Publié le : 22/02/2022 – 11:45
RFI : Coopération dans l’Indo-Pacifique: quelles stratégies pour la France et l’UE?
Texte par : Jelena TomicSuivre
Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la France organise ce mardi 22 février, à Paris, un forum ministériel pour la coopération dans l’Indo-Pacifique. Ce rendez-vous diplomatique, le premier dans ce format, réunira les chefs de la diplomatie des 27 États membres de l’UE, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ainsi que plusieurs ministres des Affaires étrangères de la région Indo-Pacifique.
Ce sommet sera l’occasion d’échanger sur les grands sujets prioritaires de l’UE dans ce XXIe siècle, avec au menu, les enjeux globaux, la sécurité et la défense, et enfin la connectivité et le numérique.
L’Indo-Pacifique, selon la définition de la France, s’étire des côtes est-africaines jusqu’à la Polynésie. Cette vaste zone géographique intègre deux grands espaces maritimes : l’océan Pacifique et l’océan Indien par lequel transitent les routes maritimes majeures qui relient l’Asie à l’Europe. La région revêt donc une importance capitale pour les échanges commerciaux de l’UE, d’où l’importance de la sécurité et de la stabilité.
« Le concept ou notion d’Indo-Pacifique a d’abord été lancé par le Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2007, rappelle Emmanuel Véron, enseignant chercheur à l’école navale et spécialiste de l’Asie. Cette théorie a été reprise par l’administration Obama, notamment sous la houlette d’Hillary Clinton en 2009-2010, pour devenir progressivement un dessein diplomatique et stratégique, des Japonais puis des Américains, pour contenir la puissance chinoise et essayer de tisser des réseaux diplomatiques avec les démocraties de cette région. »
► À écouter: Indo-Pacifique: un concept qui fait débat
Les intérêts de la France dans l’Indo-Pacifique
Dotée d’un immense domaine maritime, la France a sans conteste un poids politique, diplomatique et stratégique dans cette région.
« La zone économique exclusive (ZEE) française est d’environ 11 millions de km2. Plus de 85-90% de ces surfaces maritimes sont dans les parties ultramarines, c’est quelque chose d’immense, souligne Emmanuel Véron. La vision Indo-Pacifique française mûrit graduellement au début de la mandature du président Emmanuel Macron sur deux voies essentielles. La voie diplomatique avec l’élaboration d’une ligne officielle qui présente les enjeux stratégiques, diplomatiques, économiques et environnementaux de cette immense zone dans laquelle la France a une partie prenante importante. Et la voie du ministère des Armées qui développe sa propre feuille de route sur la dimension stratégique de la présence militaire française dans la zone, y compris des exercices communs avec l’Inde, une partie de l’Asie du Sud-Est, le Japon, les États-Unis ou encore l’Australie. »
Mais suite à l’annulation par Canberra du « contrat du siècle », un méga contrat portant sur l’achat de sous-marins français, la France est encore plus déterminée à mener sa propre stratégie de coopération. Ce revers diplomatique a jeté une lumière crue sur la complexité et les rapports de force au sein de l’Indo-Pacifique.
« On voit bien qu’il y a en permanence des mouvements dans cet immense espace, dont la France essaye de tirer parti et de se positionner », explique Emmanuel Véron, citant comme exemple en Asie du Sud-Est l’Indonésie, immense État archipélagique qui cherche à prendre pied et à avoir une place dans le concert des nations Indo-Pacifique. La France a signé avec ce pays un contrat à plus de 8 milliards de dollars portant notamment sur l’achat de 42 chasseurs Rafale.
« On est clairement sur des logiques d’industrie militaire, d’industrie navale et de vente d’armements. Mais en matière diplomatique, militaire, aussi bien de manœuvres, d’exercices que d’échanges, c’est l’Inde qui constitue dans la zone Indo-Pacifique un partenaire très important. L’Inde, l’autre géant économique, démographique, historique de la région développe sa propre feuille de route et discute avec tout le monde, y compris avec les Français. Et cela s’inscrit dans la ligne politique, déjà initiée sous la présidence de François Hollande, avec l’ouverture des bases navales française en Océan indien à la Marine indienne. On est donc là face à un exemple assez concret de coopération militaire dans le cadre Indo-Pacifique. »
►À lire: Après la crise des sous-marins, la France cherche sa place dans l’Indo-Pacifique
Des objectifs autres que militaires
Selon Françoise Nicolas, directeur du Centre Asie à l’Institut français des relations internationales (Ifri), l’objectif de ce projet Indo-Pacifique porté par la France est de ne pas laisser cet espace devenir un terrain exclusif de concurrence entre les deux géants que sont les États-Unis et la Chine.
« L’objectif de la France et de l’Europe c’est précisément d’apporter une certaine stabilité et d’avoir des voies autres que celles des deux grands qui s’expriment dans cette zone. Cela passe par la volonté d’affirmer la liberté de navigation, c’est l’un des grands objectifs, mais c’est aussi la coopération sur l’exploitation des ressources et que cette exploitation soit faite en bonne intelligence et c’est aussi des objectifs de préservation de l’environnement.»
Le directeur de l’Ifri précise que la vision française et européenne de l’Indo-Pacifique n’est pas exclusivement militaire. La sécurité est définie de manière extrêmement large. Il s’agit d’aller au-delà de la dimension militaire, via la gestion de biens communs, la défense de l’environnement, la coopération aussi pour lutter contre le changement climatique. Tous ces objectifs se mêlent dans la grande stratégie Indo-Pacifique telle qu’elle est définie par la France et l’Europe.
Une ouverture des pays de l’Indo-Pacifique pour plus de multilatéralisme
Dans cette zone stratégique en proie à des tensions exacerbées par la rivalité sino-américaine, de nombreux pays sont favorables au développement d’un partenariat avec les pays membres de l’Union européenne. Emmanuel Véron estime que de nombreux États aspirent au multilatéralisme.
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« Il existe un certain nombre d’États, que ce soit en Asie du Sud-Est, en Asie du Sud ou des États insulaires d’Océanie, voire d’Asie du Nord-Est, qui souhaitent jouer pleinement le jeu multilatéral. La Chine pèse de tout son poids économique dans la zone. Et il y a beaucoup d’asymétrie dans ces rapports de force. Quand on regarde le travail d’influence diplomatique, d’influence économique de la Chine depuis une quarantaine d’années en direction des “petits” États d’Asie du Sud-Est (Laos, Cambodge) ou même des États plus dimensionnés (Thaïlande, Indonésie), on voit bien le degré d’interdépendance et les difficultés pour établir une feuille de route et avoir un contrepoids dans le cadre des règles des relations internationales contemporaines. »
L’enseignant chercheur de l’école navale estime que face aux ambitions hégémoniques de Pékin, l’Union européenne qui est un marché unifié, consolidé, parmi les plus importants au monde, si ce n’est le plus important, a un rôle à jouer.
« Beaucoup de ces États-là au sein de l’Indo-Pacifique attendent l’Europe, demandent l’Europe, ont besoin de l’Europe. L’UE doit se saisir de ces questions dans un cadre institutionnel et opérationnel afin de répondre à ces attentes et trouver une ligne commune pour construire les décennies qui viennent », conclut Emmanuel Véron.
Sortir du choix binaire Chine-États-Unis
Françoise Nicolas de l’Ifri fait le même constat: « Je pense qu’il y a une place pour d’autres acteurs. Car les pays directement impliqués et au cœur de cette vaste zone, je pense en particulier aux pays de l’Asean, ne veulent pas du tout être prisonniers de ce choix binaire entre la Chine et les États-Unis. Ils sont absolument ravis que d’autres acteurs se positionnent dans cet espace-là. L’Union européenne peut faire entendre une voix différente et essayer d’investir cette zone en jouant la carte économique, très largement délaissée ces derniers temps par les États-Unis et en allant au-delà de la dimension purement sécuritaire. »
Même si la coopération dans l’Indo-Pacifique fait partie des grands enjeux européens du XXIe siècle (connectivité numérique, question énergétique, climat, biodiversité, sécurité et défense) la réflexion sur la stratégie ne fait que commencer. Cette question demeure encore pour de nombreux pays membres de l’UE un sujet lointain, voire méconnu, qu’il faudra structurer au fil des rencontres et des échanges entre Européens et leurs partenaires de la zone Indo-Pacifique.