Vomir
La merveille du confinement c’est le visionnage de séries jusqu’à plus soif.
Parmi ces feuilletons du vingt et unième siècle, « Tchernobyl » de HBO met magnifiquement en scène les tares de la société soviétique finissante.
Elle montre dans ses préliminaires les vomissements compulsifs des premiers irradiés. Le Symbole est là.
Elle décrit ensuite le poids du mensonge dans les rouages d’une société totalitaire.
Elle cisèle de façon spectaculaire la mobilisation des moyens et des vertus insoupçonnées de toute l’Union soviétique pour faire face avec efficacité à un désastre sans précédent.
Enfin, pour récuser la Vérité elle condamne ses meilleurs enfants à la mort ou à la déchéance sociale.
On met dans la bouche de Gorbatchev et de Légassof les mêmes constatations sur le symbole de déchéance profond du système soviétique illustré par la catastrophe.
La Covid-19 à bien des égards, donne à nos sociétés supposées organisées le même type de douloureux avertissements.
C’est la « kakistocratie » savoureuse théorie aigre douce vérifiée par chacun presque tous les jours. Elle veut que la prolifération des médiocres soit fondée sur le fait, répétitif, que leurs promotions, injustifiées par leur talent, créent chez leurs bénéficiaires, conscients de leur insuffisance, une dette vis-à-vis de leur organisation et leurs supérieurs.
On comprend bien qu’à terme c’est la nécrose de l’organisation qui s’enchaîne inexorablement.
Ce système clientéliste analysé par Mme Barth est très bien illustré par la série « Tchernobyl ».
C’est un phénomène similaire qui est à l’œuvre dans la dégradation du fonctionnement de nos administrations ; tout particulièrement dans la fonction publique d’État.
La crise du covid-19 et les insuffisances variées qu’elle a mis en lumière tant au niveau politique qu’administratif adresse la question essentielle de la relation entre institutions politiques et efficacité de l’État.
Vieille question qui resurgit toujours quand l’histoire met en scène des États à bout de souffle, dont les pouvoirs vacillent et dont les peuples errent dans l’obscurité de l’incompréhension et de la peur des autres et des lendemains.
L’économie, source d’énergie de tout cela, par nature plus séculière, n’a pas attendu si longtemps pour se poser les questions existentielles.
Elle est tenue de se pencher depuis quelques années sur les relations entre le monde des affaires et la société civile.
En court il faut rendre compatible « Wall street et Main street ».
On réclame un capitalisme plus utile à la société civile en général et aux personnes en particulier. Bien que la répartition et le niveau des richesses soient aujourd’hui, dans une moyenne probablement inégalée à l’échelle de la planète, le capitalisme et ses avatars sont clairement sur la sellette de l’impopularité.
Le creusement des revenus largement dû à l’explosion démographique et la financiarisation des relations de l’échange a non seulement créé une richesse exponentielle mais aussi concentré ce nouvel excédent dans un nombre limité de mains. Cela a engendré ressentiment et réduction du champ du pouvoir des peuples.
En parallèle la constatation des désordres environnementaux sans précédent qui ont marqué les trente dernières années ont aiguisé les critiques du modèle productiviste. Jusqu’à présent nul n’a su apporter des réponses à ces questions bien circonscrites ; leur caractère forcément injuste, autoritaire et liberticide est inacceptable pour les peuples comme les gouvernements.
Ces questions existentielles sont toutes aiguisées par la sortie du confinement d’un tiers de l’humanité.
Comment l’économie mondiale va-t-elle pouvoir récupérer d’un choc sans précédent dans l’histoire économique de la terre ?
Pourra-t-on remettre profondément en question les équilibres structurels du passé ?
Les États, les organisations de toute nature, les responsables, les dirigeants, les entrepreneurs, les politiques vont ils se hisser à la hauteur de la tâche qui consiste à construire un monde post Covid-19 ?
S’ils ne le font pas, où sont nos chances de reconstruire des sociétés civiles de leur temps ; meilleures, ou moins mauvaises qu’hier ?
Gémir
Dans la complexité actuelle du monde, c’est bien la vieille et vaine opposition entre les types de régimes politiques qui est à nouveau sur la scène.
La bataille de l’opinion que mènent la Chine et les États Unis est bien illustrative de ce débat probablement éternel.
Affrontement un peu vain qui peut et doit finalement s’avérer utile à nous les Européens.
D’un côté la grande démocratie américaine fait la leçon aux chinois. Elle instruit un joli procès en archaïsme, en négligences, en mensonges d’État, en manipulations variées, en désinformation, sur un fond de décor mettant en avant inefficacité et irresponsabilité gouvernementale etc….
Tout cela n’est pas toujours exact et juste.
Alors on ajoute la colonisation Han du Tibet, la répression des Ouighours, les violations du droit international à Hong Kong et en Mer de Chine, comme le jeu de la provocation militaire vis-à-vis de Taiwan et à moindre échelle du Japon ; puis les diplomates arrogants et agressifs ; enfin la course à l’armement.
Le cocktail est presque complet, presque trop parfait.
« Cette dictature communiste-oligarchique, presqu’infréquentable, est inapte à faire le bien pas seulement dans des circonstances exceptionnelles mais aussi dans la vie ordinaire, elle est non seulement méprisable, mais bien l’adversaire de l’occident démocratique ». Fermez le ban.
De son côté, la Chine s’en donne à cœur joie.
Le président Xi se teint les cheveux en noir tandis que le président Trump lui, préfère, avec mauvais goût le blond.
Cette pauvre Mélania, met sa jeunesse et sa suspecte, plus que parfaite plastique, au service de quelques pauvres idées qui sont parfois aussi de celles de son sénile mari. A l’évidence son style est loin d’être celui d’une impératrice.
Tandis que Madame Xi, chanteuse à succès et générale de l’armée populaire est une épouse sage, admirée et respectée.
Inattendu pour les occidentaux !
Plus sérieusement en politique on est en général battu plus par ses propres erreurs que par celles de l’adversaire.
Le meurtre de George Floyd, mèche courte de l’embrasement des villes américaines enfonce les Etats Unis d’Amérique.
Les confusions dans la contention des protestations et la répression des pillages qui éloignent fortement l’Amérique de la philosophie du maintien de l’ordre en démocratie. Ceci apporte à la Chine accompagnée de l’Iran, oui l’Iran ! l’occasion de rappeler que « la retenue dans la répression doit être l’apanage des sociétés civilisées » (sic !).
La comparaison avec le traitement du soulèvement de Hong Kong pourtant produit d’une violation du droit international, tourne à point nommé, en faveur des Chinois !
Enfin et très sérieusement, le traitement de la crise du Covid-19 par les États Unis, a montré qu’en dépit des immenses dépenses de santé du pays, l’État fédéral s’est révélé inefficace, impuissant, aboulique et contradictoire. Son opposition inutile à l’action des Gouverneurs et des Maires, juridiquement en charge du traitement de la question a défié la pertinence de l’édifice constitutionnel. La mauvaise gestion collective qui a également mis en évidence l’inégalité sociale et raciale devant l’épidémie a été un coup très dur porté à l’exercice de la démocratie.
A ces mauvaises notes pour l’esprit démocratique s’ajoutent quelques autres exemples comme le désastre brésilien ou plus benoîtement l’échec de nos très démocrates suédois.
En chiffres purs les démocraties voire les sociales démocraties ne s’en tirent pas beaucoup mieux que les dictatures ; elles ne font la différence par la transparence et la place qu’elle font à la critique.
Cela est-il suffisant ?
Le modèle est-il en balance ?
Sont-ce les « moteurs profonds » de nos sociétés qui sont en cause ?
- L’économie capitaliste classique ?
- Les institutions dans leur idiosyncrasie, leurs représentants et leur organisation ?
- Les administrations publiques dans leurs scléroses, leurs paralysies, leurs inefficacités, leurs inadaptabilités ?
- Les élites qui désertent leur rôle explicatif et leur devoir d’action publique ?
- Les peuples soumis aux lois de leurs nécessités quotidiennes, de leurs passions « religieuses ou numériques » ?
Si les dégâts du virus sont dans l’immédiat en défaveur de la démocratie américaine le risque que, malgré quelques hoquets, les régimes démocratiques de type « vieil européen » n’ont pas déshonoré l’idéal politique.
Bien qu’à peu près tous soient aujourd’hui confrontés à la question brûlante du rapport coût/efficacité de leur Etat-providence.
Dans les matières majeures que sont l’enseignement et en particulier l’université, la justice, la police, la santé, le bilan est alarmant. Ce qui est en cause ce ne sont pas les moyens. C’est la mauvaise qualité des organisations et surtout la faible qualité intrinsèque des personnels. Déclassés par le déficit d’attractivité de leurs fonctions et enfermés dans l’endogamie de leur sélection ils poursuivent une course sans fin vers la médiocrité et l’inutilité.
La pandémie a mis en évidence de graves insuffisances dans les services collectifs de nos pays démocratiques. Cela a rappelé les grisailles lugubres de l’appareil soviétique. Cela a contribué à diffuser vraie angoisse et réelle ignorance dans la société civile , au profit de l’émotionnel des réseaux sociaux, des chaînes d’information en continu, autres vers qui rongent l’âme de nos sociétés.
Les questions sociétales sont, in fine, aussi simples avant qu’après le covid-19.
Les sociétés démocratiques européennes résistent encore. Leurs élites doivent cesser de glisser vers la facilité et leurs peuples, bercés par la passion, cesser de s’éloigner de la raison.
Si ces sociétés molles ne sont pas capables de construire la puissance qui les protègera du reste monde, à l’aube d’un nouveau basculement stratégique encore largement imprévisible, leur survie sera en jeu.
Rugir et Agir
Dans cette marche du Monde, la pandémie a accéléré le pas vers de nouvelles fractures.
Nous avons eu l’occasion de parler de la responsabilité de la Chine dans la pandémie. Si je crois que le sujet a peu de chances de prospérer, il montre combien le Monde en se penchant sur son nombril laisse le champ ouvert à toutes les surenchères que son état normal, bien qu’imparfait, apaisait.
Après avoir connu en 2017/18/19/20 de longs mois de protestation et d’émeutes la planète a vu les affrontements se multiplier.
La liste est longue : Égypte, Tunisie, Soudan, Liban, Turquie, France, Algérie, Cachemire, Irak, Iran, Argentine, Équateur, Mexique, Chili, Venezuela, depuis peu États Unis d’Amérique.
A nos portes, nous Européens, laissons la Turquie agresser Chypre depuis un demi-siècle et la Grèce depuis peu.
Nous laissons cette même Turquie violer les frontières de la Syrie pour se battre contre Kurdes et les débris des armées d’Al Qaida et de l’EI.
Nous acceptons le fait accompli Russe en Ossétie, Crimée et Ukraine.
Cela, tandis que les USA, sans se concerter avec nous leurs vassaux, sortent d’Irak de Syrie et d’Afghanistan sans le moindre remords, pour y laisser un désordre incommensurable pour plusieurs décennies.
Les cyniques diront que tout cela n’est pas bien nouveau.
Mais l’accumulation des embardées stratégiques autour du pivot Américano-Chinois et une atmosphère internationale qui débranche les uns après les autres les outils de règlement des conflits, vont ouvrir une nouvelle phase historique des relations internationales, beaucoup plus tendue qu’hier.
Précédés par la chute de l’Union Soviétique, les désastres successifs de Somalie, Afghanistan, Iraq, Syrie, Turquie, Ukraine et ailleurs ont dégoûté Washington du jeu ambigu tissé avec grand talent par le département d’État depuis Théodore Roosevelt.
Les États Unis ont aussi depuis longtemps tourné le dos à l’Europe sans que cette dernière en soit clairement consciente.
Ce concurrent économique, faible vassal stratégique, bon client culturel, est encore un allié tant qu’il demeure cette mosaïque de petites cités accrochées à une identité ou un particularisme folklorique. Mais l’isolationnisme des américains et les priorités du Pacifique font de son existence au mieux un « irritant » diplomatique et au pire un «foe»[1] géostratégique.
Demain nous devrons affronter seuls quelques questions à notre taille comme celles posées par la Turquie, la Russie, l’Iran ou la Libye.
Il y aura d’autres questions beaucoup plus difficiles comme les relations bilatérales avec la Chine, leurs implications avec le continent africain et la relation avec Indiens Japonais, Coréens ou Australiens.
Intuitivement on voit que notre rôle vis à vis de l’Amérique latine en jachère et demanderesse d’Europe, sera discret, pour ne pas affronter les USA, mais inévitable surtout pour éviter à la Chine d’y faire son lit.
C’est ici, probablement, plus question de style et de culture que de pouvoir et d’argent.
Il en sera probablement de même dans le Pacifique où le choix délicat entre une certaine absence et une présence non alignée, difficile à faire accepter, sera arbitré par des opinions publiques par hypothèse peu au fait des sujets.
Là encore, la méthode sera simple :
Arrêter de se coucher, se constituer en puissance stratégique et agir.
Rome n’est plus dans Rome et Byzance lui a survécu longtemps.
Imaginons que nous ne sommes qu’en 330, le 11 mai ; il nous faudra seulement vouloir attendre 1123 ans et dix-huit jours avant d’être à nouveau subjugués.
Pierre Brousse
Paris le 6 juin 2020
[1] Foe, trad : ennemi. Mot employé par D. Trump pour désigner les européens.