Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot.
La République populaire de Chine (RPC) est devenue en quelques années le plus grand client de l’Arabie saoudite depuis l’établissement, en 1990, de relations diplomatiques entre les deux pays.
Aux yeux des dirigeants de l’Arabie saoudite, l’importance prise par le rival iranien dans l’ensemble du Moyen-Orient et la réduction du soutien militaire de Washington nécessite de se tourner davantage vers la Chine.
Dernier pays arabe à établir des relations diplomatiques avec Pékin, la monarchie saoudienne fournit désormais une partie importante du pétrole brut acheté par la RPC. La coopération sino-saoudienne sur les questions de sécurité et de terrorisme s’est intensifiée. Aussi, le royaume saoudien ne s’est pas prononcé sur la répression des Ouïgours. En liaison avec Riyad, les autorités chinoises ont cessé de renouveler les passeports de ressortissants ouïgours chinois.
Le Prince héritier, Mohammad ben Salman, a également manifesté son intérêt à participer aux Nouvelles Routes de la Soie, aussi bien dans le domaine énergétique que financier. Cette politique de rapprochement, qui devrait se poursuivre dans les années à venir, constitue un revirement historique depuis 1945. Les très nombreux investissements de la compagnie nationale Saudi Aramco (nationalisée en 2019) effectués dans les raffineries chinoises (traitement du pétrole lourd) sont de nature à créer une relation durable entre les deux pays.
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Aux origines de ce rapprochement
La relation moderne entre les deux pays commence durant la Seconde Guerre mondiale. La Chine est aux avant-postes de ce conflit qui, pour elle, durera huit ans (contre cinq ans en moyenne pour l’Europe). Depuis son déclenchement, elle est le laboratoire des tensions qui opposent communistes et nationalistes d’une part et Soviétiques et Chinois de l’autre. Dans le même temps, le soutien de Tokyo à certaines factions musulmanes entrouvre pour ces dernières la possibilité d’une alternative aux autorités chinoises.
C’est dans ce contexte pour le moins complexe et pour contrer les initiatives japonaises que la Chine, alors très affaiblie, s’appuie sur une diplomatie informelle mise en œuvre par ses intellectuels basés au Moyen-Orient tels que Muhammad Ma Jian (1906-1978).
Originaire du Yunnan, il compte parmi les premiers musulmans chinois à avoir été envoyé officiellement auprès de la plus haute autorité spirituelle, l’université Al Azhar au Caire, pour y parfaire sa connaissance de l’arabe et des Hadîth. Ma Jian entre notamment en contact avec les Frères musulmans.
Grand exégète du Coran en langue chinoise, Ma Jian formera plusieurs générations d’arabisants à son retour en Chine. En 1955, on le verra assister Zhou Enlai à la conférence de Bandung (1955) comme interprète lors de ses discussions avec Nasser. En ce sens, Pékin cultive les prémices d’une politique arabe dans le contexte de guerre froide et de la théorie des Trois mondes de Mao.
Da Pusheng (1874-1965) compte aussi parmi ces intellectuels arabisants. Renommé pour sa contribution à un enseignement islamique moderne, il aura, au cours d’une tournée au Moyen-Orient à la fin des années 1930, et à l’instar de son compatriote Ma Jian, appelé les musulmans du monde à soutenir la Chine contre l’invasion japonaise. Il sera l’un des architectes du rapprochement avec l’Arabie saoudite mais aussi avec le Pakistan et l’Indonésie dès la proclamation de la République populaire de Chine en 1949.
Sa participation au « mouvement pour la paix mondiale » du gouvernement chinois, comme s’en fait l’écho l’Association islamique de Chine, et son exhortation des élites musulmanes chinoises à développer les pèlerinages à La Mecque vont de pair avec des visites de délégations musulmanes étrangères, cette fois-ci à destination de la Chine.
La guerre froide retardera de plusieurs décennies le processus des reconnaissances diplomatiques en faveur de Pékin. Toutefois, avec l’intégration de la Chine populaire au sein du Conseil de sécurité de l’ONU en 1971, aux dépens de la République de Chine (Taïwan), la situation internationale change.
La même année, le Liban et le Koweït établissent des relations avec Pékin tandis que la capitale chinoise reconnaît unilatéralement les pétromonarchies du Golfe. Au Moyen-Orient, Pékin vise un rapprochement avec les deux grands producteurs d’hydrocarbures que sont l’Iran et l’Arabie saoudite.
Du tournant des années 1980 à nos jours
La guerre que se livrent l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de l’Ayatollah Khomeiny de 1980 à 1988 permet à la Chine de se positionner au-delà de la faille belligène qui oppose les camps sunnite et chiite en livrant de l’armement aux deux camps. Cela restera jusqu’à aujourd’hui encore une des constantes les plus pragmatiques de sa politique étrangère.
Ainsi, au lendemain de la cessation des hostilités, la Chine propose à l’Iran la construction de son premier métro et réussit dans le même temps à vendre à l’un de ses principaux adversaires, l’Arabie saoudite, des missiles Dong Feng 3 (DF-3) « Vent d’Est » (proches des SS-5 soviétiques).
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Alors que Riyad n’entretient pas encore de relations officielles avec Pékin, cette vente apparaît comme l’une des plus grandes victoires diplomatiques de la Chine dans la région. Avec une portée de 2 700 kilomètres, ces missiles, achetés au nombre de trente-six jusqu’en 1997, permettent à l’Arabie saoudite de tenir désormais ses rivaux (Israël y compris) en respect.
Conquérir de nouvelles parts de marché et damer le pion à Moscou constituent les objectifs prioritaires assignés par Deng Xiaoping à la diplomatie chinoise dans la région. Cette politique va se traduire par une reconnaissance des États membres du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis, Qatar) et vise à consolider la politique de la Chine en matière de sécurité énergétique.
La diplomatie du pétrole (shiyou waijiao) concentre la plupart des préoccupations de la Chine dans ces territoires musulmans, notamment en ce qui concerne ses relations établies officiellement avec Riyad en 1990. Neuf ans plus tard, la Chine et l’Arabie saoudite signent un partenariat stratégique, lequel sera renforcé à la suite de la visite du chef de l’État Xi Jinping en 2016, puis assorti de livraisons d’armes, missiles conventionnels à moyenne portée ou, plus récemment, de drones.
Un élargissement tous azimuts des relations bilatérales
En 2019, les exportations saoudiennes vers la Chine, premier pays client, se sont élevées à 48 milliards de dollars. La même année, les importations saoudiennes en provenance de Chine, premier pays fournisseur, se sont élevées à près de 29 milliards de dollars, portant le volume global des échanges à près de 77 milliards de dollars. Ces derniers ne s’élevaient qu’à 500 millions de dollars en 1990.
Si les hydrocarbures (pétrole en tête) constituent encore la pierre angulaire de la relation, cette dernière a fait l’objet d’une recomposition sensible ces dernières années du fait de la volonté de Pékin de diversifier ses points d’approvisionnement (Iran, péninsule arabique, Afrique et Amérique latine) et d’élargir la coopération à d’autres domaines (culture, apprentissage du chinois, échanges universitaires, militaires et diplomatiques).
Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a rappelé lors de sa visite à Riyad le 24 mars 2021, l’importance de ce partenariat stratégique global et les deux pays sont parvenus à un consensus important sur plusieurs sujets.
L’un d’eux consiste à poursuivre le développement des relations économiques et surtout, pour l’Arabie saoudite, de préparer l’après-pétrole. Dans cette optique, le savoir-faire de la Chine dans le domaine du nucléaire civil a retenu tout particulièrement l’attention des autorités saoudiennes.
Dans le même temps, les deux États ont rappelé leur attachement à la non-prolifération nucléaire et leur attachement à trouver une issue pacifique au conflit qui embrase le Yémen. Partant, il s’agit naturellement pour la Chine d’établir un juste équilibre dans la relation complexe qu’elle entretient tant avec Riyad qu’avec son grand rival régional, Téhéran, mais aussi avec le Qatar ou les Émirats arabes unis.
La diplomatie chinoise accorde une grande importance aux sommets sino-arabes, dans lesquels le rôle de l’Arabie saoudite reste déterminant. Le développement des accords de libre-échange dans la région du Golfe, que Pékin entend promouvoir, et l’attachement tant de l’Arabie saoudite que de la Chine à faire respecter leur souveraineté respective en termes de gouvernance ou, sur le plan idéologique, par rapport à la question des droits de l’homme, augure la promotion d’une relation bilatérale à la fois stable et renforcée pour les années à venir.
Cette coopération est d’autant plus souhaitée à Riyad que la pandémie de la Covid-19 a provoqué un net ralentissement de l’économie saoudienne et que le fameux projet « Vision 2030 » porté par le Prince héritier Mohammad ben Salman risque d’être fortement remis en cause. L’énorme défi auquel le royaume saoudien est confronté risque d’avoir des répercussions sociales et politiques bien au-delà du pays. Autant de risques qui apparaissent comme des opportunités pour la Chine d’articuler le projet BRI au projet saoudien « Vision 2030 » ; deux projets qui convergent dans le sens d’une certaine démesure.
Les relations énergétique et commerciale soutenues entre Riyad et Pékin ne devraient pas connaître d’inflexion notable à court et moyen terme. Aussi, la nouvelle donne du retour des talibans à Kaboul devrait installer dans la durée une relation plus étroite entre le Pakistan et l’Arabie, non sans concurrence avec le Qatar ou l’Iran, ce qui accentuera le continuum stratégique entre Pékin, Islamabad et les talibans, essentiellement pour des raisons de stabilité et de sécurité.
Cela élargirait la relation à un autre champ que le pétrole (alors que la dépendance a été réduite ces dix dernières années), qui reste pour l’instant un élément encore majoritaire des liens Pékin-Riyad. Pour autant, l’idée selon laquelle la Chine pourrait, au cours de la prochaine décennie, remplacer globalement les États-Unis au Moyen-Orient relève à ce stade d’une spéculation hasardeuse qui ne tient pas compte de la complexité factuelle contemporaine.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris
Cet article a été initialement publié sur The Conversation le 04/10/2021 sous licence Creative Commons. Vous pouvez retrouver ici l’article original.
Image de couverture : Fayez Nureldine/AFP