Pénuries de gaz et d’électricité, usines à l’arrêt, fermetures des écoles et des administrations, chute vertigineuse de la monnaie : la République islamique s’enfonce dans une crise sans précédent. Après sa débâcle en Syrie, Téhéran s’inquiète du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
16 janvier 2025 à 13h10
OnOn dirait un pays pétrifié. À cause des températures hivernales que les autorités ne semblent pas avoir anticipées, et qui ont été particulièrement basses sur l’ensemble du territoire iranien, notamment en décembre, où elles ont par endroits atteint − 20 °C. À cause aussi de la pénurie d’énergie sans précédent, gaz et électricité à la fois, conséquence notamment des aléas climatiques, qui a affecté la majorité des provinces, provoquant la fermeture des écoles, des universités et des administrations pendant plusieurs jours, et entraînant des manifestations dans plusieurs localités.
À cause encore de la pollution, de plus en plus insupportable dans les grandes villes, de la paralysie de l’économie, d’une inflation à près de 35 %, de la chute sans fin de la monnaie (aujourd’hui il faut 800 000 rials pour un dollar), conséquence de la perte de la Syrie, de la défaite du Hezbollah et, surtout, de l’arrivée prochaine au pouvoir de Donald Trump.
« Quand les écoles et les administrations ne ferment pas à cause du manque de chauffage, elles y sont contraintes à cause de la pollution,déplore Afsaneh, une habitante de Téhéran dont l’entreprise familiale de confection ne travaille plus qu’à 30 % de sa capacité, en raison du manque d’électricité. C’était encore le cas samedi et dimanche derniers. Il y a toujours une raison pour que le pays soit à l’arrêt. Quand les gens se rencontrent dans la rue ou ailleurs, la première chose qu’ils se disent, c’est : “Tu te rends compte de ce qui nous arrive !” »
« C’est jusqu’au régime qui est complètement pétrifié, reprend Afsaneh. Alors que la situation est totalement dramatique à tous les points de vue, il ne prend aucune décision. Aucun responsable ne s’exprime sur aucun des problèmes de l’Iran. On sent le nizem[régime – ndlr] paralysé à l’idée du retour au pouvoir de Donald Trump, avec pour conséquence une possible attaque israélo-américaine. »
« Tout le monde dit que cela ne peut plus durer,insiste Maryam, une autre Iranienne. On se dit qu’il va forcément se passer quelque chose. Mais personne ne sait quoi. »
Industries à l’arrêt
Cette pénurie d’énergie, avec un déficit quotidien d’au moins 260 millions de mètres cubes de gaz par jour, selon des chiffres officiels, porte un coup terrible à une économie déjà exsangue. Si les politiques font silence, les responsables de certains secteurs économiques, en revanche, s’alarment. Dans une interview accordée fin décembre à la télévision d’État, un dirigeant de l’immense complexe industriel d’Abbas Abad, au sud-est de Téhéran, faisait ainsi savoir que les industries qui y sont localisées étaient confrontées à des coupures de courant pouvant aller jusqu’à quatorze heures par jour.
Dans l’industrie sidérurgique, les pertes annuelles dues à la pénurie sont estimées à environ 4 milliards de dollars par le directeur de la chambre de commerce d’Ispahan, Amir Kashani, cité par l’agence économique iranienne Bourse Press. Et selon le représentant des employeurs au Conseil suprême du travail, Ali-Asghar Ahaniha, « 50 % des parcs industriels iraniens ont été contraints de cesser leurs activités en raison de coupures de courant ».
Pas moins de 80 centrales électriques ont aussi fermé, a-t-il ajouté dans une interview accordée, le 11 janvier, à Tasnim, une agence de presse contrôlée par les Pasdaran (Gardiens de la révolution). Les élevages industriels de poulets et les laiteries sont également frappés de plein fouet.
Ironie de la situation, cette année – qui se terminera le 20 mars selon le calendrier iranien – avait été surnomméepar le pouvoir« l’année du bond en avant de la production ».
L’appel au secours d’Olivier Grondeau, détenu en Iran
C’est un appel à l’aide des plus dramatique qu’a lancé le 9 janvier depuis la prison d’Evin, près de Téhéran, l’otage français Olivier Grondeau, dont le nom était jusqu’alors tenu secret, pour alerter sur la détresse de ses deux codétenu·es, ainsi que la sienne, et appeler à leur libération. Et ce en autorisant sa famille à diffuser sur les antennes de Radio France des extraits de conversations téléphoniques échangées avec elle. Le Quai d’Orsay a donné son aval à cette diffusion.
Arrêté en octobre 2022 et condamné à cinq ans de prison, le touriste français, âgé de 34 ans, a décidé de rompre le silence après le rejet de sa demande de libération conditionnelle : « Je m’appelle Olivier, je suis retenu en otage depuis deux ans et trois mois par le gouvernement iranien. Dans ma situation, prendre la parole, c’est prendre un risque. Mais comme il y a risque, il y a espoir. Mais il m’en reste très peu. Je suis vraiment très fatigué. »
« Vous qui avez le pouvoir d’influer sur cette affaire, entendez cette vérité : les forces de Cécile, les forces de Jacques, les forces d’Olivier s’épuisent », a-t-il aussi déclaré, en référence à ses deux compatriotes Cécile Kohler et Jacques Paris, également détenu·es en Iran depuis 2022.
Sa sortie de l’anonymat a précédé de quelques heures l’annonce par sa famille de la libération de la Germano-Iranienne Nahid Taghavi, après quatre ans de détention. Et elle suit de quelques jours la sortie de prison et le retour chez elle d’une journaliste italienne, Cecilia Sala, arrêtée alors qu’elle se trouvait légalement en Iran avec un visa de presse. Sa libération fait suite à celle de Mohammad Abedini, un Iranien arrêté à Milan sur ordre des États-Unis, qui l’accusent d’avoir contourné les sanctions américaines contre l’Iran.Voir plus
Ce qui met en rage une large partie de la population, c’est que l’Iran possède les deuxièmes plus grandes réserves de gaz au monde et les troisièmes plus grandes réserves de pétrole. Mais elle ne retient pas comme cause de son malheur les sanctions économiques internationales, en particulier américaines, pourtant largement responsables du manque d’investissements dans le secteur de l’énergie, à commencer par les raffineries, et de l’absence de rénovation d’infrastructures à bout de souffle – leur obsolescence entraîne la perte de près de 25 % du gaz produit dans le pays.
Ce qu’elle dénonce, on le voit à la lecture de certains titres de la presse iranienne, c’est l’aide phénoménale que le régime a accordée au régime de Bachar al-Assad pour assurer sa survie ces quinze dernières années. À fonds perdus. À ce sujet, les journaux ont avancé des chiffres : quelque 30 milliards de dollars de prêts et d’aide militaire. Voire 50 milliards, selon des économistes occidentaux.
Les services de sécurité en état d’alerte
Il faut y ajouter les milliards investis dans le projet d’hégémonie régionale, dont le financement de ce que le régime appelle « l’axe de la résistance », qui va de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad, et inclut Sanaa, la capitale du Yémen, contrôlée par les rebelles houthis, « axe » qui paraît complètement désarticulé depuis le changement de régime en Syrie. Ces sommes, à l’échelle de l’Iran, sont considérables.
Curieusement, c’est le ministre de la justice islamique, le religieux ultraconservateur Gholamhossein Mohseni-Ejei, qui est intervenu pour déplorer l’actuelle situation, notamment l’incapacité pour certaines entreprises frappées par les pénuries d’énergie de payer leurs salarié·es – on observe déjà une multiplication de grèves. Aussi a-t-il d’ores et déjà alerté les services de sécurité pour leur demander de se tenir en état d’alerte, au cas où la situation se détériorerait davantage, pour réprimer d’éventuels soulèvements de la faim, comme cela s’était produit en 2019-2020.
Mais le commandement du corps des Gardiens de la révolution islamique n’a pas ce seul souci. Il montre à présent sa crainte qu’une fois Donald Trump installé à la Maison-Blanche, l’Iran fasse l’objet d’une attaque israélo-américaine en règle. Les récentes frappes de Tel-Aviv contre les défenses antiaériennes de l’Iran et ses capacités de production de missiles balistiques ont beaucoup inquiété à Téhéran.
La stratégie révolutionnaire cède le pas à une stratégie de défense nationale, organisée depuis le sol iranien.
D’où l’annonce, le 25 décembre 2024, par le général Gholamali Rachid, qui est à la tête du Khatam al-Anbiya, l’organisme qui supervise les opérations militaires au sein de la République islamique, de manœuvres « massives » et planifiées à l’échelle nationale, à la fois « offensives et défensives », sur terre, en mer et dans les airs, menées aussi bien par les Pasdaran que par l’artesh, l’armée régulière.
Baptisées « Eqtedar », « puissance » en persan, ces opérations dureront plusieurs mois (jusqu’à la mi-mars). Elles sont une façon pour l’Iran de montrer « la puissance de son équipement militaire face aux menaces israéliennes ». Mais en voulant faire de ces manœuvres un « moyen de dissuasion » et en leur donnant une large publicité, c’est plutôt de sa faiblesse que le régime témoigne.
Ces manœuvres sont les premières depuis le revirement stratégique décidé par la République islamique, qui a renoncé au concept de « défense avancée » qu’elle privilégiait jusqu’alors, c’est-à-dire à la protection du territoire depuis l’extérieur, via ses mandataires ou proxies. Désormais, la stratégie révolutionnaire cède le pas à une stratégie de défense nationale, donc organisée depuis le sol iranien, ce que le régime avait déjà commencé à mettre en place avant la déroute syrienne, comme l’a montré le tir, pour la première fois depuis le territoire iranien (et non par le Hezbollah), dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, de quelque 350 missiles et drones sur Israël.
Dans un système des plus opaque, percent aussi les premières dissensions jamais observées parmi les partisans les plus fidèles du Guide suprême et de la ligne la plus dure. Alors que toute critique contre Ali Khamenei est rigoureusement interdite et passible de prison, Bisimchimedia, un petit média proche des services de renseignement des Pasdaran, s’est permis, pour la première fois semble-t-il, de l’accuser de passivité dans sa réponse aux attaques israéliennes. En réaction, Tasnim News, l’agence plus officielle de l’armée idéologique du régime, a lancé, publiquement, un avertissement contre tout manquement de loyauté à son égard.
Suspension de la loi « hidjab et chasteté »
Tout montre que le pouvoir est sur le qui-vive. On observe ainsi un mutisme sans précédent des responsables iraniens vis-à-vis des États-Unis et même les déclarations du Guide suprême à son égard ont perdu de leur superbe. Ainsi regrettait-il récemment que Washington manifeste toujours une « rancune de chameau » (le chameau est supposé être très rancunier) envers la République islamique, laissant entendre que pouvoir iranien n’avait, en revanche, aucun grief sérieux à son égard et que lui-même ne s’opposerait pas à des négociations avec Donald Trump. La reprise des discussions sur le nucléaire à Vienne (Autriche), le 12 janvier, témoigne aussi des inquiétudes de Téhéran.
Cette fragilité du pouvoir s’explique également par la crainte d’un réveil de la rue, comme à l’automne 2022 après la mort de Mahsa Amini. Certes, la répression demeure absolument féroce, comme le montre la condamnation à mort, il y a quelques jours, de Pakhshan Azizi, une jeune humanitaire kurde, pour des activités relevant des droits humains les plus élémentaires, comme porter assistance à des femmes et à des enfants déplacé·es.
Cependant, à la surprise générale, le Conseil des gardiens de la Constitution islamique (l’équivalent d’un Conseil constitutionnel) a suspendu, le 15 décembre 2024, la nouvelle « loi sur le hidjab et la chasteté » qui avait été votée massivement par le Majlis (le Parlement) l’année précédente et s’avérait particulièrement répressive pour les bi-hidjab, les femmes se refusant à porter le voile obligatoire.
« Toute personne » qui commet le délit de « ne pas porter de voile ou de porter des vêtements inappropriés en coopération avec des gouvernements, des médias, des groupes ou des organisations étrangères ou hostiles » à la République islamique, « ou de manière organisée, sera condamnée à une peine d’emprisonnement du quatrième degré », soit de cinq à dix ans, prévoyait le texte, voté, dans un souci de provocation des Iraniennes, pour le premier anniversaire du décès de la jeune Kurde.
Le fait que le Guide suprême ait consenti à la suspension d’une loi que lui-même appelait de ses vœux et que cette suspension ait été validée par le Conseil national de sécurité, la plus haute instance chargée de la sécurité intérieure et extérieure, montre un régime sur la défensive. L’obligation de porter le voile étant la clé de voûte du système, celui-ci n’y a cependant nullement renoncé.
« En attendant, les Iraniennes sans voile sont à présent majoritaires dans les rues de Téhéran, quel que soit le quartier, souligne Afsaneh. Mais moi je le porte. J’ai déjà suffisamment de problèmes avec eux. »