans l’Atlantique Nord, nous voyons des eaux lourdes descendre et des eaux légères remonter. L’eau peut être lourde pour deux raisons. Elle peut être salée. Si l’on ajoute du sel, l’eau devient plus lourde et coule. Elle peut aussi être froide. L’eau froide est plus lourde que l’eau chaude, elle coule donc et retourne dans la partie sud de l’Atlantique.

Schéma de l’AMOC
Schéma de l’AMOC. Robert Simmon/NASA/Miraceti/Wikimedia, CC BY-SA

Le mégacourant océanique de l’AMOC reste très peu connu, que ce soit par le grand public ou même par les scientifiques, avec par exemple aucune surveillance directe de l’AMOC avant 2004. Comment cela se fait-il ?

PD : Le premier problème est que l’océan est beaucoup moins connu que l’atmosphère. Tout d’abord parce que nous faisons des prévisions météorologiques permettant d’indiquer le temps qu’il fera demain et après-demain et qui concentrent beaucoup d’effort. De plus, concernant la prévision météorologique océanique, si nous pouvons observer très précisément la surface de l’océan, il est beaucoup plus difficile de pénétrer dans l’océan, notamment parce que nous ne pouvons pas vraiment transmettre de signaux.

En ce qui concerne précisément l’AMOC, il y a aussi une question de moyens financiers. C’est difficile et coûteux de le surveiller, il faut beaucoup de ressources, et bien qu’il y ait des missions scientifiques où l’on descend et où l’on obtient une idée instantanée de la situation, ce dont on a vraiment besoin, c’est une surveillance à long terme. C’est ce qui a été fait plus tôt pour le Pacifique en raison d’El Nino. En ce sens, nous avons beaucoup plus de données concernant le Pacifique central et tropical que l’Atlantique.

Mais ce manque de données concernant l’AMOC ne correspond pas à un manque d’intérêt de la part des scientifiques. Dès les années 1960, l’océanographe et physicien américain Henry Stommel a étudié l’AMOC et a déclaré que ce mégacourant pouvait osciller entre deux états différents. Un phénomène que nous avons depuis observé en étudiant les carottes de glace du Groenland depuis l’époque glaciaire.

À la grande surprise de tous, il s’est alors avéré que le climat glaciaire, en plus d’être bien sûr très froid, présentait ces énormes sauts climatiques entre un état froid et un état plus chaud, et la raison de ce phénomène n’était pas connue jusqu’à très récemment.

Aujourd’hui, le consensus converge vers l’idée que c’est en fait l’activation et la désactivation de l’AMOC qui est à l’origine de ce phénomène. Il s’agit de changements climatiques considérables, qui se produisent tous les quelques milliers d’années.

Et lorsque cela se produit, c’est extrêmement rapide. Bien que le passage de l’état « inactif » à l’état « actif » soit plus dramatique que l’inverse, la possibilité d’un arrêt auquel nous sommes maintenant confrontés est également très préoccupante […] Il est question d’une chute brutale de jusqu’à dix degrés en une décennie. Mais bien sûr, il faut être prudent avec les analogies, car le climat glaciaire est très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. De plus, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un refroidissement de l’AMOC, avec en arrière-plan un réchauffement du climat. C’est un peu comme si nous conduisions une voiture et que nous appuyions en même temps sur la pédale de vitesse et sur la pédale de frein.

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Votre étude a logiquement attiré l’attention des médias, qui ont parfois fait l’amalgame entre l’effondrement du Gulf Stream et l’effondrement de l’AMOC. Comment avez-vous vécu cela ?

Susanne Ditlevsen : Je pense qu’il y a deux aspects à cette question. D’une part, le grand public peut confondre le Gulf Stream et l’AMOC et, dans un certain sens, il s’agit d’une simple formulation. Il existe donc un courant qui fait remonter l’eau chaude et qui risque de s’effondrer. Que nous l’appelions AMOC ou système Gulf Stream, même si le Gulf Stream en lui-même est quelque chose de différent, cela n’a pas d’importance, ce n’est qu’une question de formulation.

Mais cette différence terminologique peut générer un malentendu très préjudiciable, car le Gulf Stream stricto sensu ne peut pas s’effondrer, puisqu’il est entraîné par le vent et la rotation de la Terre. Ainsi, lorsqu’on dit que nous avons prédit l’effondrement du Gulf Stream, ils peuvent être tentés de nous traiter d’idiots. […] Je pense qu’il est important d’expliquer que nous parlons en fait de quelque chose de différent, dont nous pensons, comme beaucoup d’autres, qu’il peut s’effondrer.

La temporalité que nous avons donnée, qui s’étend de 2025 à 2095, a également été déformée. La probabilité n’est pas du tout la même sur l’ensemble de l’intervalle. Nous estimons donc qu’il est très peu probable qu’un effondrement puisse se produire dès 2025.

Il est notoirement difficile d’estimer ce que nous appelons les « queues de distribution » dans le jargon statistique. Il s’agit des probabilités les plus faibles aux extrémités de la distribution. Cependant, l’estimation centrale, située au milieu du siècle, est celle où nous pensons que le risque d’effondrement est le plus élevé si nous continuons à émettre des gaz à effet de serre au rythme actuel.

Même si nos estimations sont incertaines, le message principal est qu’il existe un risque considérable, ou du moins sous-estimé, que cet effondrement se produise beaucoup plus tôt qu’on ne le pensait.

Supposons que l’AMOC s’effondre en 2057. Comment cela se traduirait-il concrètement en Europe ?

PD : D’un point de vue climatique, l’effondrement serait probablement très rapide, c’est-à-dire qu’il s’arrêterait en quelques décennies.

Mais ce n’est pas non plus comme si une ère glaciaire se produisait en deux semaines. La région de l’Atlantique Nord et l’Europe, en particulier, se refroidiraient considérablement. L’Angleterre ressemblerait probablement au nord du Canada.

La chaleur de l’océan Pacifique qui ne serait pas transportée vers l’Atlantique Nord resterait dans les tropiques.

SD : Ce qu’il faut garder à l’esprit ici, c’est que ce dont nous parlons est très incertain. La façon dont les températures varieraient reste très incertaine, certains parlent de cinq degrés, d’autres de dix degrés, d’autres encore de plus de tempêtes, etc. Mais je pense que le message à retenir c’est que les implications seraient dévastatrices en termes de capacité à continuer à vivre comme nous le faisons aujourd’hui, et à poursuivre l’agriculture dans différents endroits. Il y aurait aussi des endroits densément peuplés où l’on ne pourrait tout simplement pas vivre.

PD : Il faut également se rappeler que nous avons du mal à faire face à des changements rapides. Historiquement, nos sociétés ont fait face aux changements en débutant de grandes migrations. Or nous savons à quel point cela est difficile pour les sociétés.

Quelles étaient vos attentes lorsque vous avez lancé ce projet ? Aviez-vous prévu ces résultats spectaculaires ?

PD : Mon but initial était de donner plus de poids à l’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), grâce à une méthodologie solide et à des observations que j’avais prévu d’ajuster par la suite. Mais il s’est avéré que nos modèles ont situé l’effondrement beaucoup plus tôt que ceux du GIEC. Évidemment, j’aurais préféré que le résultat de notre étude soit moins controversé, car nous sommes aujourd’hui attaqués de toutes parts. Mais c’est ainsi que fonctionne la science, je suppose. Et c’est aussi la raison pour laquelle Susanne s’est beaucoup impliquée, parce que l’étude nécessitait des statistiques bien meilleures que celles dont je suis capable.

SD : Nous pensons également que cette menace d’effondrement est si préoccupante que si nous avons des données indiquant un effondrement plus précoce ou même considérablement plus précoce que ce que l’on croit généralement, nous devons le faire savoir. Mais cela ne signifie pas que nos résultats sont gravés dans le marbre. Bien entendu, ce n’est pas le cas. Parce que les données sont « bruyantes » et que nous disposons de mesures indirectes. Chaque année supplémentaire qui passe et qui est étudiée nous donne plus de données, et donc la capacité de réaliser de meilleures estimations.

Ceci étant dit, gardons quand même en tête que les changements climatiques ont d’énormes répercussions sur la Terre et des conséquences beaucoup plus importantes que ce qui avait été prévu. Il suffit de regarder les phénomènes météorologiques extrêmes que nous avons connus cet été et les nouveaux records de température. Tout cela se produit plus tôt et plus fort que ce qui avait été prévu.

La science du climat, en particulier le GIEC, a en effet tendance à faire des prévisions prudentes. Prenez, par exemple, la vitesse à laquelle les glaces de l’Arctique fondent par rapport à leur pronostic selon lequel elles ne risquent rien jusqu’en 2050 au moins.

SD : Il s’agit toujours de résultats conservateurs. Et dans ce sens, on pourrait dire que c’est l’une des raisons pour lesquelles je pense que cela donne un peu plus de crédibilité à notre étude parce que, bien sûr, nous ne voulions pas aller à l’encontre du GIEC, mais il s’est montré conservateur à bien des égards.

Comment la science peut-elle mieux comprendre les implications d’un point de basculement de l’AMOC ?

SD : Il est certain que nous avons besoin de plus de mesures de l’AMOC. Hélas, nous ne pouvons pas remonter dans le temps pour cela. Comme nous ne pouvons pas disposer de mesures très, très détaillées de l’époque préindustrielle, avant le réchauffement climatique, il est également difficile d’évaluer la variabilité naturelle et le comportement naturel avant le réchauffement climatique.

PD : D’une certaine manière, lorsque vous demandez ce qui est nécessaire, je dirais que c’est tout. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la modélisation. Je veux dire que ces modèles devraient au moins, dans un certain sens, reproduire ce que nous avons vu auparavant.

Certains chercheurs parviennent encore à recueillir des données passées en étudiant les sédiments. Cela ne pourrait-il pas être utile ?

PD : Oui, nous disposons d’énormes archives sédimentaires. Mais le problème est que dans le cas des échelles de temps que nous étudions, toute indication de points de basculement sera effacée. La résolution temporelle de ces enregistrements n’est tout simplement pas assez bonne.

Mais il serait évidemment incroyable que quelqu’un invente de nouveaux types de données paléo-climatiques. De temps en temps, on trouve des stalagmites et des stalactites qui semblent pouvoir être utilisées… Je pense qu’en fait ce dont nous avons vraiment besoin aujourd’hui, c’est que des jeunes chercheurs intelligents et ouverts d’esprit viennent nous rejoindre et essaient de nouvelles choses folles que les anciens pensaient impossibles.

Peter Ditlevsen, Professor in physics of ice, climate and earth, University of Copenhagen et Susanne Ditlevsen, Professor in statistics, University of Copenhagen

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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