Penser la Nouvelle-Calédonie dans la stratégie indopacifique de la France (2/2)

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ThucyBlog n° 220 – Penser la Nouvelle-Calédonie dans la stratégie indopacifique de la France (2/2) par Marcello Putorti, le 26 mai 2022 (ThucyBlog).

Crédit photo : Thomas Cuelho (licence CCA).

La complexité politique calédonienne se structure par la superposition de clivages spécifiques au pays et en premier lieu sur son statut : indépendance, indépendance-association, autonomie, statu quo sui generis et à la répartition des compétences internes de ses institutions : provincialisation ou centralisme. Ces clivages institutionnels, s’agrègent à des problématiques mémorielles, juridiques, foncières et sociales issues du processus de décolonisation. S’il n’est pas question ici de répertorier des doctrines internationales et les nuances de chacune des formations qui composent le paysage politique calédonien qui en découle, la stratégie indopacifique fait ponctuellement l’objet d’un positionnement de la part des acteurs locaux.

L’indopacifique considéré selon les agendas politiques des acteurs locaux

D’une part, certains acteurs domestiques tentent d’embrasser le concept stratégique en lui donnant une déclinaison locale. C’est le cas du mouvement loyaliste, soutien à l’échelle nationale de la majorité présidentielle, Génération NC, qui dans la présentation de son projet « La réunification calédonienne » appelle de ses vœux la « création d’une base militaire européenne » (Metzdorf, 2022). Peu importe que l’UE ne dispose pas de telles compétences et que sa propre stratégie pour l’indopacifique appelle plus exactement à un « renforcement des capacités ainsi qu’une présence navale renforcée des États membres de l’UE dans la région indo-pacifique » (Commission Européenne, 2021), ce parti politique s’inscrit dans la perspective esquissée par le président Macron à Garden Island.

D’autre part, à l’issue de la consultation de décembre 2021 sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté, le Comité stratégique indépendantiste de non-participation (CSINP) rassemblant les principales formations indépendantistes, publiait un communiqué annonçant qu’il ne reconnaissait pas le résultat du vote dénonçant notamment « l’entêtement d’un gouvernement français incapable de concilier ses intérêts géostratégiques dans le Pacifique  et son obligation à décoloniser notre pays » (CSINP, 2021).

Les divergences d’ordre politique, internes à la Nouvelle-Calédonie, interrogent le sens que peut recouvrir la contribution du pays à la stratégie globale française.  Le risque étant que l’absence de réflexion partagée des enjeux locaux – calédoniens, en particulier – et nationaux – français en général – fasse échouer la résolution des défis qui se présentent à ces deux niveaux. La question est franchement formulée par l’actuel président de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou (issu du Parti de Libération Kanak, Palika, parti membre du groupe inter-partisan FLNKS), dont le 17ème gouvernement est le premier de la collectivité comportant une majorité issue de partis indépendantistes. Dans la conclusion de son « Discours de politique générale », en novembre 2021 à deux semaines de la troisième consultation, le président Mapou émettait un rapprochement entre le devenir du pays et la stratégie française pour l’indopacifique. Il appelait à ce que « l’État [français] et la Nouvelle-Calédonie envisagent les moyens qui leur permettent de concilier leurs positions pour servir au mieux les intérêts stratégiques partagés » (Mapou, 2021).

Enjeux identitaires et stratégiques de l’indopacifique

Très concrètement, différents sujets apparaissent comme intrinsèquement transversaux, à la fois domestiques et internationaux, politiques et stratégiques. L’appartenance de la communauté Kanak à l’espace culturel mélanésien, politiquement formalisé par le Groupe Fer de Lance (GFLM) en est un exemple significatif. Le GFLM est constitué de pays souverains (les Îles Salomon, la Papouasie Nouvelle-Guinée, le Vanuatu, Fiji) auxquels s’ajoutent les partis indépendantistes indonésien, le « Mouvement Unifié de Libération pour la Papouasie Occidentale » (MULPO), au titre de membre observateur, et calédonien, le FLNKS, à part entière. Depuis 2015, l’Indonésie est elle-même un membre associé.

Cet espace multilatéral constitue un bon exemple des risques et des opportunités que le contexte calédonien offre à la stratégie française. Groupement de partis politiques calédoniens indépendantiste, le FLNKS recherche de la part du GFLM un soutien politique comme ce fut le cas à la veille de la dernière consultation de 2021, où le GFLM soutenait, devant la Commission des questions politiques spéciales et de la décolonisation des Nations Unies, l’argumentaire du FLNKS souhaitant reporter l’échéance du 12 décembre 2021 pour la troisième consultation (Hufanen Rai, 2021). Recherchant des soutiens internationaux – le GFLM est formellement une alliance – le FLNKS est à la fois un acteur politique calédonien et dans le même temps un acteur international actif.

La Nouvelle-Calédonie en tant que collectivité, grâce à ses liens bilatéraux et multilatéraux, entretient des relations avec les pays membres du GFLM et ces liens constituent des opportunités de coopération et de rayonnement congruents avec les intérêts de la France dans son ensemble, comme c’est le cas pour des initiatives encourageant la francophonie dans la région (Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, 2022).

En se gardant de caricaturer les positions des acteurs politiques sur les enjeux internationaux, il n’est pas déraisonnable de considérer que le FLNKS n’est pas aligné sur les intérêts stratégiques conçus par la France à son échelle nationale. Pour autant, le FLNKS, par la diversité des partis et des sensibilités qui le composent et dont la lutte contre le colonialisme est formellement accompagné par l’État français, n’est pas non plus a priori, un acteur hostile aux intérêts de la France. On peut même considérer que la conscience politique Kanak est une opportunité d’influence française auprès des États de la région, à la faveur des liens mélanésiens de ces territoires. Ainsi, les relations que le FLNKS tisse, à son échelle et selon son propre agenda, avec le GFLM n’en sont pas moins des opportunités de rayonnement de la Nouvelle-Calédonie et potentiellement de la France en générale. En ce sens, la question identitaire et le processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie mêlent à la fois des risques de voir des acteurs internes avoir des positions internationales en contradiction avec les intérêts de la France et l’opportunité que les acteurs calédoniens, participent, à leur manière, à la stratégie française.

La question identitaire, dont la culture mélanésienne n’est qu’un aspect déclinable en autant de trajectoires historiques que compte le pays de communautés, nécessite un regard politique et local autant que stratégique et international. Ce double prisme gagnerait, de surcroit, à s’appliquer systématiquement aux grands enjeux économiques et sociaux calédoniens. L’approche de ces enjeux est elle-même en grande partie suspendue à l’issue du référendum de projet, dont le but est de sanctuariser une architecture institutionnelle et d’apporter une résolution politique aux nombreuses tensions politiques divisant le pays. Pour l’État, la principale difficulté sera de savoir articuler les enjeux locaux et internationaux sans déroger aux limites de ces compétences spécifiques sur le territoire et sans bousculer le difficile processus politique que poursuit la Nouvelle-Calédonie. Pour les acteurs calédoniens l’enjeu est d’intégrer aux réflexions politiques la dimension internationale systématique qui s’y attache. Des deux côtés, en somme, il est nécessaire de relier questions politiques et internationales.

La Nouvelle-Calédonie est un carrefour de la stratégie et de la politique qui témoigne de la dilatation de l’espace stratégique dans la sphère politique elle-même. Toutefois, Il serait grossièrement erroné de penser que le cas de la Nouvelle-Calédonie est particulier ou que ce brouillage des sphères politiques et stratégiques constitue une nouveauté. Interroger le rapport entre politique et stratégie est un lieu commun de la réflexion de la conflictualité. Cependant, cette conscience de la porosité des sphères ne semble pas donner lieu à une réflexion pratique en la matière. Les rapports de l’Assemblée nationale, en plus de marginaliser une réflexion partant des outre-mer pour penser les défis régionaux que la France se propose de relever, ne permettent pas de décliner les fins stratégiques en objectifs opérationnels, impliquant les enjeux politiques locaux, pourtant cruciaux pour incarner concrètement l’action de la France. Il semble alors qu’il faille se ramener aux préconisations du général André Beaufre pour qui une stratégie totale, dont le « rôle est de définir la mission propre et la combinaison des diverses stratégies générales, politique, économique, diplomatique et militaire » (Beaufre, 1963, p. 46), est nécessaire afin de ne pas subir le brouillage des champs qu’embrasse la stratégie. Cette appréhension stratégique de la politique n’est, semble-t-il, pas intégrée à la réflexion française.

Bibliographie 

BEAUFRE, André, Introduction à la stratégie [1963], Paris, Pluriel, 2012.

Comité stratégique indépendantiste de non-participation« Communiqué », 13 décembre 2021.

Commission Européenne« Questions et réponses : Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indopacifique », Bruxelles, 16 septembre 2021.

Gouvernement de la Nouvelle-CalédonieActualités et espace presse, « La francophonie célébrée en Papouasie », 23 septembre 2021.

HUFANEN RAI Max, « Déclaration au nom du groupe du Fer de lance Mélanésien »Groupe de Fer de Lance Mélanésien, 19 octobre 2021.

MAPOU Louis, Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, « Discours de politique générale », 25 novembre 2021.

METZDORF Nicolas, Génération NC« Présentation du projet réunification calédonienne », 16 février 2021.

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