Tadjikistan et Kirghizistan : deux foyers d’incertitude aux portes de la Chine

Emmanuel Veron

Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris

La Chine a commencé à s’intéresser véritablement au Tadjikistan (pays persanophone de près de 9 millions d’habitants) et au Kirghizistan (pays turcophone de près de 6 millions d’habitants) dans les années 1990, en raison de leurs ressources naturelles et de l’impératif de sécurisation de son espace proche au lendemain de l’effondrement de l’URSS. Depuis, son influence dans ces deux États avec qui elle partage des frontières communes n’a fait que croître.

Les enjeux sont multiples : accès aux marchés de l’Asie centrale, lutte contre le terrorisme et les narcotrafics mais aussi coopération multilatérale à travers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), dont chacun de ces pays est membre. La Chine est devenue le principal investisseur, prêteur et mécène de ces pays, comme le rappelle le « Livre jaune sur l’Asie centrale », paru en juin dernier et émanant de chercheurs de l’Académie chinoise des sciences sociales, spécialistes de cette région du monde.

L’Asie centrale entre enjeux économiques et politiques

Les troubles survenus dernièrement au Kirghizistan, auxquels s’ajoute une très forte sinophobie ayant gagné l’ensemble de l’Asie centrale, et que la pandémie de la Covid-19 a amplifiée, pourraient, par contagion, renforcer le dispositif de répression mis en place par Pékin dans la province ouïgoure du Xinjiang (qui se trouve de l’autre côté de la frontière sino-kirghize) ou au contraire, en déstabiliser la sécurité.

Pour ce qui concerne la coopération avec le Tadjikistan, le secteur minier y est privilégié par les entreprises chinoises. La plus importante est la coentreprise Zarafchon, située dans la province de Pendjikent, dans le nord-ouest du pays, et détenue à 75 % par Zijin Mining, qui fournit près de 70 % de l’or extrait au Tadjikistan. Pakrout, propriété de la China Nonferrous Gold Limited, exploite quant à elle les mines aurifères de Vahdat. En 2018, la société chinoise TVEA a obtenu les licences d’exploitation des gisements de Douobat et de Verkhny Koumarg, dans la province d’Aïni, après avoir construit une centrale thermique à Douchanbé.

La Chine, la Russie et la mystérieuse OCS (Le Dessous des cartes, Arte).

Durant l’été 2018, le gouvernement tadjik avait signé un accord qui octroyait une licence d’exploitation de l’énorme mine de Yakdjilva, dans la province de Mourgab, à la société Kashi Xinyu Dadi Mining Investment Limited. Pour l’acheminement de ces ressources, China Road a reconstruit la route reliant Douchanbé à la frontière tadjiko-ouzbèke, longue de 410 kilomètres, grâce à un prêt chinois d’environ 300 millions de dollars (274,2 millions d’euros). Cette société a également entrepris la restauration de la route Douchanbé-Kulob, du réseau routier de Douchanbé et de la route allant de la capitale jusqu’à la frontière ouzbèke. L’achèvement de ce dernier projet était prévu pour début 2020.

China Road a par ailleurs construit des tunnels routiers ainsi que des tunnels et ponts ferroviaires ; lesquels – via la route M 41 – donnent désormais accès aux régions de l’ouest de l’Asie centrale et à l’Afghanistan, convoité depuis longtemps.

Une frénésie d’aménagements : contrôle et maillage du territoire

China Road réalise en ce moment des travaux préliminaires sur la route KalaikhoumRushan, à la frontière afghane. Pékin a débloqué 230 millions de dollars (210,2 millions d’euros) pour reconstruire cette section longue de 92,3 kilomètres.

La China Railway Corporation vient pour sa part d’achever la reconstruction de la route reliant Kanibadam à Patar. Dans le même temps, TVEA a terminé la construction de la ligne à haute tension reliant le centre du Tadjikistan à la province de Soughd, dans le nord. Elle avait auparavant construit une centrale thermique dans la capitale, une ligne à haute tension entre Khatlon et Lolazor et plusieurs stations souterraines.

« Chine, sur les nouvelles routes de la soie » (Arte).

De son côté, la China National Petroleum Corporation (CNPC), en collaboration avec Tadjiktransgaz, la coentreprise issue de Trans-Tadjik Gas Pipeline Company, a entamé la construction de la quatrième section du gazoduc Asie centrale-Chine. CNPC, qui prospecte le sol tadjik pour y trouver des hydrocarbures, a annoncé l’implantation de sa filiale China Petroleum Engineering & Construction Corporation (CPECC), spécialisée dans l’ingénierie pétrolière, la production, la construction et la conclusion de contrats.

En 2014, la société privée chinoise Xinjiang Production and Construction a loué près de 500 hectares dans la province de Khatlon pour une période de 50 ans.

Dans la même région, Xinjiang Yinghai et Hai Li ont loué des terres (280 hectares) pour 49 ans, ce qui n’est pas sans froisser les susceptibilités dans la région et au-delà, notamment au Kazakhstan, où l’on observe des pratiques similaires.

En outre, la coentreprise « Développement de l’agriculture au Tadjikistan et en Chine » cultive notamment du coton, du maïs et du blé dans cette province.

Le riz et le coton sont les principales ressources cultivées. Les agriculteurs chinois souhaitent augmenter progressivement la quantité de terres louées.

Cette emprise chinoise s’est traduite plus récemment par l’aménagement d’une base militaire dans le pays, la deuxième après Djibouti et dans le monde. Bien que ses activités soient discrètes, elle offre à la Chine une profondeur stratégique et lui permet de tenir à la fois en respect l’Inde, qui aimerait prendre le contrôle de la base aérienne tadjike d’Ayini. Dans les faits, la base « secrète » chinoise reflète l’influence sécuritaire de Pékin dans la zone. Des exercices militaires et policiers communs à la vente de matériel militaire en passant par la formation dans les académies militaires chinoises, la Chine accroît une forme d’emprise dans cette partie quasi vide et stratégique de son environnement régional.

Même constat côté kirghize. L’aménagement de routes financées par la Chine ou la coopération avec Pékin dans l’aménagement d’une raffinerie pour la ville industrielle de Kara-Balta (à deux cents kilomètres de la capitale, Bichkek) s’accompagnent d’importants échanges linguistiques destinés à la formation de jeunes Kirghizes travaillant pour l’industrie minière ou les télécommunications, notamment pour Huawei.

Une partie de la classe politique locale s’est d’ailleurs très tôt émue de cette présence chinoise. La troisième crise politique en quinze ans survenue récemment à Bichkek n’y est pas étrangère. Les fraudes électorales ainsi que la corruption d’une partie de l’élite dirigeante du pays, soupçonnée de concussion favorable à la Chine, ont radicalisé le mouvement des manifestations. Mais comment reprocher aux dirigeants d’un des pays les plus pauvres du monde (son PIB est tout juste supérieur à celui de la Somalie et inférieur à celui du Niger) d’accepter l’offre chinoise ?

Les tensions n’en sont pas moins fortes dans ce petit pays enclavé qui, comme le Tadjikistan voisin, n’est pas à l’abri de la radicalité islamiste. Moscou, dont une base militaire est installée dans ce pays où s’exerce son influence par le biais de l’Organisation du traité de sécurité collective, suit cette crise de près. Elle s’ajoute à celles en cours au Haut-Karabagh et en Biélorussie, et pourrait provoquer, à terme, une onde de choc dans d’autres pays de l’ex-Union soviétique.

Plus que tout, Moscou, comme son partenaire chinois, redoute que ces troubles ne fassent à terme le jeu des islamistes ou de mouvements séparatistes. Ainsi, en août 2016, l’ambassade chinoise à Bichkek avait été la cible du premier attentat d’envergure touchant les intérêts de Pékin à l’étranger. L’enquête, dont les conclusions officielles n’ont toujours pas été rendues publiques à ce jour, privilégie la piste de radicaux ouïghours. Cette ethnie originaire du Xinjiang en Chine a une importante diaspora au Kirghizistan. Bien que le nombre et les moyens des radicaux demeurent très limités, leur potentiel de nuisance dans la petite république centre-asiatique demeure significatif eu égard à la faiblesse des services de sécurité locaux. Pékin craint que les radicaux ouïghours sévissent de nouveau contre ses intérêts à l’étranger, faute de pouvoir commettre des attentats en Chine même.

Coopération sécuritaire, continuité politique autoritaire et modèle de développement

À ce défi, la Chine a répondu par des investissements sur le long terme en optant pour une pacification de la région afin de la rendre moins perméable aux risques de déstabilisation (trafic de drogue, paupérisme, contagion salafiste…).

Cette politique globale de Pékin s’est traduite par un soutien inconditionnel accordé au président tadjik Emomalii Rahmon. Ce dernier est d’ailleurs populaire car c’est lui qui a réussi à surmonter la guerre civile, survenue au lendemain de l’effondrement de l’URSS. Il a su s’entendre avec le Parti de la résurrection islamique du Tadjikistan (PRIT), et ce, durant une quinzaine d’années, avant d’expulser récemment les membres de son gouvernement.

Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du pays d’autant que le Tadjikistan est le pays le plus vulnérable à l’influence afghane. Des mouvements très actifs liés au terrorisme international, comme l’East Turkestan Islamic Movement (ETIM), peuvent effectivement embraser la région autonome chinoise et musulmane du Xinjiang. Sur les 4 000 combattants d’origine centre-asiatique, 300 Ouïghours en provenance de Chine auraient rallié des organisations terroristes proches de Daech.

« Asie centrale, l’appel de Daech » (Arte).

Des velléités de coup d’État au Tadjikistan même ne sont pas à exclure. Il faut savoir par exemple qu’un Tadjik, l’ex-colonel des forces spéciales de la police, Goulmorod Khalimov, a assumé le commandement militaire de Daech. Les Tadjiks sont environ 1 000 combattants dans les rangs de Daech, ce qui représente le double voire le triple des autres pays d’Asie centrale. Même si Goulmorod Khalimov semble avoir succombé, en 2017, à des bombardements en Syrie, sa mémoire reste vivante et des partisans de Daech auraient infiltré la police tadjike. Ces risques de déstabilisation existent.

Dans ces deux pays aux structures claniques, la moindre anicroche peut mettre le feu aux poudres. Ainsi, a-t-on vu en août 2019 les forces spéciales kirghizes lancer une opération au domicile de l’ancien président Almazbek Atambaïev. Les partisans de ce dernier avaient répliqué avec des pierres et des barricades. Pékin semblait avoir misé sur un développement économique de la région en incitant ces pays membres de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à collaborer davantage dans le domaine à la fois sécuritaire et militaire.

Au reste, Douchanbe (capitale du Tadjikistan) comme Bichkek ont accueilli, chacune à leur tour, plusieurs sommets de l’OCS. Depuis 2016 au moins, des opérations de contre-terrorisme sont menées conjointement par les autorités chinoises et tadjikes. Plus que jamais, cette coopération est un gage de stabilité régionale. Le succès du projet Belt and Road Intitiative lancé par Xi Jinping en 2013 (dans le pays voisin du Kazakhstan) est aussi à ce prix. Toutefois les événements de Bichkek pourraient en annoncer sinon le crépuscule, tout au moins une très grande fragilité.

L’influence de la Chine dans ces deux pays fragiles, dont la dette à son égard dépasse plusieurs milliards de dollars, se structure aussi par la formation des élites de demain. En effet, les Instituts Confucius occupent un espace important, en particulier au Kirghizistan.

Alors que l’influence américaine est en repli et que la puissance russe est sujette à de fortes interrogations et remises en question, la présence chinoise tous azimuts, la corruption endémique et la très grande asymétrie des relations laissent entrevoir une influence durable de Pékin. La jeunesse de ces pays, la crise du coronavirus et la crise économique sont autant de défis et de paramètres pouvant faire basculer la région dans l’instabilité et l’insécurité, ferment de nouveaux foyers djihadistes.

Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Image : sur la route de Pamir, d’Osh (Kirghizistan) à Douchanbé (Tadjikistan).

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