Par Emmanuel Véron et Emmanuel Lincot.
Après le 11 septembre 2001, les États-Unis, traumatisés, s’engagèrent, sous l’influence des néoconservateurs, dans un interventionnisme militaire exacerbé au Moyen-Orient, motivés par l’idéologie de changement de régime par la force et les théories de la « paix démocratique ». Pékin envoya un message de soutien à Washington dans la foulée des attaques terroristes ; mais les relations diplomatiques avaient été marquées, en avril de la même année, par un épisode extrêmement tendu.
Au-dessus de la mer de Chine méridionale, un avion-espion EP-3 américain était entré en collision avec un appareil chinois, provoquant la mort du pilote de celui-ci. L’avion américain finit par être intercepté et par atterrir en urgence sur l’île chinoise de Hainan où l’équipage, humilié, subit pendant près de trois semaines les quolibets de la presse chinoise avant d’être piteusement relâché.
Ces deux événements allaient, chacun à sa manière, permettre à Pékin d’obtenir des autorités américaines un blanc-seing pour mener une répression accrue contre la minorité musulmane et ouïgoure du Xinjiang. La création en juin 2001 de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) allait par ailleurs donner à la Chine des moyens inédits de surveillance, au-delà de son territoire et, plus particulièrement, en Asie centrale.
Last but not least, en novembre, la Chine obtenait enfin, malgré des réticences évidentes (de certains) à Washington à son égard, la possibilité d’intégrer l’OMC, après quinze ans de négociations. Une adhésion qui transformera puissamment l’économie et le commerce mondial, au bénéfice premier (pour un temps ?) de Pékin.
Recompositions stratégiques de l’ordre international
Le 11 Septembre aura permis à Pékin de nouer de meilleures relations avec Washington, dans le cadre apparent d’une mobilisation multilatérale de la « guerre contre le terrorisme », sans pour autant que la Chine ne participe aux opérations militaires en Afghanistan. Surtout, la RPC multipliera les consultations, les rapports et les analyses sur les conséquences du 11 Septembre et de l’intervention de l’OTAN dans les équilibres régionaux. Ce qui intéresse les autorités chinoises au premier chef, ce n’est pas tant le djihadisme qui attaque l’Occident que la géopolitique régionale recomposée aux portes d’une région, le Xinjiang, perçue comme subversive pour l’unité de la Chine.
Le 11 Septembre aura pour conséquences d’accélérer la systématisation des discours officiels sur la lutte contre les « trois forces » (san gu shili) (terrorisme, séparatisme, extrémisme) – des discours qui insistent sur la prétendue collusion entre la minorité ouïgoure et le terrorisme islamiste international. Le Conseil des Affaires d’État (merci d’expliquer ce qu’est cette instance) s’attachera à montrer les liens étroits existant entre Al Qaida et deux groupuscules ouïgours jusqu’alors méconnus, le Parti d’Allah du Turkestan oriental et le Mouvement islamique du Turkestan Oriental (MITO). Si Pékin avait négocié avec les talibans dès 1996 pour s’assurer que ces derniers ne soutiendraient pas les Ouïgours, la présence de l’OTAN, et spécialement des États-Unis dans la région (Asie centrale, Pakistan…) va bousculer, un temps, l’action diplomatique chinoise.
Le Parti-État s’inquiétait à ce moment de l’installation dans la durée des États-Unis, alors que l’OCS prenait une ampleur nouvelle, traduisant la montée en puissance de l’influence chinoise en Asie centrale et d’un certain dessein stratégique eurasien, centré sur l’approvisionnement en ressources (hydrocarbures, minerais, terres arables, ressources agricoles) et sur la proximité diplomatico-politique plus forte avec les régimes en place.
C’est aussi le prolongement de la politique dit du « développement de l’ouest » (xibu dakaifa), à savoir de la sinisation des terres lointaines du centre, dont les habitants ne sont pas des Han et qui sont importantes pour l’équilibre territorial chinois (à la fois du point de vue des ressources dont elles disposent, de l’espace qu’elles offrent, et des enjeux sécuritaires qui s’y déploient). Ainsi, le facteur afghano-taliban et la longue guerre de l’OTAN de 2001 à 2014 (année du retrait de l’ISAF) – voire jusqu’en 2021, sont perçus par Pékin comme des facteurs influant à la fois sur sa politique intérieure (la sinisation du Xinjiang et, aussi, du Tibet) et sur sa politique extérieure (la stabilisation des pays situés à l’ouest de la Chine), particulièrement l’Asie centrale et le triangle conflictuel Chine-Inde-Pakistan.
Pékin mettra systématiquement en avant les réseaux terroristes locaux et la déstabilisation du Xinjiang pour mieux légitimer la politique du « développement de l’ouest » puis la répression stricto sensu contre les Ouïgours, laquelle sera accentuée après, d’une part, la multiplication des attentats dans le monde, avec notamment l’émergence de Daech et, d’autre part, ceux commis sur le territoire chinois (Kunming, Canton, Pékin, Urumqi, etc.).
D’un côté, un nouvel arsenal législatif est institutionnalisé (loi anti-terroriste), de l’autre la répression sur l’ensemble du territoire (moins connue) et plus particulièrement au Xinjiang seront deux paramètres majeurs des politiques sécuritaires à partir de 2015. Ainsi, depuis vingt ans, la politique chinoise de contrôle de l’islam a évolué. Si à l’époque il s’agissait avant tout d’éviter que ce dernier ne devienne un canal d’expression du mécontentement ouïgour au Xinjiang ou qu’il se radicalise sous l’influence de mouvements fondamentalistes étrangers, aujourd’hui la RPC met en place envers les Ouïgours un contrôle humain et technologique totalitaire.
Le Xinjiang et l’Afpak (Afghanistan-Pakistan) : un champ de forces
Cet étranger proche, situé dans le prolongement du Xinjiang, représente un terrain d’affrontement indirect avec l’Inde. En ce sens, le Pakistan, à la fois soutien des talibans et partie d’un continuum stratégico-diplomatique avec Pékin, est la clef de ce Grand Jeu.
Les guérillas actives dans cette zone sont autant d’épines dans le pied du Gulliver chinois. Leur existence exprime la manifestation de frustrations identitaires, religieuses et économiques de peuples malmenés par la mondialisation, l’instabilité chronique et de longue durée (guerre en Afghanistan depuis plus de 40 ans) ou par une sinisation brutale comme celle subie par les Ouïgours. Leur opposition aux projets de Pékin, qu’elle se traduise par de simples tensions ou par des actions terroristes, obère les chances de l’« émergence pacifique » (heping jueqi) à laquelle la Chine prétend.
Sur le temps long, et dans les régions tampons que sont le Turkestan mais aussi les zones pachtoune, baloutche et cachemirie, ces heurts manifestent l’opposition irréductible entre deux systèmes politiques : l’un marqué par une culture voire un culte de l’État, l’autre s’en affranchissant et érigeant en principe cardinal le fait même de ne pas être gouverné. Et certainement pas par la Chine. Un autre « Grand Jeu » se joue dans ces différentes parties du monde. Il ne dépend pas des seules relations conflictuelles entre puissances. Car à travers lui, se redécouvre l’expérience faite hier par l’URSS, aujourd’hui par la Chine, dans leur rapport antagoniste à un islam des maquis.
« Redécouverte » car Al Qaida et les organisations terroristes centrasiatiques ont recours à une guerre asymétrique déjà pratiquée au début du siècle dernier par des indépendantistes en pays ouïgour. Vue des oasis, du désert du Taklamakan ou de l’arrière-pays que forment les Pamirs, cette vaste région minérale s’apparente à une mer intérieure. Vue de Pékin, elle constitue davantage un front pionnier.
Les visées de la RPC butent aussi sur des précédents historiques que les populations locales n’ont guère oubliés. Nombre de Basmatchis (peuples musulmans, notamment turcs opposés à la domination russe et soviétique) se sont réfugiés, dans les années 1930, en Afghanistan et dans le nord-ouest de la Chine. Une éphémère République du Turkestan voit même le jour. Son gouvernement provisoire, dirigé par l’émir auto-proclamé Abdullah Bughra ( ?-1934), s’établit dans l’oasis de Khotan (Hetian en chinois), à l’est de Kachgar. Soutenue par le roi d’Afghanistan, Mohammed Zahir Shah (1914-2007), qui lui fournit des armes, et bien qu’aidée par des rebelles kirghizes qui la rejoignent, celle-ci sera âprement combattue puis défaite par l’armée des nationalistes chinois avec l’aide financière de Staline.
La diplomatie chinoise n’hésitera pas non plus, en pleine guerre froide, à s’associer avec les services secrets pakistanais (ISI) et la CIA pour soutenir les moudjahidines dans leur lutte contre les Soviétiques. Aujourd’hui encore, la région reste redoutée par Pékin.
À l’ouest, rien (de trop) nouveau…
Dans sa recherche constante d’une sanctuarisation territoriale, Pékin cherche à s’appuyer non seulement sur le Pakistan mais aussi, et dans son prolongement, sur l’Iran, pour dynamiser l’ensemble de la région dont l’Afghanistan est le centre.
Le fait que le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, ait assisté d’une part à la 5ᵉ conférence ministérielle du Processus d’Istanbul – Cœur de l’Asie sur l’Afghanistan, qui s’est déroulée en 2015 à Islamabad, et que la Chine n’ait jamais écarté les talibans des négociations, cherchant au contraire à les associer aux discussions organisées à Tianjin, va dans le même sens. Pour l’essentiel, hormis l’hypothétique exploitation des immenses richesses du pays (lithium, fer, or, cuivre – notamment la mine de cuivre de Mes Aynak), c’est pour avoir l’assurance d’une stabilité régionale et pour anticiper ou éviter des attaques terroristes ouïgoures sur le territoire chinois que la RPC s’affiche aux côtés des talibans.
La presse chinoise a abondamment évoqué tout au long du mois d’août dernier « l’échec » de l’Occident et, en particulier, des États-Unis dans l’entreprise de « Nation building » en Afghanistan depuis 2001. Si le bilan de l’intervention américaine, et plus largement de celle de l’OTAN, est à nuancer, et s’il ne faut pas oublier que cette intervention militaire s’est doublée d’une perfusion de dollars et de projets de développement, le traitement médiatique de Pékin ne laisse pas de doute sur sa volonté d’incarner une alternative diplomatique et un modèle de développement pour la région.
Pour autant, les États-Unis se sont retirés massivement tout en conservant des relais locaux, la récurrence des attaques terroristes contre des intérêts ou individus chinois, notamment au Pakistan, ne tarira probablement pas. Le régime de Pékin le sait. La nouvelle donne entraînera probablement une montée en gamme (diplomatique, technique et militaire) des politiques anti-terroristes en Chine à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, s’appuyant sur le Pakistan, l’Asie centrale et une partie du Moyen-Orient.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 26/09/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.