Ewan Pelleter, Ifremer et Cécile Cathalot, Ifremer
Les grands fonds marins sont aujourd’hui, plus que jamais, sous le feu des projecteurs. La présence de potentielles ressources minérales qui pourraient contribuer à la transition énergétique suscite en effet l’intérêt croissant de certains pays et acteurs industriels. Aux côtés des nodules polymétalliques et des encroûtements cobaltifères, les dépôts de minéraux associés aux systèmes hydrothermaux constituent une des cibles actuellement identifiées.
Mais, avant de songer à exploiter – ou explorer – ces fameux sites hydrothermaux, difficiles d’accès et encore largement méconnus, encore faut-il pouvoir les trouver. Pour cela, il est possible d’utiliser des stratégies d’exploration océanique adaptées.
Les sources hydrothermales : une découverte récente
En 1977, une petite révolution a lieu lorsque les hommes observent pour la première fois des sources chaudes par 2500 mètres de profondeur. Les scientifiques y observent entre autres une toute nouvelle forme de vie inconnue, qui se nourrit des composés expulsés par ces « geysers » sous-marins. Ils viennent de découvrir les systèmes hydrothermaux, véritables oasis de vie dans le désert des grands fonds.
Quarante-cinq ans après, un peu plus de 300 sites hydrothermaux actifs sont connus dans les océans. Certains ne sont que des cheminées isolées dont la durée de vie peut être très courte, d’autres font la taille d’un stade de football et étaient déjà actifs il y a plusieurs dizaines de milliers d’années.
En effet, les explorations qui se sont succédé depuis 1977 ont permis de montrer que, contrairement aux premières idées, il existe une très grande diversité de sites hydrothermaux. Cela est lié à la variabilité des roches traversées par le fluide, la nature de leurs interactions, les effets de pression et de température ou encore les apports directs en lien avec le magmatisme.
Malgré ces 45 ans d’exploration, l’océan profond reste donc encore très méconnu, et de nombreuses découvertes sur les systèmes hydrothermaux restent encore à faire !
L’exploration des grands fonds, ou chercher une aiguille dans une meule de foin
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les grands fonds étaient presque totalement inaccessibles aux humains. En conséquence, la vision que nous en avions était pour le moins parcellaire, comme l’écrivait Théodore Monod dans son ouvrage Plongées profondes : bathyfolages.
« Nos coups de drague, de chalut, de filet vertical demeurent, par rapport à l’immensité des surfaces, ridiculement sporadiques, accidentels et punctiformes. Imaginez ce que l’on pourrait savoir de la faune de France pour ne l’avoir explorée : (1) que d’un ballon ; (2) à travers une couche permanente et épaisse de nuages ; (3) au moyen d’un grappin et d’un panier à salade balancés à l’aveuglette au bout d’une ficelle ? »
Puis, le développement de technologies spécifiques, telles que les bathyscaphes, les sous-marins habités, les robots télé-opérés ou encore les drones autonomes, a permis des avancées importantes dans l’accès aux grands fonds.
Toutefois, les scientifiques doivent les utiliser intelligemment pour maximiser les chances de succès lors de campagnes d’exploration. En effet, explorer les grands fonds uniquement avec un sous-marin habité (comme le Nautile) ou un robot télé-opéré (ROV) reviendrait à explorer les terres émergées de notre planète à pied, de nuit et avec une lampe torche pour seul éclairage. En d’autres termes, pour explorer de manière systématique une surface de 10 000km2 (équivalent à la surface de l’Île-de-France) avec un ROV, il faudrait plus de 50 ans en continu !
C’est pourquoi, contrairement à l’exploration dite locale où les scientifiques partent d’un site hydrothermal déjà connu, observé et étudié, l’exploration régionale constitue une véritable plongée dans l’inconnu. Autrement dit, il s’agit de « chercher une aiguille dans une meule de foin » !
Il est donc nécessaire de développer une stratégie adaptée multi-outils et multi-échelles pour être en mesure de détecter de nouveaux systèmes hydrothermaux à l’échelle de l’océan tout entier.
Questions de méthodologie : comment chercher cette fameuse aiguille ?
Les stratégies modernes d’exploration nécessitent d’alterner entre différents outils ou submersibles, afin de passer d’une surface équivalente à un département français (les meules de foin) jusqu’à la découverte d’un site hydrothermal souvent plus petit qu’un stade de football (l’aiguille).
Le point de départ est une carte, souvent peu précise (ex. données des satellites), à partir de laquelle les chercheurs identifient de larges zones pour réaliser les premières étapes de l’exploration.
Puis, tout commence par l’acquisition de la morphologie du fond, grâce aux sondeurs acoustiques du navire océanographique. Les cartes obtenues, où chaque pixel représente environ 30m x 30m sur le fond, permettent d’identifier les grandes structures géologiques du plancher océanique : les volcans, les grandes failles, les dômes où affleurent des roches du manteau.
À partir de ces données, les géologues sélectionnent des zones d’intérêt pour le déploiement des bathysonde ou des rosettes, des instruments d’analyse physico-chimique et de prélèvement d’eau de mer. Ces équipements permettent la détection d’un panache hydrothermal dans un périmètre allant jusqu’à quelques dizaines de km autour des fumeurs.
Plusieurs paramètres sont mesurés directement in situ (température, conductivité, turbidité) et des échantillons d’eau de mer sont prélevés pour l’analyse d’éléments ou composés chimiques diagnostiques d’une activité hydrothermale (manganèse, fer, méthane), analyses effectuées en mer à bord ou à terre de retour au laboratoire.
Plusieurs opérations de bathysonde/rosette permettent ainsi de restreindre la zone d’investigation à quelques dizaines de km2, une zone suffisamment petite pour réaliser des plongées de submersibles autonomes (AUV).
Ces submersibles autonomes sont équipés de sondeurs acoustiques et opèrent près du fond (généralement entre 50 et 70m au-dessus du fond). Le sondeur émet une onde qui réfléchit sur le plancher océanique et revient vers une antenne de réception, permettant de situer précisément le fond. Les cartes obtenues sont de résolution métrique (1 pixel = 1 mètre) et permettent d’identifier de petits objets, comme une cheminée hydrothermale même inactive.
De plus, l’onde acoustique ne réfléchit pas uniquement contre le sol, mais aussi contre les masses d’eau présentant des caractéristiques physiques différentes (température, densité, charge de particules). En enregistrant ces faibles réflexions acoustiques enregistrées dans la colonne d’eau, il est désormais possible de visualiser le panache hydrothermal et donc de localiser à 10 mètres près un fumeur noir : une véritable révolution !
À partir de ces résultats, il est finalement possible d’envoyer le sous-marin habité ou télé-opéré pour observer les nouveaux sites hydrothermaux, et réaliser toute une batterie de mesures et de prélèvements (fluide, roches, faune).
L’exploration de la dorsale médio-atlantique : un travail de collaboration nationale et internationale
La stratégie d’exploration présentée ici a été appliquée lors de deux campagnes océanographiques regroupant une équipe pluri-disciplinaire composée de géologues, chimistes, biologistes et microbiologistes.
La première campagne, HERMINE2, menée par l’Ifremer, s’est déroulée du 9 juillet au 24 août 2022 sur la dorsale médio-Atlantique entre 21°N et 26°N [1].
Une deuxième mission d’exploration, pilotée par l’institut américain NOAA et réalisée en collaboration avec Ifremer, s’est rendue à nouveau du 3 mars au 11 avril 2023 sur certains secteurs prospectifs du contrat d’exploration (22°N et 24°N).
Les deux campagnes scientifiques avaient pour objectif de localiser de nouveaux champs hydrothermaux, sur une surface couvrant 10 000 km2 de la dorsale médio-atlantique. Elles s’appuyaient sur une stratégie commune, construite autour d’équipements tels que la bathysonde/rosette mais également les AUV en couplage avec les submersibles habités (Nautile) ou télé-opérés (Subastian). Cette multiplicité d’approche avait pour but de minimiser le temps de recherche et d’améliorer les chances de découvertes de nouveaux sites hydrothermaux.
Après ces deux campagnes, cinq nouveaux sites hydrothermaux ont été découverts avec certitudes. Des indices de présence d’activité hydrothermale ont également permis de déterminer de nombreux autres sites potentiels, qui nécessiteront des investigations supplémentaires.
Ces nouvelles découvertes permettent de mieux évaluer la fréquence et la quantité de dépôts hydrothermaux actifs et inactifs sur plusieurs segments de dorsales. Les nouvelles connaissances acquises, sur la chimie des fluides, les roches et les communautés biologiques associées, serviront également à alimenter toutes les études associées aux systèmes hydrothermaux, aux environnements marins vulnérables et à leur préservation.
L’Ifremer, sous mandat de l’état français, a obtenu, en 2014 et pour une durée de 15 ans, un contrat d’exploration dans l’océan Atlantique entre 21°N et 26°N auprès de l’Autorité Internationale des Fonds Marins. Les travaux d’exploration et les études associées sont financées par l’État au titre de France 2030. Cette aide est gérée par l’Agence Nationale de la Recherche : référence « ANR-22-MAFM-0001 ».
Ewan Pelleter, Chercheur en Géosciences Marines, Ifremer et Cécile Cathalot, Research scientist, Ifremer
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.