Le Pakistan, cœur des rivalités stratégiques et bombe à retardement ?

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Par Emmanuel Véron et Emmanuel Lincot.

Pays neuf, le Pakistan n’en est pas moins l’héritier d’une civilisation multiséculaire. On pense aux vestiges de Mohenjo-Daro, au site gréco-bouddhique de Taxila, à la magnificence des jardins de Shalimar ou encore à celle des palais de Lahore.

Au lendemain de sa séparation avec l’Inde, en 1947, le Pakistan devint l’un des postes les plus avancés de la guerre froide, « a front country » comme Le Pentagone le qualifiait alors. Ligne de fracture, lieu d’affrontement idéologique privilégié entre les puissances du « Grand Jeu », le Pakistan n’a trouvé aucun bénéfice à la fin de l’affrontement entre Soviétiques et Américains. Au contraire, il s’est enfoncé chaque année un peu plus dans les dissensions internes et les rivalités ethniques, bien que sa situation géographique continue à le placer aux avant-postes des convoitises entre puissances rivales.

Le développement maritime de ses infrastructures portuaires à Karachi (ou à Gwadar et Jiwani) l’a conduit à renforcer ses relations avec la Chine. Pékin souhaite en faire l’un des débouchés prioritaires pour son projet des Nouvelles Routes de la Soie, matérialisé par l’établissement d’un corridor stratégique qui relie la mer d’Arabie à l’Empire du Milieu à travers le Karakorum et la chaîne de l’Himalaya (dans une perspective de désenclavement du grand ouest chinois, particulièrement le Xinjiang).

Cette route stratégique est celle qu’empruntèrent jadis des générations de pèlerins bouddhistes ou d’explorateurs comme Francis Younghusband ou Ian Fleming. Tous séjournèrent dans cette région souvent associée à l’Eden, le Cachemire pakistanais, autrement appelé la Hunza. Son chef spirituel, l’Aga Khan, a su, malgré les risques que fait peser le terrorisme, conserver un cadre socio-politique relativement harmonieux. Une exception qui devrait être très vite mise à mal par des bouleversements importants marqués par la venue de nouveaux acteurs politiques dans la région.

Un partenaire essentiel pour la Chine

La République islamique du Pakistan est le premier pays musulman à avoir reconnu la République populaire de Chine, dès 1950. Pour l’essentiel, la relation sino-pakistanaise va se construire en fonction de la rivalité stratégique sino-indienne, le « pays des Purs » étant l’axe prioritaire de l’agenda militaro-stratégique indien jusqu’à ce que la Chine s’impose comme puissance régionale disruptive.

Politique de bon voisinage et excellentes relations longtemps maintenues par Islamabad tant vis-à-vis de Pékin que de Washington auront permis aux dirigeants pakistanais de se rendre utiles auprès d’interlocuteurs souvent opposés, durant toute une partie de la guerre froide. C’est dans ce contexte que la Chine, discrète mais efficace, des années 1980, dans le cadre de sa concurrence avec Moscou, offre une assistance logistique aux moudjahidines afghans, alors également très largement épaulés par la CIA et les services secrets pakistanais (ISI) dans leur lutte contre les Soviétiques. Cette collusion s’accompagne de recrutements extérieurs, des djihadistes du monde arabo-musulman, parmi lesquels Ben Laden, rejoignant le combat afghan.

Plus tard, Pékin n’hésitera pas à reconnaître le régime des Talibans jusqu’à son effondrement en 2001 (les autorités chinoises entretenaient un lien discret avec le mollah Omar). Par la suite, à la différence des Occidentaux, la RPC n’a jamais écarté les Talibans des négociations, cherchant au contraire à les associer aux discussions organisées à Pékin. Quoi qu’il en soit, l’échec des Soviétiques en Afghanistan n’est pas étranger à cette participation chinoise à un conflit dans lequel la sécurité du Pakistan était directement impliquée.

Rétrospectivement, les relations sino-pakistanaises ont été marquées par une succession d’actes fondateurs qu’il est nécessaire d’avoir en mémoire. Ainsi, en 1963, le rapprochement entre les deux pays est marqué par la cession de la vallée cachemirie du Shaksgam, que l’Inde continue de revendiquer à ce jour. Cette cession a valeur tributaire et la fourniture par Pékin d’une aide économique, militaire et technique à Islamabad n’a depuis jamais diminué. Y compris dans un domaine aussi sensible que le nucléaire.

La défaite pakistanaise de 1971 face à l’Inde ne sera pas étrangère au souhait d’Islamabad de se doter de la bombe et de sanctuariser définitivement son territoire. Cette coopération est officiellement scellée en 1976 entre le premier ministre de l’époque Zulfiqar Ali Bhutto (1928-1979) et Mao Zedong, peu de temps avant la mort du Grand Timonier. Le père de la bombe pakistanaise Abdul Qadeer Khan se rend aux funérailles de ce dernier et rencontre alors de nombreux officiels chinois pour accélérer des transferts de technologie. Il en profite pour mettre sur pied un formidable réseau international de prolifération des outils et des matériaux nécessaires à la fabrication de la bombe. Pékin fut alors le lieu des échanges discrets de la prolifération. Il offre ses services à l’Iran, à la Corée du Nord, mais aussi à l’Irak, à la Libye et sans doute à d’autres.

Plus récemment encore, en 2006, Washington verra avec inquiétude la construction par la Chine d’un port en eau profonde à Gwadar, sur le littoral baloutche du Pakistan, pouvant accueillir des navires de guerre. Ce port étant proche du Golfe persique, certains analystes américains ont estimé qu’il s’agissait là d’un premier pas de la Chine, lui permettant de projeter ses forces dans le Golfe. La décision en avril 2015 de créer un corridor stratégique sino-pakistanais, à la suite de la visite de Xi Jinping à Islamabad, accompagnée d’un plan de coopération économique de plus de 40 milliards de dollars, ne pourra que renforcer ces craintes.

Indépendamment des caractéristiques militaires qu’on lui prête, ce corridor répond au dilemme de Malacca et à la nécessité de contourner ce détroit en cas de blocus américain. Pour le moment, toutefois, ce port ne représente ni un succès (faute d’hinterland) ni une certitude quant au développement d’infrastructures duales qui s’étendraient de l’Asie-Pacifique à l’Afrique, de l’Europe à l’Amérique latine.

Les relations stratégico-militaires demeurent en tout cas très étroites. De la fabrication en commun du chasseur JF-17 à la vente d’armes, en passant par des manœuvres militaires conjointes, Pékin et Islamabad affichent une forme avancée de partenariat stratégique, essentiellement tourné contre l’Inde.

Le terrorisme et les implications des acteurs turc et indien

Cette politique bilatérale n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Pékin n’hésite pas à soutenir un certain nombre de terroristes comme Massod Azhar, qui a longtemps sévi depuis le Pakistan contre des intérêts indiens, en refusant de l’exposer à la justice internationale. En outre, l’organisation Lashkar-e-taïba (« l’Armée des pieux ») est un mouvement islamiste proche d’al-Qaïda et des Talibans dont l’Américano-Pakistanais David Headley était un agent double sur fond de trafic d’héroïne, est connectée à divers attentats (Danemark, Inde, etc.).

La province pakistanaise du Baloutchistan est un laboratoire révélateur des tensions qui s’exercent entre puissances régionales (Arabie saoudite, Inde, Iran…) par factions islamistes interposées. Le Baloutchistan constitue avec le Cachemire et l’Afghanistan les trois foyers à risque de radicalité islamiste que Pékin prend d’autant plus au sérieux que le dernier d’entre eux se trouve à ses portes. Dans le cadre du développement du corridor sino-pakistanais, plusieurs assassinats, attentats et enlèvements ont eu lieu.

L’Organisation de Coopération de Shanghai et le Processus d’Istanbul – Cœur de l’Asie constituent autant de cadres de réflexion multilatéraux qui engagent l’Asie centrale, le Pakistan, la Chine mais aussi, plus récemment, la Turquie dans des initiatives visant à rétablir la paix tout particulièrement dans l’Afghanistan voisin et ses plus proches périphéries. Le dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu à Islamabad en février 2020, alors que la pandémie de Covid-19 faisait des ravages. Il y a rappelé à qui voulait l’entendre que c’est bien sous les Turcs que les musulmans de l’Inde ont adopté la religion islamique, leur langue ourdoue étant très imprégnée de la langue turque.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan s’adresse au Parlement pakistanais à Islamabad, le 14 février 2020. AFP

C’est durant la guerre de libération nationale turque que les musulmans de l’Inde ont aussi gagné le cœur des Turcs. Le poète et penseur musulman Mohammed Iqbal (1877-1938), lors d’un rassemblement à la mosquée Badshahi à Lahore, a prié pour la victoire des Turcs combattant dans les Dardanelles et récité des vers dont il était l’auteur, dans lesquels il disait avoir rêvé du prophète de l’islam, à qui il apportait une bouteille de sang unique – « le sang des martyrs des Dardanelles ». Il invitait ainsi les musulmans à combattre aux côtés des Turcs et à les soutenir financièrement. Les milliers de personnes présentes sur place, qui vivaient elles-mêmes dans le besoin, ont fait don de l’argent qu’elles avaient épargné, les femmes ont offert les bijoux qu’elles portaient. Rappelant cet événement avec reconnaissance devant le Parlement pakistanais, Erdogan affirmait qu’au Pakistan les Turcs ne se sentaient pas à l’étranger mais bien chez eux grâce aux liens fraternels entre les deux peuples. Il annoncera plus tard qu’il n’existe à ses yeux aucune différence entre les Dardanelles et le Cachemire.

Qu’est-ce à dire ? Que les luttes d’influence au Pakistan vont se renforcer et que le pays va, plus que jamais, continuer à se fractionner sous l’effet de l’action de leviers antagonistes. Parmi ces leviers, la puissance de l’Inde, dont l’intérêt stratégique sera non plus tant de circonscrire son rival sino-pakistanais dans des zones de conflits traditionnels (Cachemire, Himalaya, Baloutchistan), que de porter le fer en dehors des zones frontalières, c’est-à-dire vers des régions situées plus à l’ouest encore (États du Golfe) ou en Asie centrale.

Ce sont ces régions convoitées par New Dehli qui ont fait l’objet d’une reformulation des choix stratégiques opérés par l’Inde depuis l’élection de Narendra Modi. Ces choix visent pour l’essentiel des pays musulmans. Alliance de revers encore mais cette fois clairement orientée contre Islamabad. Dans la rivalité qui oppose la Chine et son allié pakistanais à la puissance indienne, ces pays vont, selon toute vraisemblance, être le théâtre de nouveaux affrontements sur fond de radicalité musulmane.

Attaque de l’ambassade de Chine à Bichkek (Kirghizistan) en 2016, attaque contre le consulat chinois de Karachi (Pakistan) en 2018, ou enlèvement récurrent de ressortissants chinois dans la région « Af-Pak » (Afghanistan-Pakistan), peu relatés par la presse occidentale : tous ces événements n’en sont peut-être que le prélude. Il n’est pas certain que les forts ressentiments antichinois qui ont touché successivement l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, à travers les revendications de la Milk Tea Alliance, ne touchent pas ces régions du monde musulman. Toutefois, et d’une manière significative, Imran Khan, premier ministre du Pakistan, a nié toute forme de répression menée par son allié de Pékin contre la communauté ouïgoure.

Il n’est pas improbable non plus que la diplomatie turque, se voyant opposée à un front de plus en plus hostile de l’Union européenne, porte ses regards plus à l’est en optant pour un rapprochement avec le Pakistan, l’une des clés de voûte essentielles du dispositif chinois sur lequel repose sa politique étrangère en Asie, à travers l’ambitieux projet des Nouvelles Routes de la Soie.


Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC

Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 28/07/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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