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Par ThucyBlog, le 11 août 2021.
Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, est surtout connu pour ses traités consacrés à l’ingénierie de défense et pour les œuvres qui en sont issues, mais sa nature humaniste l’a conduit à s’intéresser à de nombreux autres domaines au cours de ses interminables déplacements au sein du Royaume. C’est ainsi qu’il a également consacré des écrits à la dîme royale, en présentant un vaste projet de réforme fiscale ou encore, en bon géographe, à l’agencement et à la gestion des forêts. Ses réflexions sur les relations internationales sont moins connues mais elles méritent que l’on s’y attarde tant elles sont clairvoyantes au sujet des conditions de la paix en Europe et de l’équilibre des puissances telles qu’elles seront établies un siècle plus tard lors de la conférence de Vienne. Au moment où il écrit son Projet de paix assez raisonnable, la guerre de succession d’Espagne dure en effet depuis cinq ans. Au risque de déplaire au roi de France, Vauban imagine alors de façon pragmatique les conditions d’une paix durable répondant aux intérêts de tous, grâce aux concessions consenties par chaque puissance. Le maréchal adopte, ce faisant, une posture réaliste, éloignée des dogmes : se fondant sur les constats issus de sa vaste expérience de terrain, il fonde ses propositions sur la satisfaction des différents intérêts en jeu.
Il est largement influencé par les écrits de Bodin et par la situation issue des traités de Westphalie, ce qui se ressent dans sa volonté de consolider l’État souverain en particulier grâce à la frontière qu’il considère comme une ligne artificielle qui doit être fixée et renforcée, malgré ses références fonctionnelles aux limites raisonnables des frontières naturelles. Cela ne l’empêche pas, néanmoins, de dépasser une vision à court terme en imaginant de justes conditions de la paix qui passent par l’abandon de certaines prétentions et par la reconnaissance de frontières cohérentes suivant l’idée que la contiguïté territoriale permet de renforcer l’État. Il considère enfin que seul un traité multilatéral est le moyen pertinent pour concrétiser ces propositions. Pour Vauban, consolider l’État en Europe, c’est penser la paix.
Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633 – 1707)
Projet de paix assez raisonnable
pour que tous les intéressez à la guerre présente,
en deussent être contens, s’il avoit lieu
et qu’il plut à Dieu d’y donner sa bénédiction
2 février 1706 (Les Oisivetés)
(…) Que le Commerce avec les Nations voisines et étrangères soit également permis aux uns comme aux autres, de bonne foy, sans fraude directe, ni indirecte en payant les droits tels qu’ils seront réglés et consentis de part et d’autre.
Fïnallement comprendre toutes les Puissances souveraines qui le voudront bien, dans cette Paix, et la rendre générale autant que la chose pourra dépendre de nous; et afin qu’elle soit de durée,
chose nécessaire à tous, régler tous les différents sur un pied raisonnable, qui contente à peu de chose près tous les Intéressés, sans se prévaloir des avantages que les uns pourroient prendre sur les autres par les différentes situations où on se pourra trouver, pendant la suite de cette guerre, étant certain qu’il est naturel de demeurer en repos quand on n’a pas sujet de se plaindre, comme il l’est de s’inquiéter quand on croit avoir été mal traité. (…)
Sans doute que la plupart de ceux qui liront cet Ecrit, ne le trouveront pas de leur goût. Il le seroit encore moins du mien, si la disposition universelle qui règne dans les affaires de l’Europe paroissoit moins confuse et plus disposée à s’éclaircir, mais il faut demeurer d’accord qu’on n’y voit goûte, et qu’il est bien difficile de penser juste sur le succès d’une guerre où tout semble tendre à un bouleversement général. De notre côté nous voyons des étincelles de Révoltes s’allumer dans beaucoup d’endroits de ce Royaume, qui ne disparaissent que faute de chefs assez dignifiez pour se mettre à la tête des malintentionnez, disposition certainement dangereuse qui pourroit avoir de mauvaises suites. D’ailleurs, la misère extrême dont les peuples sont accablés, la levée des soldats presque réduite à l’impossible, les Troupes sans discipline, les bons officiers extrêmement rares, les Provinces à demi désertes, la culture des terres fort altérée, le commerce ruiné, l’argent si rare, qu’on est obligé de se servir de monnoye de papier, et enfin tous moyens d’en avoir épuisés, à un point qu’on ne sait plus comment faire pour soutenir le courant; et de plus une Révolte considérable en Espagne, et à même temps un monde d’ennemis conjurés, sans que l’on voye rien qui puisse flatter nos espérances, doivent nous donner bien à penser. (…)
Cela posé en fait, comme autant de vérités certaines, ne feroit-on pas mieux d’accrocher un traité aux conditions cy-devant, qui sont, celles qui vraysemblablement toucheront le plus ceux qui aiment le repos de l’Europe, car je tiens qu’on peut les considérer comme les seules capables de produire une bonne et solide Paix ? Je sais fort bien qu’il est dur à un grand Prince accoutumé à vaincre et d’estre heureux en ses entreprises, de reculer et d’estre obligé à se relâcher de ses droits, notamment quand ils sont aussi bien fondez que ceux du Roy, et qu’on est en possession; mais il faut avouer que cette possession n’est rien moins que paisible.
Sa Majesté en acceptant le Testament du feu Roy d’Espagne en faveur de Monseigneur le Duc d’Anjou n’a pas prévu que non seulement les Espagnols ne feroient pas de grands efforts pour le maintenir, mais que toute l’Europe s’opposeroit à son exécution. C’est pourquoy je reviens â dire, que vu l’inégalité de nos forces, et le peu d’apparence que l’avenir nous rende plus heureux, on ne sauroit mieux faire que d’acquiescer à ces conditions avant qu’un plus grand affoiblissement de nos forces en augmente la difficulté. (…)
La France a des Bornes naturelles au delà desquelles il semble que le bon sens ne permette pas de porter ses pensées. Tout ce qu’elle a entrepris au delà des deux Mers, du Rhin, des Alpes, et des Pyrénées luy a toujours mal réussy; ses intérêts sont naturellement opposés à ceux d’Espagne et c’est directement travailler contre nous, que de soutenir cette dernière dans l’étendue de sa Puissance. Car que la Paix se fasse aujourd’hui ou demain, et que toute la Monarchie d’Espagne soit conservée à Philippe 5, il ne se passera pas dix ans qu’elle ne rentre dans ses vieux intérêts toujours opposés aux nôtres. D’ailleurs les parentez entre Souverains sont de foibles liens quand il y va de leurs intérêts; c’est toujours par ceux là qu’ils se gouvernent, cela s’est vû dans tous les temps chez toutes les nations, chez tous les Princes, même chez ceux du sang Royal de France qui sont devenus souverains. (…)
Ce n’est donc point à la proximité du sang qu’il faut s’arrêter, ni à l’intérêt d’un seul, qui ne sauroit tomber que sur ses pieds, mais au bien général de ce Royaume, et de toute la Chrétienté, qui a déjà tant souffert par d’autres guerres et par la présente, que supposé qu’elle réussisse selon nos souhaits, le mieux qui nous en puisse arriver, est que l’Espagne nous sera toujours à charge par le soutien des querelles; à quoy tant de grands États, si écartés les uns des autres, nous obligeront d’autant plus étroitement, qu’elle n’aura plus d’autres Alliés que nous, ce qui ne pourroit manquer de causer un affaiblissement très considérable à ce Royaume, au lieu d’en augmenter les avantages.
Voilà ce qui m’est venu à l’esprit sur l’état des affaires présentes. Fasse le Ciel que je puisse voir une Paix solide et bien établie sur de tels principes. (…)
Voilà la raison générale qui intéresse toutes les Puissances de la Chrétienté, par rapport aux Souverains qui les possèdent, dont quelques-uns pourront prétendre de n’y pas trouver leur compte, mais il est certain que tous ces États en général s’en trouveroient incomparablement mieux qu’ils ne sont, si chacun d’eux revenant à la droite raison, demeuroit dans les bornes naturelles qui semblent leur avoir été réglées par l’auteur de la Nature dès le commencement du Monde, et que ne se laissant point prévenir par de fausses idées et de vaines prétentions, qui les tirent hors de leur état naturel et ne leur produisent que des guerres ruineuses qui les épuisent, ne sont bonnes qu’à leur causer bien de l’inquiétude, les commettre eux et leurs États à de grands dangers et à l’accablement des Pays que Dieu a commis à leur conduite, en les exposant à toutes sortes de maux et de misères. (…)
Cet article a été initialement publié sur le site ThucyBlog le 11/08/2021. Vous pouvez retrouver ici l’article original.