États-Unis / Chine : un duel feutré… pour l’instant

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Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

La visite du secrétaire d’État Antony Blinken en Chine, les 18-19 juin derniers, une première depuis celle de Mike Pompeo en 2018, visait à amorcer un «dégel diplomatique» avec Pékin et à «maintenir les canaux de communication pour gérer de manière responsable la relation entre les États-Unis et la Chine». Si toutes les questions stratégiques régionales et globales ont été abordées, ce déplacement n’a (sans surprise) pas donné lieu à un réel dégel.

Pékin est aujourd’hui la priorité stratégique de Washington, et réciproquement. Les tensions structurelles se ressentent dans tous les domaines (économique, militaire, technologique et diplomatique). La relation bilatérale n’a jamais été aussi mauvaise depuis la guerre froide.

Anthony Blinken assis à une longue table avec Xi Jinping

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken en discussion avec le président chinois Xi Jinping à Pékin, le 19 juin 2023. Leah Millis/AFP.

L’interdépendance et l’hostilité

La dégradation continue de la relation bilatérale est indiscutable ; et pourtant, l’année 2022 a marqué un record dans les échanges commerciaux sino-américains.

Près de 700 milliards de dollars ont été échangés sur cette seule année, en dépit de la pandémie de Covid-19 et des tensions accrues en Asie, spécialement autour de Taïwan, et bien sûr la guerre en Ukraine en toile de fond.

Alors que l’administration Obama recherchait la «bonne distance» vis-à-vis de Pékin et optait plus largement pour la «retenue stratégique», l’administration Trump a considérablement accéléré la cristallisation du rapport de force dans les secteurs du commerce, des technologies, du militaire et du sécuritaire.

L’administration Biden (qui sera peut-être le premier président à ne pas se rendre en Chine depuis la reprise des relations au début des années 1970) poursuit une politique de containment de la Chine, pour freiner et contrer son influence toujours croissante.

Comment, dans ce contexte, expliquer les échanges record enregistrés en 2022 ?

L’historien Niall Ferguson a montré dès 2008 dans son ouvrage The Ascent of Money comment les Chinois (essentiellement les citadins) économisaient de l’argent qu’ils prêtaient aux Américains sous forme de bons du Trésor. Ces derniers étaient utilisés pour acheter les produits fabriqués en Chine. L’interdépendance n’a fait que croître avec le temps, y compris après la crise financière de 2008 d’une part, et la crise du Covid-19 d’autre part, malgré quelques réajustements (le fameux «découplage»). Rappelons que la Chine demeure le deuxième détenteur de la dette américaine.

L’interdépendance économique est devenue l’un des facteurs les plus déterminants de la relation sino-américaine. Elle s’étend progressivement à tous les domaines – industriel et financier, mais aussi stratégique. Le cas de Taïwan le montre bien : en cas de blocus du pays, les conséquences sur les chaînes d’approvisionnement auraient un impact sur le monde entier.

La contestation du modèle américain

À y regarder de près, la relation sino-américaine est toujours plus sophistiquée, fruit de l’interdépendance que nous venons d’évoquer et d’une connaissance réciproque sans cesse croissante.

Structurellement, chaque pas de l’un est un test pour l’autre. Ballon stratosphérique chinois survolant le territoire étatsunien, affirmation de Blinken, depuis Pékin, que la Chine ne livrerait pas d’armes à la Russie en guerre contre l’Ukraine, stations d’écoute chinoises installées à Cuba, relations avec l’UE, notamment dans les arbitrages sur la 5G chinoise ou la dissociation géoéconomique vis-à-vis de la Chine, incursions chinoises dans l’espace maritime et aérien de Taïwwan, etc. Surtout, Pékin comme Washington observent de près les fragilités et faiblesses de l’autre : économie, chômage, déséquilibres sociaux.

D’un côté, l’administration américaine, polarisée par la guerre en Ukraine et en continu par les «affaires indopacifiques» et les complications du multilatéralisme, doit faire des choix prioritaires ; de l’autre, Pékin, malgré ses difficultés économiques et sociales, accorde dans sa diplomatie de plus en plus de place aux pays émergents et en développement.

La contestation de la présence américaine en Asie-Pacifique s’est intensifiée dès les premières années du pouvoir de Xi Jinping, arrivé à la tête de la RPC en 2013. Côté américain, on a durant cette période créé ou intensifié des alliances an Indo-Pacifique, notamment à travers le Quad et l’AUKUS.

Au-delà de la région indopacifique, c’est le modèle américain en tant que tel qui fait l’objet d’une contestation élargie. Pékin est déterminé à discréditer le modèle de démocratie libérale et, derrière, la puissance américaine. Il s’agit, pour la RPC, de modifier l’environnement international post-1945 (droit international, normes et standards, cognition au sens physiologique) pour le «siniser».

En somme, derrière l’opposition entre les États-Unis et la Chine, on assiste à une rivalité entre des modèles politiques et de gouvernance. La RPC poursuit une stratégie d’intoxication et d’usure à l’égard des États-Unis. On peut distinguer deux axes majeurs : tisser une toile de relations asymétriques et de dépendances d’abord, puis, modifier l’environnement international post-1945 (droit international, normes et standards, cognition au sens physiologique) pour le «siniser» et le dominer.

Impossible G2…

Si dans les années 2000, certains observateurs évoquaient une gouvernance mondiale future qui serait régie par un G2 sino-américain, les deux puissances incontestables «co-gérant» la planète, cette hypothèse est aujourd’hui battue en brèche par les velléités chinoises de domination et de coercition.

La visite de Blinken a pu donner quelques très relatives avancées (surtout des points de discussion pour entretenir la relation entre les deux grands en dehors du cadre stricto stratégico-militaire), sur des sujets aussi variés que la coopération en matière de protection de l’environnement et le climat, le trafic de Fentanyl ou encore le sort de trois Américains emprisonnés en Chine. Mais les blocages demeurent très nombreux, et majeurs : Pékin reste inflexible sur la question de Taïwan et refuse de rétablir un contact de haut niveau entre responsables militaires chinois et américains. Sur ce dernier point, rappelons que le général Li Shangfu, placé sur la liste des sanctions américaines, a été récemment nommé ministre de la Défense…

La visite de quatre jours de la Secrétaire du Trésor, Janet Yellen, début juillet, n’a pas inversé la tendance. Sa venue, dans un contexte de fortes tensions, notamment sur les semi-conducteurs, a surtout été l’occasion pour elle d’affirmer son souhait que les deux pays se livrent une «concurrence saine».

Remarquons également que Pékin semble dissocier de plus en plus la diplomatie publique du rôle majeur des grandes firmes américaines (visites de Bill Gates, Elon Musk, etc.), perçues comme des acteurs importants des affaires internationales. La géoéconomie est un levier souvent employé par la diplomatie. À ce stade, la rivalité sino-américaine est, moins qu’un affrontement classique (politico-militaire), un bras de fer où les deux parties cherchent à prendre l’ascendant à travers le développement économique, l’innovation et la contestation du modèle politique de l’autre.

Alors que l’OTAN va ouvrir un bureau de liaison au Japon, le sommet de Vilnius de l’Alliance (11 et 12 juillet), en écho du front ukrainien, montre qu’elle intègre de plus en plus l’éventualité de l’ouverture d’un front en Asie, – une perspective que Pékin et Washington redoutent, mais jugent l’un comme l’autre plausible…

Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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