Groenland : le dessous des cartes
Par Philippe Reltien ⸱ Publié le samedi 19 avril 2025 à 13:23
L’Arctique devient un point de rivalité central entre Etats-Unis, Russie et Chine. ©Radio France – Nicolas DEWIT – Cellule investigation

Provenant du podcast Secrets d’info
Le Groenland que souhaiterait annexer le président américain Donald Trump est désormais au centre de l’attention mondiale. Un intérêt qui s’explique par des raisons économiques mais aussi géostratégiques.
Groenland : le dessous des cartes | France Inter
“Non merci, Monsieur Trump !” De passage à Paris, à l’occasion du Salon du livre, vendredi 11 avril 2025, l’écrivain groenlandais Juaaka Lyberth, répond vertement à la proposition de Donald Trump de verser 10 000 dollars par an à chaque Groenlandais pour les convaincre de rejoindre les Etats-Unis. Pour cette figure intellectuelle respectée au Groenland, le président américain “veut plus de terres et contrôler le monde entier. Je ne crois pas que ce soit la bonne façon de s’adresser aux amis et aux partenaires commerciaux”, déclare Juaaka Lyberth à la cellule investigation de Radio France. Pour rappel, le Groenland reste une colonie danoise jusqu’en 1953 avec son drapeau intégré à la couronne du Danemark qui va lui accorder son autonomie en 1979, renforcée en 2009.

Depuis sa réélection en janvier 2025, le président américain, Donald Trump, ne cesse de multiplier les déclarations sur son intention d’annexer cette île de 56 000 habitants à 80 % sous la calotte glacière bordant l’Océan Arctique et touchant le Canada à l’Ouest. Donald Trump avait déjà évoqué le sujet, lors de son premier mandat, en 2019. Il avait alors envoyé un tweet avec un photomontage d’une Trump Tower implantée, au milieu de la capitale du Groenland, Nuuk.
Des missiles nucléaires sous la calotte glacière
Ce n’est pas la première fois, que les Etats-Unis lorgnent sur le Danemark. Dès 1867, le président Andrew Johnson espère racheter le Groenland au Danemark. En vain. Les Etats-Unis achètent alors l’Alaska à la Russie. Nouvelle tentative américaine en 1910, puis en 1946 : le président Truman propose aux Danois d’acheter le Groenland 100 millions de dollars en or, sans plus de succès.
Durant la Seconde Guerre mondiale, à la demande du Danemark occupé par les nazis, les Américains installent plusieurs bases militaires au Groenland. Dans le cadre de l’effort de guerre, ils exploitent alors une mine contenant de la cryolite, un minerai utilisé dans la fabrication de l’aluminium. “Cette mine a été stratégique pour la construction des avions militaires américains”, explique la chercheuse spécialiste du Groenland, Pia Bailleul.
Durant cette période, les Américains ont également développé des projets nucléaires, consistant à extraire et à transformer de l’uranium pour un usage militaire. “Les Américains ont mis en place un grand projet baptisé Ice Worm (ver de glace) consistant à creuser des tunnels sous la calotte groenlandaise, poursuit Pia Bailleul. L’idée était de militariser et de nucléariser le territoire.” L’objectif initial était de stocker 600 missiles sous la calotte glacière. Mais le projet a été stoppé en 1967.
Surveiller l’espace aérien et maritime
Sur les 17 bases américaines installées au Groenland, il n’en reste aujourd’hui plus qu’une : la base spatiale de Thulé (rebaptisée Pituffik par les Américains en 2023) que le vice-président américain JD Vance est allé visiter en mars 2025, accompagné du conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz, et du secrétaire à l’énergie, Chris Wright. “Notre message au Danemark est très simple : vous n’avez pas fait du bon travail pour le peuple du Groenland. (…) Il faut que cela change”, a lancé JD Vance. Une déclaration critiquée par la responsable américaine de la base de Pituffik, dans un mail envoyé au personnel civil et militaire. Elle a été congédiée par l’administration Trump.

“Depuis la guerre froide, cette base n’a cessé de monter en compétence, analyse Alexandre Taithe de la Fondation pour la recherche stratégique. Elle constitue une base de détection d’alerte précoce de lancement de missiles intercontinentaux balistiques, a priori nucléaires, venus de l’autre côté, c’est à dire de Russie.” Pituffik constitue ainsi la clé de voute de la défense du territoire nord-américain. Elle est idéalement située près du pôle pour surveiller l’espace aérien et maritime, sur le versant arctique russe : 15 000 kilomètres de littoral allant depuis le détroit de Bering, où les Américains et les Russes se touchent pratiquement, jusqu’à la frontière norvégienne de l’OTAN du coté scandinave.
“Les accords de défense renouvelés au début des années 2000 laissent en fait une latitude assez extraordinaire aux Etats-Unis pour adapter comme ils le souhaitent leur dispositif en fonction de la menace stratégique, ajoute Alexandre Thaite. Dans ce cadre, ils pourraient tout à fait créer de nouvelles bases militaires.”
L’Arctique, chasse gardée des Russes
Mais pour les Russes également, le Grand Nord constitue un espace stratégique. C’est la raison pour laquelle Moscou développe une nouvelle génération de bateaux brise-glaces à propulsion nucléaire et installe six nouvelles bases aériennes équipées de missiles dont la plus importante est celle de Nagourskoïé, située sur un archipel très proche du Groenland.
“Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la Russie n’a cessé de moderniser ou de construire de nouvelles bases militaires sur l’ensemble de sa périphérie arctique, y compris des bases très spectaculaires comme celle qu’on appelle ‘le trèfle’, parce qu’elle est en forme de trèfle, aux couleurs bleu-blanc-rouge de la Russie”, explique le géographe Jean Radvanyi, coauteur du livre L’arctique russe, un nouveau front stratégique.
Et pour bien marquer son territoire, en 2007, la Russie a symboliquement planté son drapeau (en titane) au fond de l’océan Arctique, à 4 200 mètres de profondeur.
En réponse aux déclarations de Donald Trump, Vladimir Poutine a prononcé un discours le 27 mars 2025, lors d’une conférence sur l’Arctique organisée dans la ville de Mourmansk, proche de la Norvège. Le président russe s’est dit “préoccupé par le fait que les pays de l’OTAN considèrent de plus en plus le Grand Nord comme un tremplin pour d’éventuels conflits.” Des propos tenus, là encore, dans un lieu symbolique, Mourmansk étant le grand port arctique russe mais aussi la base principale des sous-marins et des brise-glaces nucléaires.
« Pour Poutine, cette voie maritime du Nord est très importante stratégiquement, parce qu’elle n’est pas contrôlable facilement par l’OTAN”, souligne encore le géographe Jean Radvanyi. “Les voies maritimes sont particulièrement importantes pour les Etats-Unis qui se construisent comme une puissance impériale par les mers”, analyse de son côté Maud Quessard de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire.

Un tourisme de la dernière chance
Or le réchauffement climatique rebat les cartes autour des routes du Nord désormais aussi attractives que les routes du Sud pour les superpuissances. “La fonte de la glace va dessiner un nouveau paysage et offrir de nouvelles opportunités économiques autour d’une route maritime aujourd’hui sous souveraineté russe”, constate l’ambassadeur de France des pôles et des enjeux maritimes, Olivier Poivre d’Arvor, auteur d’un roman d’anticipation décrivant le Groenland sans glace en 2048.
“On voit déjà beaucoup de bateaux de croisières au Groenland, constate Tanguy Sandré de l’Observatoire de l’Arctique. Le croisiérisme est devenue une grosse activité sur la côte Ouest, avec ce qu’on appelle le ‘tourisme de la dernière chance’. Les tours opérateurs vendent ces croisières en expliquant que c’est la dernière chance pour les touristes de voir de la glace et des ours polaires.”

Le paradis des datas centers
De leur côté, les géants américains de la Tech entendent bien, eux-aussi, exploiter cette route du Grand Nord, la plus courte entre l’Asie et l’Europe, pour y faire passer leurs câbles de fibre optique.
“Le froid est indispensable pour le numérique et pour l’IA, parce que les serveurs chauffent, explique le journaliste Guillaume Pitron, spécialiste de la géopolitique et du numérique. Les centres de stockage des données dans lesquels se trouvent les serveurs sont climatisés pour refroidir les infrastructures. Et donc aller chercher du froid constitue un élément clé. Certains acteurs de la Silicon Valley ont déjà commencé à littéralement ‘déplacer le nuage’, en allant installer certains serveurs en Laponie suédoise ou en Islande.”
Dans ces conditions, le Groenland peut tout à fait apparaitre comme une option intéressante pour implanter des centres de données pour les géants américains de la tech, estime le géopolitologue Mikaa Blugeon Mered : “Plus besoin de dépenser de l’énergie pour refroidir vos serveurs, vous utilisez juste l’air de l’extérieur, avec évidemment des économies à la clé.”
Des trésors dans le sous-sol groenlandais
Ce qui suscite également la convoitise, ce sont les richesses contenues dans le sous-sol groenlandais : de l’or, du cuivre, du zinc, du nickel, du graphite, de l’uranium… Mais aussi “des terres rares comme le néodyme qui entre dans la fabrication des aimants industriels, des systèmes de guidage de fusée, et même des moteurs d’avions”, souligne Guillaume Pitron, auteur du livre La guerre des métaux rares. “Un certain nombre de métaux, comme l’aluminium, le gallium, le germanium ou certains minerais comme le graphite sont considérés comme stratégiques pour l’industrie de Défense, poursuit-il. Or les Américains ne produisent pas ou peu de ces matières premières. Ils ont rouvert une mine d’extraction de terre rare en Californie, mais sans capacité de raffinage. Du coup, ils sont obligés d’envoyer leurs terres rares se faire raffiner en Chine.” Du point de vue américain, le Groenland pourrait donc servir de réserve stratégique, ce qui permettrait aux Etats-Unis de moins dépendre de la Chine, en position de force sur le sujet.

La route de la soie polaire pour les Chinois
Car Pékin possède 40 % des réserves des métaux stratégiques et contrôle 70% de leur production. “En élargissant son emprise géostratégique sur le Groenland, la Chine pourrait atteindre entre 70% et 75% de la production des métaux rares et peut-être 50 ou 60% des réserves mondiales”, estime le géographe Emmanuel Veron, chercheur associé à l’Ecole navale. “Dès 2010-2011, le gouvernement chinois a proposé au gouvernement groenlandais la constitution d’un cartel des producteurs de terres rares sur le même modèle que ce qui existe sur le pétrole ou le gaz naturel”, rappelle le spécialiste des questions énergétiques, Mikaa Blugeon Mered. Proposition alors refusée par le gouvernement groenlandais.
Les autorités danoises ont également empêché les entreprises chinoises d’obtenir les chantiers de construction de trois aéroports groenlandais. Ce qui n’empêche pas Pékin de continuer de regarder du côté du Groenland. C’est au large de la Sibérie (dont les eaux sont exclusivement russes) que passe “la route de la soie polaire” ainsi appelée par la Chine parce que c’est le plus court chemin entre le Pacifique et l’Atlantique, 5000 kilomètres à vol d’oiseau.
“La Chine souhaite réduire l’espace stratégique américain ou en tous cas le contester, et en même temps augmenter son propre espace stratégique pour le contrôle des ressources ainsi que son emprise spatiale”, analyse le géographe Emmanuel Veron. Au sein du Conseil de l’Arctique, où la France a le statut d’observateur tout comme la Chine, l’ambassadeur de France pour les pôles Olivier Poivre d’Arvor explique que Pékin se présente “comme un quasi Arctic country [presque pays arctique]. C’est une vision de la géographie qui est chinoise.” Une vision qui rejoint pour partie celle de la Russie, dans l’Arctique. “En 2024, une commission mixte russo-chinoise a été créée afin de développer la voie maritime du Nord, pour des raisons à la fois financières et technologiques, constate le géographe Jean Radvanyi. Ça fait partie du cœur de la coopération russo-chinoise.”

En mai 2025, les présidents Poutine et XI Jinping ont d’ailleurs prévu de se retrouver lors d’un sommet au cours duquel ils comptent lancer une nouvelle phase de leur coopération.
L’uranium, un sujet sensible
Pour l’instant, une seule mine est en activité, dans l’ouest du Groenland, exploitée par une société contrôlée par deux fonds suisse et canadien. Elle extrait de l’anorthosite, une roche utilisée dans les matériaux de construction.
Concernant l’uranium, son extraction est de nouveau interdite depuis 2021 (tout comme le pétrole), à la suite de manifestations et du mouvement “Non à l’uranium” (l’interdiction avait été provisoirement levée en 2013), même si la porte n’est pas complètement fermée à son exploitation en deçà d’un certain seuil. C’est ainsi que l’entreprise australienne Greenland Minerals, associée à des actionnaires Chinois, a perdu son autorisation d’exploiter le plus gros gisement du Groenland, à Kunnersuit.
Contacté par la cellule investigation de Radio France, l’industriel français Orano (ex-Areva) explique que l’entreprise “a suspendu son programme d’exploration sans jamais avoir engagé de travaux sur le terrain. Début mai 2022, Orano a conclu un accord pour transférer ses permis d’exploitation à Nalunaq, une filiale d’AEX gold, une société canadienne spécialisée dans les activités minières aurifères et de métaux stratégiques au Groenland.” La société détenue majoritairement par l’Etat français ajoute qu’elle “reste à disposition des autorités groenlandaises pour maintenir le dialogue engagé et apporter son expertise pour une exploration et une exploitation responsable de l’uranium.”
Une mine à ciel ouvert avec un dock flottant
D’ici deux ans, une entreprise australienne, Critical Minerals Corporation, entend, elle, bien exploiter une mine de terres rares, au sud du Groenland, près de la commune de Tanbreez. Ce sera une mine ciel ouvert, proche d’un fjord, avec des minéraliers qui viendront s’amarrer à un dock flottant.

“Au début, nous sommes limités par une production de 500 000 tonnes par an, mais nous irons ensuite jusqu’à 3 millions de tonnes, nous explique, enthousiaste, le PDG de l’entreprise Tony Sage. On pourra fournir nos clients pendant 1000 ans avec un tel gisement qui contient 4, 7 milliards de tonnes de minerais. Pour vous donner une idée, la plus grosse mine de terres rare aux Etats-Unis, Mountain Pass, n’a que 2 millions de tonnes exploitables. C’est la raison pour laquelle, en 2019, nous avons été invités à la Maison blanche par le département d’Etat, et qu’ensuite le président Trump a proposé pour la première fois d’acheter le Groenland.”
Comme l’a révélé la presse américaine, l’actuel secrétaire au commerce Howard Lutnick, est lié à l’entreprise Critical Minerals Corp. “Le secrétaire d’Etat au commerce a effectivement détenu des parts de notre société, mais il les a revendues, tout comme le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, répond Tony Sage lorsque nous l’interrogeons sur le sujet. Je vais d’ailleurs les revoir prochainement, mais ce n’est pas avec eux que je négocie directement. L’administration américaine veut assurer la chaine d’approvisionnement en métaux critiques. Donc ils nous mettent en contact avec les fournisseurs clés de la Défense comme Lockheed, Boeing ou Raytheon.”
Des terres en location ?
C’est le parti de centre-droit groenlandais Demokraatit, favorable à l’indépendance à terme (dirigé par l’ancien ministre des ressources minérales Jens-Frederik Nielsen), qui a remporté les dernières élections législatives, au Groenland, en mars 2025.

“Une fois indépendant, les Groenlandais pourront faire un deal avec les Américains, juge Tony Sage, le futur exploitant de la mine de Tanbreez. Ils ne veulent pas être annexés par les Etats-Unis mais pourraient concéder leurs terres en leasing [en location] pour construire un port dans le Nord, une base nautique dans le Sud ou agrandir la base spatiale américaine au Groenland, selon le souhait de Donald Trump. De cette façon, au lieu de toucher 600 millions de dollars de subventions des Danois, ils pourraient gagner 3 ou 4 milliards de dollars par an des Etats-Unis. De quoi financer leur indépendance ! Sans compter les royalties que nous leur verserons dès que la mine tournera.” “Fondamentalement, les Groenlandais sont quand même anti-impérialistes et anticoloniaux, estime le chercheur Tanguy Sandré. La manifestation du 15 mars 2025 avec des slogans comme : “Trump, rentre chez toi !” a bien montré qu’il y avait une société organisée pour l’indépendance, mais aussi le rejet des aspirations de Trump à mettre la main sur le Groenland.”
“L’indépendance groenlandaise passera sans doute par des partenariats variés avec l’Union européenne, mais sans doute en premier lieu avec les Etats-Unis », nuance pour sa part le coordinateur de l’Observatoire de l’Arctique, Alexandre Taithe.
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